LES GROS MOTS [ce titre se trouve dans le manuscrit]
En ce qui concerne les “gros mots”, j’ai un comportement très typé et très précis, que je ne partage pas avec beaucoup de gens. Pratiquement, vous ne m’en entendrez jamais prononcer. C’est aussi un comportement qui fait partie vraiment de ma personnalité et je ne crois pas que le disparate ou la culture y soient pour grand chose. Dans ma famille, naturellement, on m’a appris qu’il ne fallait pas dire de gros mots, mais c’est courant dans les familles bourgeoises, et en général, les gros mots viennent quand même.
Mon comportement sur ce point est triple. J’ai trois positions très différentes. Les deux premières ne sont pas très intéressantes : D’abord, les gros mots scatologiques, ensuite, il y a les mots pornos, enfin, les jurons dans la colère. Je me débarrasse des deux premiers, ce n’est pas très intéressant.
Il y a un mot que je crois n’avoir jamais prononcé, c’est le mot de Cambronne, et je n’ai aucune envie de le prononcer. Ma réaction à ce mot, que j’appelle scatologique, est très différente de ma réaction aux mots pornos. J’ai une réaction physiologique très simple, c’est une réaction qui n’est ni psychologique, ni sociale. Si je prononce le mot “citron”, un peu d’eau me vient à la bouche, si je prononce le mot “vinaigre”, un peu aussi, autrement dit, certains mots évoquent en moi des sensations gustatives ; le mot de Cambronne – je ne le prononcerai pas, ça me déplaît – me donne ce résultat-là à coup sûr, et je ne tiens pas du tout à m’imaginer faisant cette expérience. Il y a un mot que je pourrais dire, qui
est beaucoup moins violent, c’est le mot : “ crotte ”. Ça me gêne beaucoup moins, il se présente physiologiquement à moi d’une autre manière. Ces mots et les verbes qui touchent à la scatologie sont complètement écartés pour moi. Il y en a très peu, finalement, peut-être trois ou quatre.
Deuxième catégorie de mots, ceux que j’appelle les mots pornos. En général, je ne les aime pas beaucoup. Vous ne m’entendrez pas prononcer le mot “con”, mais je peux le dire sans gêne. Ce serait plutôt social. Pour moi qui suis hétérosexuel, c’est un manque de gratitude, de gentillesse, que je ne peux pas admettre. D’ailleurs, je n’admets pas non plus le mot “couillon”, par exemple. J’ai dit ces mots sans plaisir, je trouve que tout cela n’est pas très logique, d’ailleurs, parce que si je n’aimais pas employer comme injure des choses que j’aime, je n’aimerais pas non plus dire : “aller au violon” puisque j’aime beaucoup le violon, mais je n’y ai jamais pensé. Ou bien, je ne devrais pas dire “flûte” parce que j’aime les flûtes – je ne le dis pas souvent, mais ça ne me gêne pas. Au fond, ce qui me déplaît dans les gros mots pornos, c’est ce qu’il y a de bien dans le porno, justement, dans la pornographie telle que je l’entends.
La troisième catégorie est un peu plus importante, parce qu’elle se rapporte à mon comportement – et je ne crois pas non plus que le disparate y soit pour quelque chose. C’est le fait de dire des gros mots, qui peuvent faire partie des deux catégories précédentes ou d’autres, et qui résulte du fait qu’on est en colère. Les injures, par exemple, “ espèce de… ” ou “ J’t’en… ” etc. Je suis capable de colère et d’indignation, naturellement, mais si je suis dans un tel sentiment, justifié ou non, quelles sont mes réactions ? Si la cause qui engendre ma colère peut être combattue, je ne m’attarde pas à l’accabler de gros mots ou d’injures, je la combats. J’ai toujours été comme ça. Pas de mots, des actes. Aussi loin que je me souvienne, étant enfant déjà, lorsque quelque chose me déplaisait, j’agissais. Je ne me décharge pas par des mots.
Si je ne peux pas agir, je me résigne. Je suis très stoïcien à ce point de vue. Rien à faire. Si Hitler avait gagné la guerre, j’aurais envisagé de continuer autrement. Ça ne tient pas au disparate, c’est encore mon tempérament. Lorsqu’il y a occasion d’agir, agir, et surtout ne pas me réfugier derrière des états d’âme – ce dont monsieur Chirac ne veut pas – qui, à mon avis, ne servent à rien. Penser, vivre, agir, pas d’injures – parce que je n’en ai pas envie, ce n’est pas de la philosophie.
LES MOTS [ce titre se trouve dans le manuscrit]
Et puis, il y a les mots, les mots qui ne sont pas des gros mots. Là, Je crois que je dois beaucoup au disparate.
Peut-être aussi à l’expérience de la vie, à mes contacts humains qui sont le plus souvent à deux ou à trois – je ne suis pas très fort pour des contacts de foule, quoique je me sois bien débrouillé dans certains cas où j’ai eu affaire à une assemblée, à lutter pour la dominer, mais ce n’est pas mon goût.
Je me suis rendu compte que lorsque je parle à quelqu’un, je dois savoir aussi bien que possible quel est le sens qu’il donne aux mots qu’il emploie et qu’il va donner aux mots que je vais employer. Evidemment, lorsque l’on est entre mathématiciens, il ne s’agit pas d’employer un mot dans un sens et un autre dans un autre sens. Ce n’est pas très difficile – quoiqu’il faille, là aussi, couper les cheveux en quatre, et c’est nécessaire : pas de mathématiques sans coupage de cheveux en quatre. C’est le fond même des mathématiques. Mais, dans la vie courante, je n’ai pas du tout l’obsession Littré, et c’est là que je me sépare beaucoup d’Etiemble – qui est un très gentil garçon et un ami que j’aime beaucoup. Lui, comme beaucoup, comme tous les professeurs de Lettres, pense qu’un mot est un mot, qu’il faut l’employer correctement dans son sens, etc.. Et pas seulement eux, mais aussi bien ceux qui les contestent. De sorte que, avant d’employer un mot, je décide, en face de mon interlocuteur, de quelle manière je dois employer ce mot. J’ai deux manières différentes, au moins, et qui sont absolument opposées. Une manière hypocrite et, au contraire, une manière amicale.
La manière hypocrite, la moins intéressante, consiste simplement à amener une petite précision sur le mot employé par mon interlocuteur lorsqu’il défend des idées qui me semblent fausses, elles aussi souvent hypocrites – une des choses que j’aime beaucoup dans la vie, c’est arracher des masques, c’est une de mes fonctions secondaire mais pas négligeable – et avec lesquelles je ne suis pas d’accord.
Par exemple, supposez que j’ai affaire à quelqu’un qui me pose une question qu’on posait beaucoup il y a quelques années : “Est-ce que vous êtes pour l’Europe ?” (on pose moins cette question maintenant, le public français a fait de grands progrès, c’est plus clair), cette personne ne me donnant pas son opinion, mais je la connais. Je disais toujours : “Oui.” Et j’ajoutais, tenant compte de la personne qui était en face de moi, disons, un lecanuetiste : “Bien sûr, c’est évident, l’Europe stalinienne.” Ceci pour l’amener à dire qu’il était contre une certaine Europe et pour une certaine Europe. Ou bien s’il s’agissait d’un européen socialiste, je disais : “Bien sûr, l’Europe hitlérienne !” Ce ne sont pas les discussions oiseuses, ce sont les discussions hypocrites. Au bout d’un certain temps, sans qu’il y ait eu beaucoup de discussion, je disais : “Alors, il y a plusieurs Europe possibles, la stalinienne, l’hitlérienne, la gaullienne, etc. Est-ce que vous préférez une Europe quelle qu’elle soit, pourvu que ce soit l’Europe ? Ensuite, elle tâchera de se diriger vers celle que vous préférez, ce qui est naturel. Est-ce que vous voulez l’Europe stalinienne avec l’espoir qu’on arrivera à la changer ?” Ça, c’est logique – peut-être pas réaliste, mais c’est autre chose. Voilà des cas où j’emploie des mots pour les discréditer en montrant le caractère dérisoire de la question qui est posée.
Il y a l’autre cas où, au contraire, j’accepte un mot dans un sens et où je l’emploie dans un sens où je ne l’emploierais pas normalement. Des cas où je me rends compte qu’il vaut mieux céder à un courant, à un glissement du sens du mot. Par exemple, le mot : “sélection”. Il est évident pour moi que la sélection est une très bonne chose, mais pas dans les universités, comme on la faisait. Quand j’ai affaire à un étudiant, à un soixante-huitard, il emploie le mot d’une manière nouvelle, et je suis tout à fait de son avis. Est-ce que je vais avoir avec lui une discussion de plusieurs heures pour l’amener à comprendre que le sens de Darwin, par exemple, n’est pas du tout celui-là ? Je ne discute pas, je prends le mot dans le sens qu’il prend et je l’emploie avec lui dans le même sens. De même, le mot “emploi”, le mot “chômage”, le mot “université”, etc..
Au fond, cela tient à mon côté Sancho Pança. Je suis Don Quichotte, c’est sûr, mais lorsqu’il s’agit d’atteindre quelque chose, je deviens Sancho Pança, et je crois que c’est ce qui est fondamental. Là, le disparate y est pour beaucoup. Les choses comptent plus que les mots pour moi, et pour atteindre les choses, je cède sur les mots. J’ai passé une grande partie de ma vie à cela, je fais cadeau du mot et je m’empare de la chose. C’est une escroquerie qui me paraît tout à fait fondée. Je crois que cette propension à ne pas m’entêter sur les mots, de manière à atteindre les choses – qui est un des moteurs de l’escroquerie, on donne des assignats et on s’empare des marchandises – est fondamentale chez moi. C’est un moyen d’arriver plus vite à l’efficacité. C’est aussi peut-être une forme de réalisme.
D’ailleurs, tous les mots nous viennent avec des masques, sauf, peut-être dans des sciences très exactes. A un moment donné, j’ai eu l’idée d’arracher leur masque à un certain nombre de mots. Je me suis aperçu que c’est ce que des tas de gens font en ce moment – il y a une rubrique dans Le Figaro et cette technique d’arrachage des masques des mots sert à une parfaite imposture. On met derrière quelque chose qui est également faux, on ne fait que changer le sens d’un mot.
Je ne cherche plus maintenant à arracher les masques des mots, mais dans ma vie, dans mes activités, j’emploie les mots qu’il faut, ce qui m’intéresse maintenant, c’est arracher les masques des actions, des comportements et des choses.
En ce qui concerne les “gros mots”, j’ai un comportement très typé et très précis, que je ne partage pas avec beaucoup de gens. Pratiquement, vous ne m’en entendrez jamais prononcer. C’est aussi un comportement qui fait partie vraiment de ma personnalité et je ne crois pas que le disparate ou la culture y soient pour grand chose. Dans ma famille, naturellement, on m’a appris qu’il ne fallait pas dire de gros mots, mais c’est courant dans les familles bourgeoises, et en général, les gros mots viennent quand même.
Mon comportement sur ce point est triple. J’ai trois positions très différentes. Les deux premières ne sont pas très intéressantes : D’abord, les gros mots scatologiques, ensuite, il y a les mots pornos, enfin, les jurons dans la colère. Je me débarrasse des deux premiers, ce n’est pas très intéressant.
Il y a un mot que je crois n’avoir jamais prononcé, c’est le mot de Cambronne, et je n’ai aucune envie de le prononcer. Ma réaction à ce mot, que j’appelle scatologique, est très différente de ma réaction aux mots pornos. J’ai une réaction physiologique très simple, c’est une réaction qui n’est ni psychologique, ni sociale. Si je prononce le mot “citron”, un peu d’eau me vient à la bouche, si je prononce le mot “vinaigre”, un peu aussi, autrement dit, certains mots évoquent en moi des sensations gustatives ; le mot de Cambronne – je ne le prononcerai pas, ça me déplaît – me donne ce résultat-là à coup sûr, et je ne tiens pas du tout à m’imaginer faisant cette expérience. Il y a un mot que je pourrais dire, qui
Bande IX face 1
est beaucoup moins violent, c’est le mot : “ crotte ”. Ça me gêne beaucoup moins, il se présente physiologiquement à moi d’une autre manière. Ces mots et les verbes qui touchent à la scatologie sont complètement écartés pour moi. Il y en a très peu, finalement, peut-être trois ou quatre.
Deuxième catégorie de mots, ceux que j’appelle les mots pornos. En général, je ne les aime pas beaucoup. Vous ne m’entendrez pas prononcer le mot “con”, mais je peux le dire sans gêne. Ce serait plutôt social. Pour moi qui suis hétérosexuel, c’est un manque de gratitude, de gentillesse, que je ne peux pas admettre. D’ailleurs, je n’admets pas non plus le mot “couillon”, par exemple. J’ai dit ces mots sans plaisir, je trouve que tout cela n’est pas très logique, d’ailleurs, parce que si je n’aimais pas employer comme injure des choses que j’aime, je n’aimerais pas non plus dire : “aller au violon” puisque j’aime beaucoup le violon, mais je n’y ai jamais pensé. Ou bien, je ne devrais pas dire “flûte” parce que j’aime les flûtes – je ne le dis pas souvent, mais ça ne me gêne pas. Au fond, ce qui me déplaît dans les gros mots pornos, c’est ce qu’il y a de bien dans le porno, justement, dans la pornographie telle que je l’entends.
La troisième catégorie est un peu plus importante, parce qu’elle se rapporte à mon comportement – et je ne crois pas non plus que le disparate y soit pour quelque chose. C’est le fait de dire des gros mots, qui peuvent faire partie des deux catégories précédentes ou d’autres, et qui résulte du fait qu’on est en colère. Les injures, par exemple, “ espèce de… ” ou “ J’t’en… ” etc. Je suis capable de colère et d’indignation, naturellement, mais si je suis dans un tel sentiment, justifié ou non, quelles sont mes réactions ? Si la cause qui engendre ma colère peut être combattue, je ne m’attarde pas à l’accabler de gros mots ou d’injures, je la combats. J’ai toujours été comme ça. Pas de mots, des actes. Aussi loin que je me souvienne, étant enfant déjà, lorsque quelque chose me déplaisait, j’agissais. Je ne me décharge pas par des mots.
Si je ne peux pas agir, je me résigne. Je suis très stoïcien à ce point de vue. Rien à faire. Si Hitler avait gagné la guerre, j’aurais envisagé de continuer autrement. Ça ne tient pas au disparate, c’est encore mon tempérament. Lorsqu’il y a occasion d’agir, agir, et surtout ne pas me réfugier derrière des états d’âme – ce dont monsieur Chirac ne veut pas – qui, à mon avis, ne servent à rien. Penser, vivre, agir, pas d’injures – parce que je n’en ai pas envie, ce n’est pas de la philosophie.
LES MOTS [ce titre se trouve dans le manuscrit]
Et puis, il y a les mots, les mots qui ne sont pas des gros mots. Là, Je crois que je dois beaucoup au disparate.
Peut-être aussi à l’expérience de la vie, à mes contacts humains qui sont le plus souvent à deux ou à trois – je ne suis pas très fort pour des contacts de foule, quoique je me sois bien débrouillé dans certains cas où j’ai eu affaire à une assemblée, à lutter pour la dominer, mais ce n’est pas mon goût.
Je me suis rendu compte que lorsque je parle à quelqu’un, je dois savoir aussi bien que possible quel est le sens qu’il donne aux mots qu’il emploie et qu’il va donner aux mots que je vais employer. Evidemment, lorsque l’on est entre mathématiciens, il ne s’agit pas d’employer un mot dans un sens et un autre dans un autre sens. Ce n’est pas très difficile – quoiqu’il faille, là aussi, couper les cheveux en quatre, et c’est nécessaire : pas de mathématiques sans coupage de cheveux en quatre. C’est le fond même des mathématiques. Mais, dans la vie courante, je n’ai pas du tout l’obsession Littré, et c’est là que je me sépare beaucoup d’Etiemble – qui est un très gentil garçon et un ami que j’aime beaucoup. Lui, comme beaucoup, comme tous les professeurs de Lettres, pense qu’un mot est un mot, qu’il faut l’employer correctement dans son sens, etc.. Et pas seulement eux, mais aussi bien ceux qui les contestent. De sorte que, avant d’employer un mot, je décide, en face de mon interlocuteur, de quelle manière je dois employer ce mot. J’ai deux manières différentes, au moins, et qui sont absolument opposées. Une manière hypocrite et, au contraire, une manière amicale.
La manière hypocrite, la moins intéressante, consiste simplement à amener une petite précision sur le mot employé par mon interlocuteur lorsqu’il défend des idées qui me semblent fausses, elles aussi souvent hypocrites – une des choses que j’aime beaucoup dans la vie, c’est arracher des masques, c’est une de mes fonctions secondaire mais pas négligeable – et avec lesquelles je ne suis pas d’accord.
Par exemple, supposez que j’ai affaire à quelqu’un qui me pose une question qu’on posait beaucoup il y a quelques années : “Est-ce que vous êtes pour l’Europe ?” (on pose moins cette question maintenant, le public français a fait de grands progrès, c’est plus clair), cette personne ne me donnant pas son opinion, mais je la connais. Je disais toujours : “Oui.” Et j’ajoutais, tenant compte de la personne qui était en face de moi, disons, un lecanuetiste : “Bien sûr, c’est évident, l’Europe stalinienne.” Ceci pour l’amener à dire qu’il était contre une certaine Europe et pour une certaine Europe. Ou bien s’il s’agissait d’un européen socialiste, je disais : “Bien sûr, l’Europe hitlérienne !” Ce ne sont pas les discussions oiseuses, ce sont les discussions hypocrites. Au bout d’un certain temps, sans qu’il y ait eu beaucoup de discussion, je disais : “Alors, il y a plusieurs Europe possibles, la stalinienne, l’hitlérienne, la gaullienne, etc. Est-ce que vous préférez une Europe quelle qu’elle soit, pourvu que ce soit l’Europe ? Ensuite, elle tâchera de se diriger vers celle que vous préférez, ce qui est naturel. Est-ce que vous voulez l’Europe stalinienne avec l’espoir qu’on arrivera à la changer ?” Ça, c’est logique – peut-être pas réaliste, mais c’est autre chose. Voilà des cas où j’emploie des mots pour les discréditer en montrant le caractère dérisoire de la question qui est posée.
Il y a l’autre cas où, au contraire, j’accepte un mot dans un sens et où je l’emploie dans un sens où je ne l’emploierais pas normalement. Des cas où je me rends compte qu’il vaut mieux céder à un courant, à un glissement du sens du mot. Par exemple, le mot : “sélection”. Il est évident pour moi que la sélection est une très bonne chose, mais pas dans les universités, comme on la faisait. Quand j’ai affaire à un étudiant, à un soixante-huitard, il emploie le mot d’une manière nouvelle, et je suis tout à fait de son avis. Est-ce que je vais avoir avec lui une discussion de plusieurs heures pour l’amener à comprendre que le sens de Darwin, par exemple, n’est pas du tout celui-là ? Je ne discute pas, je prends le mot dans le sens qu’il prend et je l’emploie avec lui dans le même sens. De même, le mot “emploi”, le mot “chômage”, le mot “université”, etc..
Au fond, cela tient à mon côté Sancho Pança. Je suis Don Quichotte, c’est sûr, mais lorsqu’il s’agit d’atteindre quelque chose, je deviens Sancho Pança, et je crois que c’est ce qui est fondamental. Là, le disparate y est pour beaucoup. Les choses comptent plus que les mots pour moi, et pour atteindre les choses, je cède sur les mots. J’ai passé une grande partie de ma vie à cela, je fais cadeau du mot et je m’empare de la chose. C’est une escroquerie qui me paraît tout à fait fondée. Je crois que cette propension à ne pas m’entêter sur les mots, de manière à atteindre les choses – qui est un des moteurs de l’escroquerie, on donne des assignats et on s’empare des marchandises – est fondamentale chez moi. C’est un moyen d’arriver plus vite à l’efficacité. C’est aussi peut-être une forme de réalisme.
D’ailleurs, tous les mots nous viennent avec des masques, sauf, peut-être dans des sciences très exactes. A un moment donné, j’ai eu l’idée d’arracher leur masque à un certain nombre de mots. Je me suis aperçu que c’est ce que des tas de gens font en ce moment – il y a une rubrique dans Le Figaro et cette technique d’arrachage des masques des mots sert à une parfaite imposture. On met derrière quelque chose qui est également faux, on ne fait que changer le sens d’un mot.
Je ne cherche plus maintenant à arracher les masques des mots, mais dans ma vie, dans mes activités, j’emploie les mots qu’il faut, ce qui m’intéresse maintenant, c’est arracher les masques des actions, des comportements et des choses.