Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

C’est à Marseille, lorsque j’étais directeur d’une usine de boîtes en rodoïd, que j’ai rencontré Gaston Berger. J’avais repris quelques contacts universitaires, dont certains, au moins, étaient intéressants. Il était philosophe et fabricant – je crois même qu’il fabriquait des boîtes, ou quelque chose de pas très loin de ce que je faisais. Nous étions en termes très amicaux. C’est un homme intelligent, il m’avait longuement parlé de la phénoménologie de Husserl. Nous sommes devenus assez bons amis. Quand nous sommes revenus à Paris, je sentais nos routes intellectuelles diverger ; je le voyais avide d’arriver à ce qu’il est arrivé, d’ailleurs, à l’Institut.

J’ai failli, d’ailleurs, être à l’Académie des sciences morales et politiques, c’est un peu ma santé qui m’en a empêché. On m’y poussait un peu – Tania aussi m’y poussait : elle attendait le moment où elle pourrait me photographier en habit d’académicien, l’épée au côté, avec un bonnet d’âne. C’est un plaisir qui lui sera refusé, je ne serai pas à l’Académie des sciences morales et politiques. C’est pour cela qu’on m’a fait faire l’un des textes que j’ai proposés pour l’anthologie : À quoi sert la science pure ?

J’ai gardé de Gaston Berger un bon souvenir. Il m’a fait faire des conférences à la Société de Philosophie de Marseille, et j’en ai fait une pour fêter en même temps l’anniversaire de la mort de Galilée et de la naissance de Newton. L’un est mort et l’autre est né la même année, à quelques semaines de distance. Une bonne occasion pour un rapprochement académique. Je ne confiais pas à Berger ce que je faisais dans la Résistance, mais je ne me méfiais pas de lui – je me méfiais plutôt de son inaptitude à être un résistant bien organisé – je savais qu’il était du bon côté. Quand j’ai fait cette conférence dans une vieille salle de la faculté des sciences, je me suis arrangé avec lui pour une sortie précipitée toujours possible – je craignais toujours l’arrivée de la Gestapo. Nous avions longuement étudié la topographie compliquée de ce vieux bâtiment, la possibilité de me précipiter par une porte s’ils entraient par l’autre, etc. J’avais des choix de manière à ce que ceux qui me poursuivent aient à parier pour une direction au lieu d’une autre, diminuant ainsi les chances d’être pris. J’avais donc de bons rapports avec Berger à cette époque-là, et je les ai gardés quand je l’ai revu à Paris.

Il m’a parlé de prospective. Il voulait m’engager, comme il a engagé Bloch Lainé et quelques autres. J’ai toujours refusé. Ça me paraissait de la futurologie, et il n’y a pas très longtemps, j’ai donné à l’UNESCO un article intitulé : “La futurologie a-t-elle un avenir ?” J’ai mis un point d’interrogation parce que je suis toujours très gentil… J’ai été surpris de voir là quelqu’un comme Bloch Lainé, qui me paraissait avoir plus de consistance que Berger – mais il n’était pas aussi fort que lui pour se pousser dans la vie. Gaston Berger était un as en la matière, pas du tout dans les nuées à ce moment-là. Pour le reste… croyait-il à ce qu’il disait en philosophie ? Je n’en sais rien. Je me souviens d’avoir eu des conversations avec lui, sur Hegel, notamment. J’ai lu sérieusement à peu près toute l’œuvre traduite des quatre grands de la philosophie allemande de cette époque-là : Fichte, Schelling, Hegel et Schopenhauer. Ils sont classés : Fichte, c’est le moi, Schelling, c’est le non-moi, Hegel, c’est la combinaison du moi et du non-moi et Schopenhauer renverse le tout. Je comprends bien Schopenhauer, il est vraiment clair. Je ne suis pas de son avis sur beaucoup de points, mais il est clair, un peu comme Kant. Par contre, il faut se familiariser avec son jargon. Par contre, je ne comprenais pas Schelling et Hegel, et j’avais l’impression que Schelling, qui est pétri de romantisme, de magnétisme, avait une sensibilité peut-être intéressante. Quant à Hegel… J’ai souvent demandé à Gaston Berger de m’expliquer : « Écoutez, je ne me considère pas comme inapte à comprendre des choses difficiles, je me débrouille généralement bien, mais je ne comprends pas Hegel. Est-ce que vous pourriez m’expliquer cette page ? » Je le mettais au pied du mur, il ne me l’expliquait pas. C’était le type de conversation avec un tricheur que l’on accule. Dans ces pages que je ne comprenais pas et qu’on ne pouvait pas m’expliquer, j’avais l’impression qu’il y avait une certaine poésie, quelque chose qui ne manquait pas d’intérêt, mais aucune vérité, rien de nouveau.

Dans ma série, La Science en marche, je devais faire une émission sur la prospective avec Gaston Berger et Bloch Lainé. Je les avais obligés à me faire un scénario bien fait, avec plan, etc. quelque chose de très différent de ce que ferait un écrivain – il y a longtemps que je me suis rendu compte qu’un écrivain n’écrit pas avec un développement en trois parties, introduction et conclusion, il commence tout de suite – mais pour ma série, c’est exactement comme ça qu’il faut faire, ce ne sont pas des entretiens journalistiques. Lui et Bloch Lainé se sont très bien soumis à mes conditions. Huit ou quinze jours avant l’enregistrement, j’apprends par la radio que Gaston Berger était mort dans un accident d’auto. J’ai un peu l’impression qu’il a eu une imprudence suicidaire. Il était malheureux entre sa femme et son fils. Son fils, qui est devenu un grand danseur et qui a été révolté contre son père qui aurait voulu qu’il fasse autre chose. Finalement, comme danseur, il est devenu plus célèbre que son père. Sa femme a été très malheureuse de venir à Paris, elle passait son temps à lui faire des reproches, disant qu’elle n’était bien qu’à Marseille. Elle n’avait aucune envie de remplir le rôle de femme d’académicien et ça la rendait malheureuse. Tout cela l’avait rendu très nerveux. Il est mort ayant tout de même atteint tous ses objectifs – il aurait pu être ministre…

J. M. : Justement, ayant atteint tous ses objectifs, il n’en avait plus : il est fréquent que les gens se mettent à mourir à ce moment-là.

F. L. L. : Exactement. J’ai peur de ne pas finir, même centenaire !

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un grand danseur


Le fils de Gaston Berger (1896-1960), qui est devenu un grand danseur, est Maurice Béjart (1927-2007).

[ BANDE VIII , face 2] F. L. L. : Je connaissais un peu Tazieff au moment de l’histoire du gouffre de la pierre Saint-Martin, je connaissais aussi, séparément et sans que l’un sache que…