Mes premiers contacts avec la peinture ont été des contacts assez livresques. Et puis, vers dix ou douze ans, mes parents m’amenaient au Louvre. On me montrait la Vénus de Milo, bien entendu, et des salles qui ne m’intéressaient pas beaucoup. Ce que j’aimais le mieux, c’était les salles égyptiennes. Dans l’ensemble, tout cela ne m’intéressait pas beaucoup.
C’est vers ma quinzième année que j’ai rencontré le plaisir en peinture. D’abord, à Strasbourg, où il y avait un beau musée. Là, J’ai eu des chocs. Je me suis aperçu que la peinture c’était comme la musique, ça peut donner des chocs, comme n’importe quel plaisir physique ou sentimental. Au fond, ça a commencé dans l’érudition et c’est devenu un plaisir.
Puis, j’ai fini par devenir un habitué des musées, surtout des musées de Paris, et je les connais vraiment sur le bout des doigts. J’ai fini aussi par trouver de l’intérêt dans les musées secondaires et aux musées qui contiennent des navets – les musées du deuxième secteur en quelque sorte. Le grand élan a été vers ma trentième année, quand j’ai pris conscience que je cherchais avant tout un plaisir dans la peinture, que c’était une réalisation d’une chose qu’il y avait en moi. J’ai eu ce grand élan dans la visite d’expositions, comme celles de l’Orangerie par exemple, ou de musées comme le Louvre où j’avais pris l’habitude d’un certain rapport avec les tableaux que je n’imaginais pas auparavant.
Un grand tableau est une chose avec laquelle je peux vivre, comme un quatuor, et j’ai fini par avoir avec certains tableaux une telle connivence qu’ils m’ont changé. Je peux rester des heures – plusieurs fois une heure devant un grand tableau, jusqu’à ce que je m’abîme dedans. Ceci n’est pas du tout littéraire, c’est quelque chose de senti : je finissais par sentir ce qu’il y a en dehors du tableau, comme si le tableau était un morceau arraché à un univers. Je finissais par vivre dedans et par oublier le monde extérieur, ce qui ne m’a jamais empêché de revenir sans problème à la réalité – j’ai toujours été près de la réalité chaque fois qu’il le fallait, je veux dire près des obligations quotidiennes. Il y a donc un certain nombre de tableaux dont je peux dire que je me suis promené dedans.
Par exemple, dans les grands Velasquez du Prado. J’ai vraiment fréquenté les personnages qui sont dedans, je m’y suis promené, j’ai pu me promener à côté, j’ai pu en sortir en quelque sorte. La première chose, c’est d’y entrer.
Ce que je décris est très artificiel, alors que je le ressens naturellement. Entrer dans le tableau, bien le connaître, puis me mettre à côté du peintre en train de travailler et voir la toile à l’envers. Je me suis beaucoup promené dans les tableaux avec beaucoup de détails, ce sont ceux où je suis le mieux ; l’Embarquement pour Cythère par exemple, dont on a dit que c’était un retour de Cythère, mais je crois tout de même que c’était un embarquement ; ou bien des tableaux de Van Eyck. Je peux dire que j’ai vécu une certaine partie de ma vie dans des tableaux, autant que dans cet appartement ou que dans ce jardin. Je faisais avec des amis l’expérience suivante, qui m’a servi ensuite, à Dora : nous allions devant un tableau du Louvre que je choisissais, par exemple la Kermesse de Rubens, mes amis regardaient le tableau, je tournais le dos, et l’un de nous demandait de décrire un coin du tableau. C’était toujours ma description la plus complète. Ce n’est pas étonnant, quand on a vécu avec quelque chose, c’est assez naturel. La Kermesse est une chose extraordinaire et j’en connaissais chaque personnage : il y a le paysan qui danse avec une paysanne, une autre les regarde et aurait voulu qu’il danse avec elle, c’est une foire bruyante, la noce, il y a des gens qui font pipi dans un coin, il y en a qui vomissent, d’autres qui rigolent, on se fait l’amour… petit à petit on va vers des champs vides avec le silence de la campagne.
Ceci montre que j’avais une grande mémoire, pas forcément une grande sensibilité ni un grand goût, mais ce sont des choses qui peuvent aller bien ensemble. C’est un peu grâce à ces exercices que j’ai pu recommencer en déportation et j’ai pu raconter un certain nombre de tableaux à un jeune déporté qui s’appelait Gaillard, avec un luxe de détails extraordinaire. Je lui ai fait une histoire de la peinture après avoir fait celle de la littérature. J’ai commencé à Lascaux et j’ai terminé à La mariée mise à nu – en allant un peu plus loin, mais en m’arrêtant sur La mariée mise à nu plus particulièrement, la connaissant particulièrement bien.
J’avais donc fait une histoire de la peinture très complète à ce jeune déporté que j’aimais un peu comme un fils. Outre la peine que j’ai eue en apprenant sa mort, au moment de la Libération, il aurait été extrêmement intéressant pour des psychologues de l’interroger parce qu’il connaissait très bien l’histoire de la peinture – et pas seulement la peinture française – uniquement en l’imaginant par les récits que je lui en faisait. On avait du temps ! pendant un appel qui dure cinq ou six heures, on peut en dire des choses ! Il me posait des questions, par exemple, au sujet de la Vierge au chancelier Rolin de Van Eyck, un tableau extraordinaire, avec une quantité de détails que les gens ne voient jamais parce qu’ils ne regardent que les personnages. Il y a des détails sculptés sur les chapiteaux des colonnes en quantité incroyable et ces chapiteaux reposent sur des sculptures de lapins. Il m’avait demandé de l’interroger sur ce tableau. Et puis, il me posait des questions, par exemple, toujours à propos de ce tableau. « Tu me dis que dans la cour qui se trouve à côté de la pièce où se trouvent la vierge et le chancelier Rolin, il y a deux bourgeois qui regardent par les créneaux : j’ai oublié quelles sont les couleurs de leurs costumes. » « Tu dois t’en souvenir : n’oublie pas que la vierge qui est à droite a une grande robe rouge et que le tapis de table qui est près du chancelier Rolin est bleu. Naturellement, Van Eyck a peint les bourgeois en inversant les couleurs. » Il me questionnait aussi sur le nombre de marches du petit escalier qui mène du perron sur lequel ils se trouvent à la sortie, et je lui répondais avec beaucoup de certitude, sans être tout à fait sûr tout de même. Bref, il connaissait un nombre incroyable de détails.
C’aurait été intéressant de l’amener devant les tableaux et de voir comment il réagissait. Je lui avais décrit les tableaux avec une très grande objectivité, mais avec ma subjectivité : quand je disais « c’est rouge », qu’est-ce que ça voulait dire ? J’étais très exact dans mes descriptions, mais il y avait un choix, le choix de la subjectivité.
Vers ma trentième année, j’ai commencé à faire pas mal de voyages et à connaître tous les musées d’Europe. Le Louvre reste le premier musée du monde, je ne dis pas cela par chauvinisme, mais il est évident qu’il est le premier à cause de la quantité d’œuvres qu’il possède, de leur qualité, et du fait qu’il réunit en un seul endroit des choses qui sont généralement dispersées en des musées différents. Le second musée d’Europe, à mon avis, est la National Gallery, mais elle est séparée du British Museum. J’ai vu les musées de Berlin quand ils sont venus ici, pas à Berlin même. C’était peut-être le troisième grand musée d’Europe – j’appelle grand musée un musée qui a le nombre des œuvres, la qualité, et une étendue internationale. Au Louvre, il y a pratiquement toutes les écoles occidentales. J’ai passé beaucoup de temps au Prado, je le connais bien, et dans tous les musées italiens.
J’ai passé beaucoup de temps en Italie, chaque ville italienne est pour moi intéressante comme un musée. Quand je parle de peinture, je parle aussi, bien entendu, de mosaïque, de fresques, de tapisseries, etc. Ravenne et Palerme sont incomparables et je leur dois beaucoup. J’ai passé des heures et des heures à Ravenne.
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Lorsque FLL avait quinze ans, c’était 1916, Strasbourg était en Allemagne et c’était la guerre. Il n’était donc certainement pas à Strasbourg à l’âge de quinze ans. Ceci est une indication de la façon dont fonctionne ce texte : il ne s’agit pas d’un texte écrit par FLL, mais d’un texte oral, transcrit par un dactylographe, certes, mais qui n’en reste pas moins entaché des défauts et qualités d’un texte oral. Par exemple, nous ne savons pas si FLL n’a pas dit : « J’ai découvert la peinture à quinze ans. » - silence pendant lequel il pense aux musées qu’il a vus - « D’abord, à Strasbourg, etc. » MA