Une anecdote comique à Dora [ce titre se trouve dans le manuscrit]
Les souvenirs horribles de Dora ne manquent pas, je ne tiens pas à les rappeler. C’est plus dans ma nature de parler de ce qui est positif. Il y avait dans ce monde horrible et absurde des moments burlesques, cocasses et comiques. Il n’y en avait pas beaucoup et nous n’avions pas tellement envie de rire, même quand ils se produisaient. Si on avait envie de pleurer, on ne pouvait pas parce que nous n’avions plus d’eau dans les yeux ; quant à rire, ça n’arrivait guère. Un de mes camarades m’a dit un jour : “Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as ri deux fois en quinze jours !”.
Pourtant, il y avait des choses burlesques.
J’avais retrouvé à Dora un détenu qui était beaucoup plus ancien que moi. Je crois qu’il était un 43.000, j’étais un 77.000. Il s’appelait Varin. C’était un joueur d’échecs. Il a su que j’étais là – je ne sais pas par quel hasard. Il connaissait quelques uns de mes livres d’échecs. Comment, aimant le jeu d’échecs peut-on savoir qu’un auteur de livres d’échecs se trouve dans une ville de 50.000 habitants ? Il faut dire qu’on se regroupait un peu par nationalité… Enfin, il a réussi à me trouver et s’est arrangé pour me voir. Il n’était ni dans le même bloc que moi, ni dans le même atelier. Il avait réussi à trouver une bonne planque comme magasinier. Il pouvait être assis et avait à donner du matériel quand on lui apportait une fiche. Il lui est arrivé un jour une aventure qu’il m’a racontée :
Quand on travaillait dans le tunnel, on avait un arrêt au milieu de la journée de travail de douze heures. Après ces douze heures, il y en avait douze autres de corvées. L’arrêt était signalé par une grande sonnerie. Il durait un quart d’heure ou une demie-heure. Dès qu’on entendait la sonnerie on dormait – on tombait de sommeil, toute notre vie, on tombait de sommeil – jusqu’à ce que la sonnerie nous réveille. Il fallait se remettre tout de suite au boulot, il ne s’agissait pas de s’amuser. Il était donc à sa table, en train de faire la comptabilité d’un stock. Pendant qu’il travaillait, un SS circulait derrière les gens de son magasin. Ce SS, on le connaissait bien ; c’était plutôt un bon SS, chose rare, un vieux pequenot, un paysan, probablement analphabète, trop âgé pour aller sur le front. Il n’était pas connu comme tortureur.
Il avait le droit de nous donner un coup de poing, c’était un droit, ou de nous arracher les oreilles s’il voulait, mais il ne le faisait pas. C’était un homme de petite taille. Un jour, donc, que Varin écrivait à sa table, il se rend compte que le type s’arrête derrière lui et regarde ce qu’il fait. Mais le SS était fatigué aussi, et tandis qu’il regardait Varin écrire, son menton s’est appuyé sur le crâne du prisonnier et il s’est endormi… C’était grave. Varin ne devait pas bouger la tête et le réveiller, il osait à peine respirer et il se demandait ce qui allait se passer. Ce SS n’était pas féroce, mais il n’était tout de même pas tendre et après tout, un coup de poing, ce n’est pas grand chose. A un moment donné, il s’est réveillé et a continué sa ronde…
Les souvenirs horribles de Dora ne manquent pas, je ne tiens pas à les rappeler. C’est plus dans ma nature de parler de ce qui est positif. Il y avait dans ce monde horrible et absurde des moments burlesques, cocasses et comiques. Il n’y en avait pas beaucoup et nous n’avions pas tellement envie de rire, même quand ils se produisaient. Si on avait envie de pleurer, on ne pouvait pas parce que nous n’avions plus d’eau dans les yeux ; quant à rire, ça n’arrivait guère. Un de mes camarades m’a dit un jour : “Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as ri deux fois en quinze jours !”.
Pourtant, il y avait des choses burlesques.
J’avais retrouvé à Dora un détenu qui était beaucoup plus ancien que moi. Je crois qu’il était un 43.000, j’étais un 77.000. Il s’appelait Varin. C’était un joueur d’échecs. Il a su que j’étais là – je ne sais pas par quel hasard. Il connaissait quelques uns de mes livres d’échecs. Comment, aimant le jeu d’échecs peut-on savoir qu’un auteur de livres d’échecs se trouve dans une ville de 50.000 habitants ? Il faut dire qu’on se regroupait un peu par nationalité… Enfin, il a réussi à me trouver et s’est arrangé pour me voir. Il n’était ni dans le même bloc que moi, ni dans le même atelier. Il avait réussi à trouver une bonne planque comme magasinier. Il pouvait être assis et avait à donner du matériel quand on lui apportait une fiche. Il lui est arrivé un jour une aventure qu’il m’a racontée :
Quand on travaillait dans le tunnel, on avait un arrêt au milieu de la journée de travail de douze heures. Après ces douze heures, il y en avait douze autres de corvées. L’arrêt était signalé par une grande sonnerie. Il durait un quart d’heure ou une demie-heure. Dès qu’on entendait la sonnerie on dormait – on tombait de sommeil, toute notre vie, on tombait de sommeil – jusqu’à ce que la sonnerie nous réveille. Il fallait se remettre tout de suite au boulot, il ne s’agissait pas de s’amuser. Il était donc à sa table, en train de faire la comptabilité d’un stock. Pendant qu’il travaillait, un SS circulait derrière les gens de son magasin. Ce SS, on le connaissait bien ; c’était plutôt un bon SS, chose rare, un vieux pequenot, un paysan, probablement analphabète, trop âgé pour aller sur le front. Il n’était pas connu comme tortureur.
Il avait le droit de nous donner un coup de poing, c’était un droit, ou de nous arracher les oreilles s’il voulait, mais il ne le faisait pas. C’était un homme de petite taille. Un jour, donc, que Varin écrivait à sa table, il se rend compte que le type s’arrête derrière lui et regarde ce qu’il fait. Mais le SS était fatigué aussi, et tandis qu’il regardait Varin écrire, son menton s’est appuyé sur le crâne du prisonnier et il s’est endormi… C’était grave. Varin ne devait pas bouger la tête et le réveiller, il osait à peine respirer et il se demandait ce qui allait se passer. Ce SS n’était pas féroce, mais il n’était tout de même pas tendre et après tout, un coup de poing, ce n’est pas grand chose. A un moment donné, il s’est réveillé et a continué sa ronde…