Lors d’une de ces réunions, à la pause thé, je dis à Émile Borel : « On vient de recevoir le calcul par ordinateur des 2000 décimales de π et de e. » J’ajoute : « Au fond, c’est peut-être un peu ridicule de chercher les décimales par ordinateur. De toute façon, elles sont distribuées d’une manière tellement irrégulière, au moins en apparence, comment dominer cette irrégularité par un examen de l’ordre de succession, ce n’est pas possible. » Je ne suis pas sûr de ne pas m’être trompé à ce moment-là. « On ne trouvera rien avec ces 2000 décimales de e et de π. À quoi cela peut servir ? » Il me répond : « Mais pas du tout ! Vous n’y êtes pas du tout ! Donnez-les moi vite ! » Je les lui ai données immédiatement et il les a emportées avec lui.
Le jour de la réunion suivante, à la pause thé, il me dit : « J’avais bien raison et je vous remercie de m’avoir donné ces documents. J’en ai fait une communication à l’Académie des sciences : la distribution des décimales n’est pas la même. La distribution des décimales est beaucoup plus proche de la probabilité du déci-normal dans π que dans e où il y a un peu plus d’écart par rapport au dixième. » Je n’ai pas le droit de penser autre chose que ce que pensait Émile Borel, mais au fond de moi, j’avais une réticence.
J’en parle à Fréchet, je lui raconte ce que pense Borel et il me dit : « Mais c’est idiot ! C’est parce que vous aviez les 2.000 premières, si vous en aviez eu un milliard, ça aurait peut-être changé dans l’autre sens, et un milliard de milliards, encore dans l’autre sens, etc. Vous n’en savez rien de cette manière-là. » On n’a pas résolu le problème de qui a raison de Borel ou de Fréchet – je me sens de cœur du côté de Fréchet. C’est mon instinct qui me dit cela, bien entendu. J’ai repensé à cette histoire assez souvent. Au fond, j’ai pensé toute ma vie au nombre e et au nombre π. Pas tellement à leur expression en décimales.
Avant la guerre, j’avais en préparation un autre livre qui ne paraîtra jamais sur le nombre π, un bon gros livre plein de merveilles sur π : toutes les manières de l’aborder comme une cruche qui aurait des tas d’anses.
On peut le saisir évidemment par les cercles et leurs diamètres, mais on peut le prendre aussi par l’analyse, par des nombres entiers, par des probabilités – vous connaissez la probabilité pour que deux nombres entiers soient premiers entre eux ? On pourrait faire ça dans un music-hall, ça aurait un effet très Uri Geller : vous demandez à deux personnes qui ne sont pas des compères de vous dire deux nombres entiers, aussi grands, aussi petits qu’ils veulent, puis à deux autres personnes, etc. Pour que ça fasse un effet impressionnant, il faudrait avoir une centaine de couples et des gens qui ne sont pas des compères. Vous aurez donc cent couples de nombres. Combien seront premiers entre eux ? et combien ne le seront pas ? C’est 6/π2. Remarquez, c’est pratiquement 0,6. Donc, on peut introduire π par les probabilités.
On peut l’introduire par l’aiguille de Buffon : vous laissez tomber une aiguille par terre, sur les raies du plancher, et vous trouverez un grand nombre de fois le nombre π si vous prenez une aiguille égale à la moitié de la distance de deux raies – en fait, vous introduisez des cercles idéaux sur le parquet.
C’est une chose qui m’avait toujours intéressé et je voulais faire ce livre que je ne ferai pas. J’ai un ami qui me le reproche de temps en temps, chaque fois qu’il vient en France, c’est Bovet, le prix Nobel de physiologie de médecine. C’est un grand ami. Il est suisse, voulait être naturalisé Français mais on lui a refusé son dossier de naturalisation parce qu’on le trouvait trop à gauche. Il est allé en Italie et là on a été très heureux de l’accueillir et il a été prix Nobel.
J. B. Pourquoi un physiologue s’intéresse-t-il au nombre π ?
F. L. L. Bovet a une très bonne culture et une culture mathématique qui n’est pas négligeable. Et il s’y intéresse. Heureusement, il n’y a pas que des gens qui sont spécialisés.
Je reviens au nombre π et à ses décimales qui ne sont qu’un aspect de l’intérêt que je porte à ce nombre, et au nombre e. Ils font d’ailleurs partie de ma collection de nombres remarquables. Ma collection est unique au monde. Peu de collectionneurs n’ont pas de rivaux !
Ce sont deux nombres transcendants. Cela veut dire qu’ils ne sont pas racines d’équations algébriques. C’est plus mystérieux que les équations comme ax2+ bx + c, qui ont deux racines. Vous pouvez prendre du trente-cinquième degré, du millième degré, peu importe, ça a toujours un certain nombre de racines, autrement dit de solutions, qu’on appelle des nombres algébriques si les coefficients sont entiers. Mais il y a des nombres qui ne peuvent être solution d’aucune équation algébrique, quelle qu’elle soit, ce sont les nombres qu’on appelle les nombres transcendants. π est un nombre transcendant et e aussi. Leur transcendance a été trouvée il y a un siècle, j’ai d’ailleurs fêté la découverte de la transcendance de e en 1973 car elle a été trouvée en 1873 – je ne crois pas que je fêterai l’anniversaire de la découverte de la transcendance de π en 1982.
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communication à l’Académie des sciences
Il y a en effet sur ce sujet une note de Borel aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, elle a été communiquée le 28 mai 1951 (et elle est parue dans les Comptes rendus, tome 232, p. 1973-74). Elle s’appelle Les décimales de e et de π. Elle fait état de 2000 décimales de π et de 2500 décimales de e calculées par des ordinateurs (et de travaux de von Neumann). Comme tous les lecteurs s’en seront aperçus, il y a une petite erreur à la fin de la note. MA
livre plein de merveilles sur π
Il existe un livre plein de merveilles sur π, c’est Le fascinant nombre π, de Jean-Paul Delahaye (paru en 1997 dans la collection Belin-Pour la science). MA
La transcendance de e a été démontrée par Charles Hermite en 1873, celle de π par Ferdinand von Lindemann en 1882. MA
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