Comme tout le monde, j’ai différentes manières de lire, quatre ou cinq. Beaucoup de gens sont comme ça, mais n’osent pas l’avouer. Il y a plusieurs sortes de lectures.
Quand je reçois un nouveau livre ou quand je reçois Le Monde ou La Recherche, j’ai cinq ou six manières d’aborder ce qui est écrit. Il semble que les gens ne veuillent pas l’avouer ; qu’il n’y en ait qu’une seule qui soit noble : l’avoir lu, bien le connaître, bien en parler. J’ai un peu de pitié pour les gens qui ne veulent que de cette lecture, ils se gâchent ! Ils sacrifient leur vie ! Les 10% que j’ai vécu plus que les autres existent grâce au fait que j’ai feuilleté des livres sans les lire, et j’ai eu bien raison. Je suis peut-être passé à côté de quelque chose de très bien, mais ça m’étonnerait, je feuillette bien.
J. M. Je suis tout de même intrigué par vos cinq ou six manières de lire, ça me paraît beaucoup !
F. L. L. Oui. On va faire le compte.
D’abord, il y a le titre, la table des matières, et peut-être les premières lignes – sans oublier le nom de l’auteur.
La deuxième forme, c’est de feuilleter, en tournant les pages très vite et en m’arrêtant en vertu d’un don surnaturel aux endroits intéressants. J’ai pu le vérifier, et c’est connu, il y a des gens qui voient plus facilement les mots, les idées importantes rapidement, avec peu de chances de se tromper. J’aurais accepté volontiers que l’on fasse l’expérience avec moi.
La troisième façon, est de parcourir mais en ne laissant pas passer une seule page sans en avoir une petite idée. C’est un feuilletage beaucoup plus serré.
La quatrième, c’est la lecture.
La cinquième, la relecture approfondie. La relecture approfondie est une chose un peu différente. Si je relis une chose, c’est que ça me parait en valoir la peine, et je sais que ma première lecture complète ne m’avait pas tout apporté.
Voilà les cinq étages, et je crois les avoir assez bien pratiqués. Pas un seul de mes livres n’échappe à l’une de ces cinq catégories : de la première catégorie, j’en ai peut-être une centaine ; la deuxième catégorie est en train de descendre à la cave, c’est ce que j’appelle le “cimetière’ ou “la guillotine”. J’ai bien feuilleté la grande majorité de mes livres, j’ai bien parcouru un bon tiers de cette majorité, j’en ai bien lu environ un millier – quelques uns seulement bien relus. Il y a des auteurs que j’ai bien lus, mais dont je ne peux relire que certains chapitres. Le type même d’un très grand auteur pour moi, mais barbant sur certains points et très grand sur d’autres, c’est Cervantes. Il a la réputation d’appartenir à la grande littérature internationale, et il la mérite. Il y a tout de même des passages qui ne sont pas très drôles. Il y a certains passages que je relis volontiers, je le sais d’avance, d’autres me barbent. Et puis, j’ai relu volontiers Pascal, plutôt son Traité des liqueurs, par exemple, il m’apporte quelque chose. Pratiquer ces quatre ou cinq sortes de lecture est une bonne économie de son temps.
Il y a aussi les grandes conversations. J’en ai eu quelques-unes dans ma vie. Ça consiste à réunir des gens dont j’admire la capacité à aller au bout des arbres de conversation. Pas de conversation oiseuse avec eux. Pour peu qu’ils soient accessibles à un certain disparate, c’est parfait. Il n’y a pas très longtemps, je me souviens avoir parlé avec Ulam– que j’admire pour cela –, François Jacob – qui sait parler d’autre chose que de ses recherches – et Pierre Auger – qui a aussi une grande culture – des poèmes de William Blake, et de beaucoup d’autres choses.
William Blake est pour moi un poète très remarquable. Il y a un poème de lui que je pourrais relire, je crois. C’est un poème de quelques vers, une vingtaine, sur un bébé. Il ressemble à un gazouillement ou à un vagissement de bébé.
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Stanislaw Ulam (1909-1984) était un mathématicien polonais qui travaillait aux Etats-Unis depuis 1938, il est mort deux mois après FLL. C’était à l’origine un spécialiste de topologie (algébrique). Il est un des auteurs du théorème « de Borsuk-Ulam », qui affirme (notamment) que, à chaque instant, il y a sur la Terre deux points antipodaux où il fait la même température et la même pression. MA
Pierre Auger (1899-1993) était un physicien de l’école de Jean Perrin. Il a eu différentes responsabilités dans des organismes de recherche après la guerre. Il est possible que lui et FLL se soient fréquentés à l’UNESCO. MA
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