J. B. Je voudrais revenir à la voix : est-ce à la voix que vous en avez, ou à la voix proférant des paroles ? et qu’est-ce que c’est qu’une voix ne proférant pas de paroles. Et puis, quel rapport y a-t-il entre cela et le fait que vous avez été élevé dans un milieu musical, notamment avec une cantatrice célèbre ?
F. L. L. Ce qui me choque dans l’association de la voix et de la musique, même quand elle ne prononce pas de mots et qu’elle est traitée comme un instrument – et c’est un instrument remarquable qui, à mon avis, est gâché. C’est justement ce que je reproche à ce système. Lorsque l’on parle sous le coup de l’émotion, que l’on est indigné, qu’on dit “je t’aime”, etc. si l’on fait attention à ce moment-là à la qualité musicale de la parole, on tombe sur des trésors qui sont complètement négligés par la musique. Je sens vivement les voix humaines, quand elles disent quelque chose sans aucun accompagnement musical, comme ayant une finesse, évidemment très peu perceptible, mais beaucoup plus fine que ce que je trouve dans la musique.
Autrement dit, je crois que la voix parlée a des nuances qui sont complètement gâchées par une sorte de grossièreté de ce qu’on exige de la voix comme instrument. C’est d’ailleurs pour ça que j’apprécie d’entendre parler un Chinois ou un Russe. La langue russe, dans certaines régions, est très caressante, c’est délicieux à entendre, sans comprendre ce qui se dit. On peut se douter que c’est d’amour que l’on parle – je dis “d’amour” parce que c’est ce qu’il y a de plus intéressant, à beaucoup d’égards, dans les activités humaines sur le plan émotif. Le chinois aussi.
Il s’agit en effet de la qualité musicale de la voix, mais pas traitée comme un instrument, robotisée en quelque sorte par les partitions ou par les compositeurs. Je crois qu’on néglige quelque chose de très, très fin. C’est un peu mieux dans quelques bonnes chansons – c’est déjà mieux que l’opéra.
Une chanson sur cent vaut mieux que n’importe quel opéra, à mon avis, mais une chanson sur cent, ce n’est pas beaucoup. Je juge de la qualité moyenne d’une activité par rapport à une espèce de critère général : s’il y a 10% de bon, c’est bien, plus de 10%, c’est encore mieux, moins de 10%, ce n’est pas très bien. Mais enfin, j’accepte quelques très bonnes chansons quand même.
J. B. J’ai une certaine fascination pour le folklore, et il est remarquable que, lorsque l’on fait des enregistrements, la plupart du temps, les gens chantent faux – au sens musical, conservatoire. Ils sont beaucoup plus proches de la voix, c’est une sorte de prolongement de l’intonation jusqu’au chant, de décalage par rapport au discours quotidien, mais ça n’est pas encore vraiment musical. Mais il est très difficile de faire une séparation, de dire à partir de quand on est devant un traitement musical de la voix. Ce que j’aime dans la voix, c’est une espèce de branchement sur quelque chose comme une origine, sur une tradition qui me parait très ancienne.
F. L. L. Oui, je veux bien. En tous cas, c’est une amélioration que cet écart (de la musique) par rapport à ce que le compositeur pourrait attendre. Tricher à ce moment-là, c’est rétablir une vérité, pour moi, c’est sûr. Je me trompe peut-être sur moi-même, mais pour répondre à la seconde partie de votre question précédente, j’ai l’impression que j’aurais été comme ça même si je n’avais pas connu une grande cantatrice et ce milieu frelaté – comme le milieu de n’importe qui, d’ailleurs, nous sortons tous d’un milieu frelaté, mais plus ou moins, ou différemment. Je crois que, de toute façon, j’aurais eu la même position – encore une fois, je ne peux pas le garantir.
Ceci dit, ça a peut-être joué un petit rôle quand même.
J. B. Qu’est-ce que c’était qu’une cantatrice pour le petit enfant que vous étiez ? Maintenant, vous avez une façon rationnelle d’expliquer tout cela, je pense qu’il serait intéressant d’en trouver les racines ; il y a là surtout quelque chose que vous n’aimez pas, vous expliquez ensuite pourquoi.
F. L. L. Pour autant que je puisse dire que j’avais les germes d’une théorie du disparate très jeune, très tôt – sans avoir jamais prononcé le mot, je ne l’ai jamais tant prononcé que depuis que je vous connais ! - j’ai réagi en vertu de cette théorie d’un mauvais disparate, parce que mon amour pour ma mère aurait pu me pousser à aimer cette chose-là. J’idolâtrais ma mère et ça aurait tendu à me faire accepter tout ce qu’elle me proposait, or je me sentais en complet désaccord avec elle là-dessus.
Pourtant j’acceptais beaucoup de choses qu’elle me proposait parce que cela venait d’elle : elle m’avait par exemple donné son goût pour les bananes antillaises, et pour moi, il n’y avait rien de mieux au monde – depuis, j’ai un peu changé, mais enfin, je les accepte encore volontiers.
Vous me direz que c’est moins important, et encore ! il y a dans la flavour d’une bonne banane des Antilles quelque chose de comparable à ce que l’on peut trouver justement dans la parole telle que je la défendais tout à l’heure.
Il est difficile de s’en apercevoir. Il faudrait faire attention aux nuances à côté desquelles on risque de passer dans la vie. C’est une chose à laquelle j’ai été très sensible. Les quelques poèmes que j’ai faits et que j’ai conservés sont consacrés à ça au fond, c’est-à-dire des nuances que l’on oublie, auxquelles on ne pense pas.
Tout ce monde me sortait par le nez, les yeux et les oreilles. En plus de cela, j’étais allergique au comportement social de ces gens-là, même s’ils n’avaient pas été chanteurs, leur attitude me déplaisait beaucoup. Comme toujours, il y a quand même un intérêt à se pencher sur ce qui vous déplaît beaucoup, mais je m’arrête au bout d’un moment et je préfère me pencher sur ce qui me plaît beaucoup.