J’ai été amené à l’Ecole supérieure de guerre par le général Cogny que j’avais connu à Dora. Ça a été ma première activité après la guerre. Je suis revenu de déportation complètement ruiné. Je n’avais rien, la Gestapo m’avait tout pris. Je n’avais pas de lit, pas de matelas, pas de sommier, pas de draps, pas de table, pas de chaise, pas d’assiettes, pas de couverts, pas de fourchette, pas de couteau, pas de pantalon, pas de caleçon, pas de chaussettes, pas de mouchoirs… Heureusement, j’avais pu mettre une partie de mes livres à l’abri chez des amis. J’ai perdu quelques-uns de ceux que j’aimais le mieux : j’avais mis à peu près trois cents livres de chevet dans une petite chambre de bonne de résistance et ils les ont trouvés. Le peu d’argent que j’avais m’avait été pris aussi. Ce n’était pas une très grosse somme, mais j’aurais été très content de la retrouver malgré tout. Je suis donc revenu de déportation dans un état de santé qui n’était pas parfait et sans plus rien.
A l’Ecole supérieure de guerre, on voulait faire en quelque sorte une université : deux années, 150 conférences par année. On voulait que des civils participent à la chose et on s’est adressé à Cogny qui était polytechnicien, qui avait une réputation plus culturelle que d’autres et on lui a demandé de faire le programme des 300 conférences et de trouver les conférenciers, le meilleur dans chaque domaine. Cogny qui se souvenait de nos conversations de Dora est venu me voir et m’a fait avoir un contrat, très bien payé, de conseiller du directeur des études générales de l’Ecole supérieure de guerre. C’était nouveau, et ça n’a pas duré très longtemps. Je n’étais pas encore marié, je n’avais à m’occuper que de moi, j’ai donc pu acheter petit à petit tout ce dont j’avais besoin. Les dommages que j’ai reçus en tant que déporté étaient vraiment négligeables, je crois avoir eu quelque chose comme 140.000 anciens francs. Je lui fais un programme dans lequel je lui mets toutes sortes de choses qu’il ne connaissait pas, que personne ne connaissait. Il existait par exemple une chose qui s’appelait la recherche opérationnelle ; il existait une chose qui s’appelait les jeux stratégiques ; et puis, la chimie avait changé, la physique avait changé. On comptait surtout sur moi pour trouver les conférenciers. Ils avaient des contacts avec l’Académie des sciences notamment et avec les grands corps constitués en général, mais qui n’avaient pas tellement d’admiration pour l’Ecole supérieure de guerre. Si un officier était allé les voir, il se serait fait remercier poliment mais nettement, et cela, Cogny l’avait bien compris en me choisissant. Je leur ai donc fait un programme et je leur ai amené des conférenciers. Ils tenaient à avoir de Broglie, c’était tout à fait inutile, mais ils voulaient l’avoir.
Lorsque le conférencier venait, comme c’était généralement un homme illustre, on le recevait un peu avant la conférence, et le général Bertrand qui était très mondain dit à de Broglie : « En somme, Prince, quelle est la différence entre la physique et la chimie ? » Et de Broglie a très bien répondu, comme on répondait à un enfant de l’école primaire de mon temps : « Vous prenez de la limaille de fer et du soufre en poudre, vous les mettez ensemble, vous approchez un aimant et le fer s’en va : physique ; vous les mettez ensemble, vous les chauffez un peu, ça disparaît, plus de soufre, plus de sulfure de fer : chimie. » Il a répondu sur le ton pince sans rire que ne connaissaient que ceux qui connaissaient de Broglie.
Je leur ai amené Rueff pour leur parler des manipulations monétaires. Je leur ai amené l’homme qui connaissait le mieux la forêt africaine – parce qu’en cas de guerre, naturellement, en Afrique il fallait trouver les scies qui couperaient les arbres, etc.
Ils avaient une vue très enfantine des choses. Je savais depuis longtemps, depuis avant la guerre, que les deux grands étaient l’Union Soviétique et les Etats-Unis, mais j’étais un des rares en France à le savoir. Tous les gens que je voyais, de quelque parti qu’ils fussent ou sans parti pensaient qu’il y avait trois grands : la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. À l’école de guerre où on avait vu se terminer la guerre, on accordait plus d’importance aux Etats-Unis et à l’Union soviétique, mais ils voyaient très bien l’armée française en découdre dans la forêt africaine, etc.
Je leur ai amené l’homme qui connaissait le mieux Madagascar ; les spécialistes de l’économie, etc. Ils étaient très contents. Quinze jours après mon entrée, Cogny qui était passé général, était appelé comme directeur de cabinet du ministre de la guerre de l’époque. Il a conseillé au Général Bertrand de me nommer à sa place à la direction des études générales de l’Ecole de guerre. Pour la première fois depuis Louis XV un civil était nommé.
Combien y avait-il de polytechniciens à l’école de guerre ? Ils étaient tous saint-cyriens, et les quelques polytechniciens avaient tout oublié – d’ailleurs, je suis surpris d’une certaine déficience intellectuelle de beaucoup de polytechniciens. Pas tous, j’en connais qui sont très malins, mais j’en connais qui ne le sont pas, même sur le plan scientifique.
Je m’étais rendu compte que tout le monde était radiesthésiste, ça avait été une des raisons pour lesquelles l’Académie des sciences ne voulait pas venir. Au début de la guerre, on avait créé une chose qui était l’embryon du CNRS pour les besoins de la défense nationale. C’était un groupe très large de scientifiques s’occupant des questions intéressant l’armée et la défense nationale. Ce groupe dans lequel il y avait beaucoup de membres de l’Académie des sciences s’était rendu compte que presque tous les officiers étaient radiesthésistes, et un grand nombre d’entre eux était télé-radiesthésistes. La radiesthésie, vous n’y croyez pas, moi non plus, mais au point de vue physique, ce n’est pas ridicule, mais la télé-radiesthésie, c’est beaucoup plus étonnant : on promenait un pendule sur une carte d’Allemagne et on bombardait l’endroit indiqué par le pendule ! Les scientifiques du groupe s’étaient demandé ce qu’il fallait faire et ils avaient décidé de créer une commission d’officiers chargée d’étudier les problèmes de la radiesthésie. Il y avait donc toute une commission d’officiers au début de la guerre, et ils y croyaient pratiquement tous à la fin de la guerre. Je m’étais demandé comment lutter contre cela, et je m’étais arrangé, d’une manière assez jésuite, pour que dans certaines des conférences qui étaient faites, il y ait un peu de venin contre la radiesthésie qui s’infiltre dans l’âme de ces officiers. J’avais demandé à Emile Borel, par exemple – et il ne demandait que cela – d’expliquer que la radiesthésie avait autant de résultats que le hasard. Il serait étonnant que le hasard se trompe tout le temps ; si on ajoute au hasard quelques vagues connaissances de géologie, on améliore un peu… J’ai fait faire ainsi un certain nombre de petites allusions.
Ces officiers m’admiraient énormément. Ils étaient surtout surpris que je connaisse chacun des conférenciers. Mais ma position sur la radiesthésie les choquait un peu. Ils avaient confiance en mon honnêteté intellectuelle et ils se demandaient comment je pouvais être contre la radiesthésie. Un jour, un excellent colonel demande à me voir après la conférence et me dit :
– Monsieur Le Lionnais, je suis un peu intimidé de vous parler, ça me gêne beaucoup, je tiens à vous dire combien on vous admire, mais il semble que vous ne croyiez pas du tout à la radiesthésie et que vous pensiez que tous les gens qui parlent de radiesthésie sont des menteurs ou des imposteurs.
— Pas du tout ! Je n’ai jamais pensé cela, il y a des gens qui y croient sincèrement.
— Je peux vous citer mon cas : je peux deviner le sexe d’un enfant dans le ventre de sa mère avec un pendule.
— Pourquoi pas ! Je ne demande qu’à changer d’idée, des faits me convaincront. Vous l’avez fait plusieurs fois ?
— Oui, et j’ai 70% de succès.
— Combien avez-vous fait d’expériences ?
— J’en ai fait dix et ça a réussi sept fois.
— La première fois, qu’est-ce que vous aviez prévu ?
— Un garçon.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Un garçon !
— Il fallait vous arrêter, ça vous aurait donné 100% de réussite ! »
Il est parti songeur. Il n’avait pas très bien compris que sept dixièmes, ce n’était pas soixante-dix pour cent statistiquement.
__________________
Si l’on croit wikipedia, le général René Cogny, est celui qui a choisi le site de Dien Bien Phu (mais il n’est pas dit s’il l’a déterminé avec un pendule sur une carte). MA
Rueff pour leur parler des manipulations monétaires
Au moment où sont conduits ces entretiens avec FLL, Jacques Rueff a publié (le 19 février 1976) dans le quotidien Le Monde, un article “La fin de l’ère keynésienne”. Cette actualité explique peut-être que, parmi tous les conférenciers que FLL dit avoir amené à l’Ecole Supérieure de Guerre, il soit (avec de Broglie) le seul dont le nom revienne en mémoire à FLL.
Rueff en 1976 ne fait que réitérer son opposition de longue date au keynesianisme. Déjà en 1947, il avait publié une critique en français et en anglais : «Les Erreurs de la Théorie générale de Lord Keynes», Revue d’Économie Politique (57)/ «The Fallacies of Lord Keynes' General Theory», The Quarterly Journal of Economics (61).
Haut-fonctionnaire, monétariste et neo-libéral («L’Assurance-chômage : cause du chômage permanent», Revue d’Économie Politique n°45, 1931), il est l’expert des questions financières de la 5ème République : Plan Rueff-Pinay en 1958, plan Rueff-Armand en 1960. Il finira à l’Académie française (élu en 1964). AFG