LES CATEGORIES DU DISPARATE [ce titre se trouve dans le manuscrit]
L’histoire de ma chute dans le disparate est assez intéressante dans son ordre chronologique.
Je l’ai subi inconsciemment certainement très, très tôt.
Puis, au moment [où] je l’ai découvert, au moment des études secondaires, mais à demi consciemment, je l’ai accepté, et je m’en suis délecté. C’est la deuxième phase. Sur le plan culturel, étant au lycée, lettres et sciences, par exemple.
C’est le fait de beaucoup d’autres, bien sûr, mais j’y trouvais un grand plaisir. Je devais avoir douze ou treize ans. Je crois que beaucoup d’enfants sont comme moi et n’aiment pas seulement la lecture, mais aussi regarder des flammes, c’est un disparate banal mais à la portée de tous – j’aime toujours regarder les flammes, les nuages, c’est bien, les chutes d’eau, c’est mieux que les nuages et les flammes, c’est encore mieux. A tel point que je comprends très bien les pyromanes. J’ai vu plusieurs incendies, c’est merveilleux, ça vaut la lecture d’un livre, ça change tout le temps, c’est formidable.
En 48 ou 49, je me suis trouvé dans un incendie dans la forêt de Fontainebleau. J’avais été invité par un riche marchand d’acier – c’est lui qui m’avait accueilli après la guerre, au moment où je n’avais plus rien, même pas de pantalon.
Ce milliardaire a mis à ma disposition une maison avec un beau parc, une de celles qu’il possédait un peu partout dans le monde, avec une dizaine de domestiques. J’ai commencé à me refaire ma santé chez lui. Je dormais à peu près dix-huit heures par jour : une longue nuit de douze heures, petit déjeuner, aussitôt après le petit déjeuner, je faisais une bonne sieste, ensuite, je marchais un peu, quelques mètres – le parc qui était à ma disposition était un peu trop grand pour moi –, je revenais déjeuner, une longue sieste de nouveau. Plus tard, j’ai eu la permission de travailler un peu : j’avais une dactylo qui écrivait des lettres pour moi et j’ai retrouvé, petit à petit, j’ai retrouvé les uns et les autres, quelques amis et des gens illustres que je connaissais. J’avais droit à une demi-heure de dactylo au début, puis une heure, et j’ai finit par me refaire un fichier.
Ce monsieur n’avait pas été un grand résistant, mais il n’avait pas été collabo, enfin, il était très content d’accueillir un déporté après la guerre. Il avait accueilli aussi une ancienne déportée qu’il m’a fait connaître. Elle revenait de Ravensbrück. Un jour, nous sommes tous allés déjeuner dans la forêt de Fontainebleau où elle avait une petite maison – inutile de dire que mon richissime ami payait tout largement. Il nous avait amenés en auto chez elle, c’était une bonne cuisinière, nous avons fait bombance. Ce devait être en juillet ou en août, au moment des incendies de forêt. Un incendie s’est déclaré et les flammes se sont dirigées vers nous. J’étais fasciné, les flammes, le bruit, les craquements, le bois qui crépite, l’odeur. Il avançait à une vitesse terrible.
Nous nous sommes dit qu’il fallait fuir, et nous sommes tous partis. Mais elle ne voulait pas, c’était sa maison – elle n’aurait pas dû se biler, la maison ne valait pas cher et notre ami lui en aurait offert une autre certainement, très gentiment. Nous partons, et les flammes nous suivaient. Elles avançaient à la vitesse d’un homme qui marche d’un bon pas. Nous nous sommes arrêtés au bout d’un moment, dans un endroit où il n’y avait plus rien à craindre, et nous sommes rendus compte qu’elle n’était pas là. Une chose m’a surpris désagréablement, ils ont tous dit : “ Quel malheur, elle est restée parce qu’elle ne voulait pas quitter sa maison !”
Je n’ai pas une mentalité de saint ou de héros, mais ça ne m’allait pas du tout et je leur ai dit : “Je vais la chercher.” “N’y allez pas, vous êtes fou !” J’avais bien calculé et je ne considérais pas la situation comme perdue, je voyais qu’une action était possible à condition de ne pas perdre son temps à déplorer. J’ai retraversé les flammes, ce n’était pas des flammes terribles, mais enfin, ça brûlait à droite et à gauche et ça pouvait prendre à mes vêtements. Il n’y avait pas beaucoup de chemin à faire, mais dans ces cas-là, on calcule mal les distances. Je l’ai retrouvée dans sa maison, dans un îlot de flammes, je lui ai fait prendre deux draps complètement mouillés, un sur sa tête, un sur la mienne, et je lui ai ordonné de venir. Il fallait lui donner des ordres secs pour qu’elle obéisse. Nous sommes revenus, et je me souviens très bien de leur étonnement : nous étions tous les deux bien vivants, et je portais dans une main une bouteille de Bordeaux, dans l’autre main une petite édition de Saint Evremond que j’avais retrouvée. J’aime beaucoup Saint Evremond, un écrivain un peu oublié et qui ne manque pas d’intérêt, un demi Voltaire, en quelque sorte, un esprit intéressant entre le XVII ème et le XVIII ème.
Mais les flammes me fascinaient, une fois que nous sommes arrivés, les autres voulaient s’en aller, je voulais rester, pour voir les flammes.
Les flammes exercent une fascination très grande, les chutes d’eau aussi, mais moins, les nuages, encore moins, et l’herbe.
L’histoire de ma chute dans le disparate est assez intéressante dans son ordre chronologique.
Je l’ai subi inconsciemment certainement très, très tôt.
Puis, au moment [où] je l’ai découvert, au moment des études secondaires, mais à demi consciemment, je l’ai accepté, et je m’en suis délecté. C’est la deuxième phase. Sur le plan culturel, étant au lycée, lettres et sciences, par exemple.
C’est le fait de beaucoup d’autres, bien sûr, mais j’y trouvais un grand plaisir. Je devais avoir douze ou treize ans. Je crois que beaucoup d’enfants sont comme moi et n’aiment pas seulement la lecture, mais aussi regarder des flammes, c’est un disparate banal mais à la portée de tous – j’aime toujours regarder les flammes, les nuages, c’est bien, les chutes d’eau, c’est mieux que les nuages et les flammes, c’est encore mieux. A tel point que je comprends très bien les pyromanes. J’ai vu plusieurs incendies, c’est merveilleux, ça vaut la lecture d’un livre, ça change tout le temps, c’est formidable.
En 48 ou 49, je me suis trouvé dans un incendie dans la forêt de Fontainebleau. J’avais été invité par un riche marchand d’acier – c’est lui qui m’avait accueilli après la guerre, au moment où je n’avais plus rien, même pas de pantalon.
Ce milliardaire a mis à ma disposition une maison avec un beau parc, une de celles qu’il possédait un peu partout dans le monde, avec une dizaine de domestiques. J’ai commencé à me refaire ma santé chez lui. Je dormais à peu près dix-huit heures par jour : une longue nuit de douze heures, petit déjeuner, aussitôt après le petit déjeuner, je faisais une bonne sieste, ensuite, je marchais un peu, quelques mètres – le parc qui était à ma disposition était un peu trop grand pour moi –, je revenais déjeuner, une longue sieste de nouveau. Plus tard, j’ai eu la permission de travailler un peu : j’avais une dactylo qui écrivait des lettres pour moi et j’ai retrouvé, petit à petit, j’ai retrouvé les uns et les autres, quelques amis et des gens illustres que je connaissais. J’avais droit à une demi-heure de dactylo au début, puis une heure, et j’ai finit par me refaire un fichier.
Ce monsieur n’avait pas été un grand résistant, mais il n’avait pas été collabo, enfin, il était très content d’accueillir un déporté après la guerre. Il avait accueilli aussi une ancienne déportée qu’il m’a fait connaître. Elle revenait de Ravensbrück. Un jour, nous sommes tous allés déjeuner dans la forêt de Fontainebleau où elle avait une petite maison – inutile de dire que mon richissime ami payait tout largement. Il nous avait amenés en auto chez elle, c’était une bonne cuisinière, nous avons fait bombance. Ce devait être en juillet ou en août, au moment des incendies de forêt. Un incendie s’est déclaré et les flammes se sont dirigées vers nous. J’étais fasciné, les flammes, le bruit, les craquements, le bois qui crépite, l’odeur. Il avançait à une vitesse terrible.
Nous nous sommes dit qu’il fallait fuir, et nous sommes tous partis. Mais elle ne voulait pas, c’était sa maison – elle n’aurait pas dû se biler, la maison ne valait pas cher et notre ami lui en aurait offert une autre certainement, très gentiment. Nous partons, et les flammes nous suivaient. Elles avançaient à la vitesse d’un homme qui marche d’un bon pas. Nous nous sommes arrêtés au bout d’un moment, dans un endroit où il n’y avait plus rien à craindre, et nous sommes rendus compte qu’elle n’était pas là. Une chose m’a surpris désagréablement, ils ont tous dit : “ Quel malheur, elle est restée parce qu’elle ne voulait pas quitter sa maison !”
Je n’ai pas une mentalité de saint ou de héros, mais ça ne m’allait pas du tout et je leur ai dit : “Je vais la chercher.” “N’y allez pas, vous êtes fou !” J’avais bien calculé et je ne considérais pas la situation comme perdue, je voyais qu’une action était possible à condition de ne pas perdre son temps à déplorer. J’ai retraversé les flammes, ce n’était pas des flammes terribles, mais enfin, ça brûlait à droite et à gauche et ça pouvait prendre à mes vêtements. Il n’y avait pas beaucoup de chemin à faire, mais dans ces cas-là, on calcule mal les distances. Je l’ai retrouvée dans sa maison, dans un îlot de flammes, je lui ai fait prendre deux draps complètement mouillés, un sur sa tête, un sur la mienne, et je lui ai ordonné de venir. Il fallait lui donner des ordres secs pour qu’elle obéisse. Nous sommes revenus, et je me souviens très bien de leur étonnement : nous étions tous les deux bien vivants, et je portais dans une main une bouteille de Bordeaux, dans l’autre main une petite édition de Saint Evremond que j’avais retrouvée. J’aime beaucoup Saint Evremond, un écrivain un peu oublié et qui ne manque pas d’intérêt, un demi Voltaire, en quelque sorte, un esprit intéressant entre le XVII ème et le XVIII ème.
Mais les flammes me fascinaient, une fois que nous sommes arrivés, les autres voulaient s’en aller, je voulais rester, pour voir les flammes.
Les flammes exercent une fascination très grande, les chutes d’eau aussi, mais moins, les nuages, encore moins, et l’herbe.