Là-dessus, la guerre. J’ai été forcé de renoncer à toutes mes collaborations anglaise, américaine et soviétique, allemande, de sorte que j’ai perdu pratiquement les trois quarts des très grands internationaux. J’ai pu seulement garder les grands internationaux français : Émile Borel, Fréchet et quelques autres, et Bourbaki. Dans le cas de Bourbaki, ça a été pour moi un succès, presque un triomphe, sur le plan de la vulgarisation des mathématiques. J’avais découvert Bourbaki un peu avant la guerre, vers 36 ou 37, mais j’avais été très réticent au début. D’abord, je ne comprenais pas bien leur manière d’écrire. C’était une nouvelle manière de s’exprimer qui ne correspondait pas à ce que j’avais dans mes livres – pas même ceux de la collection de Borel qui parlaient de choses nouvelles avec une forme classique.
J. B. G. La parution des fascicules a commencé à ce moment-là ?
F. L. L. Oui, vers 35-36. Je les ai connus assez tôt par Freymann qui était pratiquement le maître des éditions Hermann. Le vieux monsieur Hermann avait créé ces éditions et mis toute sa confiance en Freymann. C’était un homme selon mon cœur. C’est lui qui avait fait le pari d’éditer Bourbaki. On le voyait dans le fond d’une boutique rue de la Sorbonne, on trébuchait sur les livres, une vraie maison d’édition, avec un petit côté poussiéreux. Dans le fond, son bureau était également encombré de livres. Il m’avait expliqué comment il était décidé à éditer un nouvel auteur collectif, Bourbaki, me disant : « Oh, évidemment, on en vendra peut-être deux cents exemplaires. Les universités, quelques amis, et voilà tout. » Ils ont été très surpris de dépasser le million – l’affaire est moins bonne maintenant, elle commence à décliner.
J’ai donc lu ces premiers Bourbaki avec une certaine hostilité. Ça me paraissait un peu imbuvable, très artificiel, je n’entrais pas du tout dedans. J’étais déjà assez familiarisé avec la théorie des ensembles, bien entendu, mais Cantor l’exposait d’une façon nouvelle. Et puis, au bout de quelque temps, ça a été la révélation, je me suis trouvé sur mon chemin de Damas, et je suis devenu hyper-bourbakiste, par conséquent intolérant, sectaire, méprisant tout ce qui n’était pas Bourbaki et ne jurant que par Bourbaki.
Un de ceux que je connaissais le mieux était Ehresmann qui est encore professeur, un vieux professeur habité par un certain génie.
Je suis donc converti à Bourbaki et je voulais, pour mon livre, avoir un article de Bourbaki sur Bourbaki. Mais, si j’étais un bourbakiste très ardent, je me séparais d’eux tout de même sur deux points : d’abord, je leur reprochais un certain aristocratisme, ce qui est l’opposé de ma nature – quand je suis à côté d’un chat, je ne vois pas de différence entre l’être vivant qu’il est et l’être vivant que je suis, je ne fais pas du tout d’aristocratisme avec lui – et puis, un certain mépris de l’enseignement élémentaire, alors que ça me semble important, et par conséquent de la vulgarisation. Ils avaient aussi – mais là, je les ai rejoints plus tard – un certain mépris pour les applications des mathématiques. Je ne suis pas du tout doué pour les applications, mais j’ai de la reconnaissance pour des choses pour lesquelles je ne suis pas doué – de la reconnaissance pour les gens qui font le café, qui le cueillent, qui l’apportent, qui le cuisent, etc., quoique je ne sache pas très bien faire un bon café. Pour le reste, j’étais plein d’une sorte d’adoration. Elle s’est beaucoup atténuée depuis, j’ai découvert les anti-bourbakistes, les au-delà du bourbakisme, et tout cela m’a paru intéressant.
Ehresmann m’a mis en rapport avec d’autres, notamment avec Dieudonné qui est l’un des cinq pères de Bourbaki, avec André Weil, Delsarte, Chevalley et Cartan. J’ai eu beaucoup de mal à les convaincre de faire un article de vulgarisation.
Ils l’ont appelé “L’architecture des mathématiques”. Ils ne l’ont d’ailleurs pas regretté car cet article a été comme une traînée de poudre, il a été traduit dans le monde entier et il a fait connaître Bourbaki. J’ai eu d’ailleurs des discussions avec eux à propos de cet article, et je me souviens leur avoir posé un problème sur la définition qu’ils donnaient de la mathématique, qu’ils ont discuté sans pouvoir le résoudre : ou bien, la mathématique est l’étude d’ensembles munis de structures, ou bien la mathématique est l’étude des structures – ce qui est plus conforme à mes goûts.
J’ai eu aussi un article de Dieudonné, d’André Weil. L’article d’André Weil m’est parvenu après la guerre, à mon retour de déportation. On me croyait mort et on pensait que le livre ne paraîtrait jamais. Je suis revenu, j’ai pris le temps de reprendre trente-neuf kilos, et j’ai repris mon occupation. L’article qu’André Weil m’a donné était intitulé “L’avenir des mathématiques”. Je lui avais demandé cela en pensant au célèbre exposé d’Hilbert intitulé “Sur les problèmes les plus célèbres des mathématiques”. Cet article d’André Weil est le plus difficile de tout le bouquin et celui qui tient le plus au point de vue mathématique. Je ne sais pourquoi, André Weil avait envoyé cet article à Cartan le père – qui m’avait donné un article aussi. Élie Cartan est un homme extrêmement doux et modeste et il m’a remis l’article en me disant : « Il est bien difficile, je ne suis pas sûr d’avoir tout compris. »
J’ai demandé à Fréchet, qui était alors devenu un ami, deux articles. Je précisais bien à chacun de mes auteurs comment il devait faire l’article : j’entendais qu’il y ait une certaine homogénéité – une certaine hétérogénéité bien sûr, mais je ne voulais pas que ce soit un ramassis d’articles qui se contredisent, écrits de manière très différentes. J’ai fait un plan à chacun et il a été accepté par tout le monde. Le plus obéissant a été Louis de Broglie qui m’a fait un article sur le rôle de l’imagination dans les mathématiques, puis deux articles : l’un sur la généralisation de la notion de nombre, l’autre sur les généralisations de la notion d’espace.
La guerre éclatant, je perds presque toute ma collaboration internationale et une partie de ma collaboration française. Heureusement que de très grands mathématiciens étaient restés en France : il y avait Fréchet, il y avait Émile Borel, Paul Montel, qui est mort à 99 ans trois quarts, il y avait Deltheil, le recteur de Toulouse, et puis les bourbakistes.
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Bourbaki est né en 1935. Le premier fascicule publié (fascicule de résultats en théorie des ensembles) l’a été en 1939. Les suivants (topologie) en 1940. La date 35-36 donnée par FLL est donc inexacte (un souvenir déformé).
Il est fort probable qu’il a connu des membres de Bourbaki avant 1939, mais il n’a rien pu lire dont il pût dire qu’il ne comprenait pas bien leur manière d’écrire avant cette date. MA
Enrique Freymann, personnage courageux et haut en couleurs, apparaît dans les souvenirs de Laurent Schwartz (Un mathématicien aux prises avec le siècle):
Freymann, directeur de la Librairie Hermann, ne manquait pas de courage en publiant la thèse d’un Juif [celle de Schwartz] et en l’exposant en devanture en 1943 ! Il présentait même dans sa vitrine des textes d’Einstein, interdits à la publication. C’était un Juif mexicain, et le Mexique n’était pas en guerre avec l’Allemagne. De temps à autre, la Gestapo passait dans son magasin de la rue de la Sorbonne pour exercer sur lui des pressions discrètes. Il leur répondait : « Il y a quatre Juifs mexicains en France et dix mille Allemands au Mexique ; alors laissez-moi tranquille. »
Freymann fut l’éditeur de Bourbaki, « il a cru en nous et nous a encouragés quand tout le monde se moquait de nous », écrivit André Weil lors de la mort de Freymann en 1954. MA
La mention du “vieux professeur” Ehresmann est étonnante. Charles Ehresmann était un des Bourbaki, il est né en 1905 (pour situer les autres, Henri Cartan est né en 1904 et André Weil en 1906). Il était, notamment, plus jeune que FLL.
Le “encore professeur” est aussi assez étonnant. Je ne suis pas sûre de la date exacte où Ehresmann a pris sa retraite, mais je suis certaine qu’en 1974-75, il était professeur à Paris 7. En d’autres termes, au moment où FLL prononçait ces paroles, Ehresmann était un mathématicien actif. MA
“L’architecture des mathématiques”
L’article “L’architecture des mathématiques”, qui a peut-être été écrit par Dieudonné tout seul, a été traduit en anglais et publié en 1950 par l’American mathematical monthly. Bourbaki était déjà bien connu.
Une des raisons de cette “re-publication” est peut-être le fait que, notamment à cause de la durable pénurie de papier qui a suivi la guerre, FLL n’a pu donner des tirages à part à ses auteurs. Ce que le périodique américain a dû faire. Une autre raison (plus évidente) peut avoir été la présence d’André Weil aux Etats-Unis. MA
Sur l’article d’André Weil, voici quelques informations factuelles, issues de la correspondance Cartan-Weil et des archives Bourbaki.
Si l’article est parvenu à FLL après la guerre, c’est parce qu’il l’a demandé après la guerre. André Weil l’a écrit alors qu’il était professeur à Sao Paulo, entre 1945 et 1947 (il l’a d’ailleurs donné aussi au journal de la société mathématique de Sao Paulo qu’il venait de contribuer à fonder, notamment à cause de la question des tirages à part, voir la note précédente).
A ce sujet, il y a une correspondance intéressante entre FLL et Henri Cartan, d’une part, Cartan et Weil de l’autre (Henri Cartan servait d’intermédiaire).
Pourquoi Élie Cartan ? C’est très simple : Henri Cartan servait d’intermédiaire entre FLL et AW… mais de 1945 à 1947, il était à Strasbourg et il utilisait son père (qui vivait à Paris) comme intermédiaire pour le courrier en provenance du Brésil (voilà une note réellement érudite, n’est-ce pas ?). MA