J. M. Je continue à me faire l’avocat du diable : à moins que je ne ne trompe, votre intérêt pour les divers OU.X.PO a beaucoup à voir avec les mathématiques, avec cette conception des mathématiques, disons modernes, qui met l’accent sur les structures. Mais, même là, ce qui me frappe c’est l’impression où je suis que la façon dont les mathématiques ont dégagé des grandes structures, a été en général un travail à posteriori. Par exemple, la problématique bourbakiste des mathématiques est maintenant dépassée – vous le disiez vous-même – c’est une problématique qui a été extrêmement féconde dans la mesure où elle a permis de mettre de l’ordre dans tout ce qui était fait, de donner une synthèse à peu près globale, mais elle ne semble pas systématiquement porteuse de fécondité.
Il semble que beaucoup de résultats nouveaux en mathématiques sont dûs justement à des gens qui cassent les règles précédemment admises. Dans la mesure où votre intérêt pour les structures vient des mathématiques alors que, justement, même en mathématiques, il semble que le plus grand intérêt de cet accent mis sur les structures est plutôt un intérêt de synthèse à posteriori qu’un intérêt de création à priori, je me pose cette même question sur les domaines où vous tentez d’appliquer cette démarche.
F. L. L. Je dois dire que, pour moi, la création de nouvelles structures n’est pas le seul avenir de la littérature. A côté de la littérature structurée, il y a une littérature que j’appelais tout à l’heure le “cri” par exemple, que j’admets très bien, et toutes sortes d’autres. Les structures sont pour moi en effet liées aux mathématiques modernes, mais pas seulement, elles sont liées à l’impression que les mathématiques m’ont donnée dans mon enfance. Je n’avais pas le sentiment bourbakiste quand j’avais sept ans, mais j’avais un sentiment de structure – que je n’appelais pas ainsi. A côté de cet aspect de la littérature, il y a un autre aspect que j’ai moi-même cultivé, presque de l’anti-OULIPO, une chose vraiment extrêmement différente et que j’appelle le Troisième secteur.
Je fais partie du conseil d’administration des décades de Cerisy (décades qui ont quelquefois trois jours, quelquefois quinze jours). Je ne vais plus à Cerisy depuis des années, mais on me consulte sur le choix des programmes, des conférenciers, etc. Il y a quelques années, Anne Heurgon, la grande dictatrice de Cerisy, m’avait envoyé une lettre disant : « Est-ce que vous approuveriez, en tant que membre du conseil, une décade sur la Paralittérature, et est-ce que vous aimeriez l’organiser ? » J’ai répondu en disant : “Ça me parait certainement intéressant, mais le malheur, c’est que le mot “para-littérature” n’existe ni dans le Larousse, ni dans le Littré, ni dans le Robert, et presque personne n’a rien écrit là-dessus (à ce moment-là; maintenant, le mot commence à se répandre). Par conséquent, je vais vous dire la définition que j’aimerais mettre derrière le mot : paralittérature, puisque c’est une définition à prendre.” Je lui ai indiqué cette définition, et je lui ai dit : “Par conséquent, je ne suis pas très chaud pour parler de formes de littérature qui m’intéressent beaucoup mais que je ne mettrais pas dans la paralittérature. Je ne mettrais pas, quoique je l’aime beaucoup, le roman policier, je fais partie d’un jury d’un prix le roman de science fiction, le roman populaire – dans lequel j’ai une certaine autorité, j’en suis sans doute l’un des meilleurs connaisseurs en France en ce moment, le roman-photos (que je n’aime pas, par contre). Tout cela me parait intéressant, mais j’aimerais bien le sortir de ce qu’on appelle la paralittérature. Je lui ai donné la liste des choses qui m’intéressaient, en lui disant : “Peut-être penserez-vous que ça ne convient pas à Cerisy.” Je ne lui ai pas dit ce que je pensais, à savoir qu’elle en serait effrayée, ce qui est arrivé. On m’a répondu comme fait un éditeur quand il refuse un livre : “C’est excellent’, mais…” Elle m’a proposé de faire quelque chose de consacré à tous ces secteurs. J’y suis allé et j’y ai fait des interventions.
Tout cela a été recueilli dans le livre de la décade de Cerisy, j’en ai confié la direction à Tortel qui est un bon poète de Marseille, à qui j’avais vraiment appris ce qu’était le roman populaire pendant la guerre, et à Lacassin. Il y avait un peu trop, à mon avis un côté sociologique, mais comment faire, au 20ème siècle, quelque chose sans sociologie ? Mais enfin, ce n’était pas forcément mauvais. Ce qui était le meilleur peut-être, c’était une très bonne communication de Follain, qui était un très grand ami, sur le mélodrame. Je suis intervenu dans les conclusions pour dire : “J’ai été intéressé par ce que vous avez fait. Vous avez parlé de ce que j’appelle le deuxième secteur. Il y a pour moi trois secteurs dans l’usage du langage : dans le premier secteur, je vous propose de mettre Racine, Shakespeare, Villon, Rimbaud, etc., c’est-à-dire quelques valeurs sûres – à mes yeux en tout cas - ; le deuxième secteur est celui que vous avez traité ; il y a un troisième secteur.” Je m’en suis tenu là. J’ai attendu quelques années, et quand le livre est paru, j’ai publié un article sur le troisième secteur dans les Lettres Nouvelles.
J’entends par “troisième secteur” tout ce qui est écrit et qui ne se vend pas : les tatouages, les graffiti, les publicités pharmaceutiques (qui aident à vendre mais qui ne se vendent pas), les prière d’insérer, les ex-voto dans les églises, les épitaphes dans les cimetières, les assiettes décorées, etc. Pour moi, c’est un domaine formidable et complètement ignoré. Ce n’est pas du tout oulipien, je dirais presque que c’est le contraire, or, ça nous apprend énormément. Il n’y a pas que les structures qui m’intéressent. Mais, je ne vois pas très bien une littérature absolument non structurée. Si les hommes en ont envie, pourquoi pas, mais ça me parait douteux. Dans la mesure où ils voudront faire de la littérature structurée, se pose le problème d’inventer des structures après coup, a posteriori.
Je me demande s’il n’y a pas une marche de la civilisation vers une conception beaucoup plus consciente des structures. C’est une question que je me pose, et je n’attends pas d’y avoir répondu pour en faire et en donner.
J. M. Je me demande si le troisième secteur n’est pas encore beaucoup plus riche en structures que le premier.
F. L. L. Oui, il y a de la structure partout, dans une certaine mesure.
J. M. La publicité me parait être une des choses les plus structurées, il y a quelques normes structurales très fortes ; le graffiti, c’est un peu pareil. Ce serait intéressant de faire un OU.PUB.PO
F. L. L. Absolument ! Là, ces structures sont mises à jour par des études de marché, par exemple, qui permettent de détecter à peu près ce qu’il faut. Autrement dit, c’est analytique et ça cherche une autre efficacité que les émotions de la littérature ou que la beauté. Mais, naturellement, tout est structuré finalement. Là, ce sont des structures, pas forcément naturelles, mais pas voulues dans une intention littéraire – quoique, à la vérité, si ça a une efficacité, pour moi, ça a une certaine valeur littéraire. Pour moi, qu’est-ce qui est beau en littérature ? c’est ce qui me plaît, ce qui me touche. Il n’en reste pas moins que les structures dans ce cas, ne sont pas contrôlées : le jardin que nous avons sous les yeux est très structuré mais il n’est pas à la française ; il y a un fouillis d’herbes qui est une structure.
J. M. Je ne suis pas sûr d’être tout à fait d’accord, je crois que la publicité, pour reprendre cet exemple, est beaucoup plus consciemment structurée que la littérature. Les publicistes connaissent beaucoup plus explicitement les recettes qu’ils emploient que la plupart des littérateurs.
F. L. L. Oui, alors il y a recette. C’est une structure si vous voulez.
Mais il n’y a pas que dans le troisième secteur, dans le deuxième secteur, le roman policier est extrêmement structuré. Ce n’est pas par hasard si j’ai donné dans le livre de l’OULIPO une recherche sur : qui est le coupable ? Le roman policier est mieux structuré que la tragédie classique – pas beaucoup plus que Feydeau. Vous avez raison, c’est structuré, mais la structure cherche une autre efficacité, le troisième secteur vise un but et peut se servir de structures. Mais l’intérêt du troisième secteur est, à mon avis, moins les structures qu’il comporte que ce qu’il m’apporte. Je n’ai pas besoin de connaître ces structures pour m’y plaire.
J. M. On pourrait peut-être renverser la démarche et se dire que c’est précisément parce que dans le troisième secteur – et le deuxième – les structures sont finalement très fortes, assez simples et apparentes que, du coup, ça devient intéressant de les mettre en lumière.
F. L. L. Exactement ! J’ai bien fondé une confrérie des amis du troisième secteur, mais jusqu’ici je n’ai eu que des adhésions de principe et amicales. J’aurais voulu avoir une cinquantaine d’étudiants que j’aurais lâchés sur chacun des secteurs. Il y a des secteurs qui ont déjà été étudiés, je possède plusieurs livres sur les tatouages par exemple, il y en a sur les graffiti, il y en a même sur les graffiti des pissotières de Paris – ce qui est déjà un sujet assez riche. Il doit y en avoir pour Berlin, Londres et quelques autres.
J. B. Il y a aussi une étude sur les épitaphes du cimetière du Père Lachaise.
F. L. L. Oui, il y en a de très bonnes. Je ne sais pas dans quel cimetière il y a une épitaphe qui a été mise sur la tombe d’un homme qui s’était suicidé – ce qu’on ne doit pas faire quand on est croyant – en se pendant : sa femme a mis sur l’épitaphe : “Repens-toi.” ! Ce n’est pas une blague. Ces choses sont intéressantes si elles sont vraies.
Je me suis écarté de la musique… Pour moi, la musique, c’est comme des amours, je ne peux pas tellement en parler.
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En 1976, “le” livre de l’Oulipo, c’est La littérature potentielle. Dans lequel on trouve en effet “les Structures du roman policier” de FLL (une classification). MA
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