Mes tuniques de Nessus [ce titre se trouve dans le manuscrit]
Dans la liste de ce que j’appelle mon disparate il y a des choses pour lesquelles je suis connu par un certain nombre de personnes, et d’autres pour lesquelles je ne suis absolument pas connu, et qui ne sont pas les moins importantes pour moi. Il y a des domaines, les échecs et les maths par exemple, où je suis connu dans certains milieux. Dans ces milieux-là on me demande toujours de ne faire que cela, de me spécialiser. Les joueurs d’échecs m’en veulent de ne pas faire que des échecs, les mathématiciens, de ne pas faire que des maths et d’autres de ne pas faire que de l’industrie. C’est ce que j’appelle mes tuniques de Nessus parce que je suis un peu persécuté en quelque sorte. On insiste continuellement pour que j’écrive des livres d’échecs, et puis des livres d’un tas de choses. Je réponds aux gens : “Je ne m’occupe jamais de choses passionnantes quand je peux m’occuper de choses plus passionnantes encore.” J’ai l’air de cultiver le paradoxe, mais pas du tout – c’est vrai que le paradoxe n’est pas désagréable – mais c’est le fond même de ma pensée ; comme j’ai appris à Dominique : “Fais toujours ce qui est mauvais pour toi si c’est le seul moyen d’éviter le pire.” Je m’aperçois que les humains n’appliquent jamais ces règles-là.
Après avoir apprécié, sans plus, les périodes bleue et rose de Picasso qui nous peignent la misère humaine ; où on voit que Picasso est du bon côté, j’ai découvert qu’il exprimait d’un seul coup tout ce qu’il voulait exprimer le jour où il a mis les nez, les yeux, etc. à un autre endroit. Quand on regarde l’évolution des arts – de la musique, de la peinture et de la poésie pour prendre les trois plus grands – on s’aperçoit qu’à certains moments certains sont en avance sur d’autres dans la hardiesse. Par exemple, la peinture était en retard sur la poésie et la littérature : en littérature on parle à n’importe quelle époque d’un “visage bouleversé”, c’est ce que fait Picasso. On peut parler aussi d’un “visage convulsé par la rage”. Il fallait le faire en peinture comme on le fait tout naturellement en littérature. On dit aussi parfois de quelqu’un qu’il est “dans les nuages”, ce que Chagall a montré – ce n’est pas pour moi un bon peintre, mais il l’a fait.
J. M. L. L. Ce que tu dis me gêne un peu : tu donnes à la peinture une fonction purement illustrative ; tu nies pratiquement la fonction autonome de la peinture.
F. L. L. Absolument pas ! J’admets qu’elle puisse avoir plusieurs fonctions, j’admets une peinture disparate aussi. C’est pourquoi, d’ailleurs, quand Chagall met quelqu’un dans les nuages, ça ne m’intéresse pas, il fait de la littérature ; mais lorsque Picasso bouleverse des figures, il ne fait pas la même chose que l’écrivain, il les bouleverse pour de bon.
En fait, pour éviter toute trahison dans l’expression de ma pensée, j’aurais dû mettre entre guillemets chacun sans exception des mots de ce livre, y compris les prépositions et parfois les signes de ponctuation.
Dans la liste de ce que j’appelle mon disparate il y a des choses pour lesquelles je suis connu par un certain nombre de personnes, et d’autres pour lesquelles je ne suis absolument pas connu, et qui ne sont pas les moins importantes pour moi. Il y a des domaines, les échecs et les maths par exemple, où je suis connu dans certains milieux. Dans ces milieux-là on me demande toujours de ne faire que cela, de me spécialiser. Les joueurs d’échecs m’en veulent de ne pas faire que des échecs, les mathématiciens, de ne pas faire que des maths et d’autres de ne pas faire que de l’industrie. C’est ce que j’appelle mes tuniques de Nessus parce que je suis un peu persécuté en quelque sorte. On insiste continuellement pour que j’écrive des livres d’échecs, et puis des livres d’un tas de choses. Je réponds aux gens : “Je ne m’occupe jamais de choses passionnantes quand je peux m’occuper de choses plus passionnantes encore.” J’ai l’air de cultiver le paradoxe, mais pas du tout – c’est vrai que le paradoxe n’est pas désagréable – mais c’est le fond même de ma pensée ; comme j’ai appris à Dominique : “Fais toujours ce qui est mauvais pour toi si c’est le seul moyen d’éviter le pire.” Je m’aperçois que les humains n’appliquent jamais ces règles-là.
Après avoir apprécié, sans plus, les périodes bleue et rose de Picasso qui nous peignent la misère humaine ; où on voit que Picasso est du bon côté, j’ai découvert qu’il exprimait d’un seul coup tout ce qu’il voulait exprimer le jour où il a mis les nez, les yeux, etc. à un autre endroit. Quand on regarde l’évolution des arts – de la musique, de la peinture et de la poésie pour prendre les trois plus grands – on s’aperçoit qu’à certains moments certains sont en avance sur d’autres dans la hardiesse. Par exemple, la peinture était en retard sur la poésie et la littérature : en littérature on parle à n’importe quelle époque d’un “visage bouleversé”, c’est ce que fait Picasso. On peut parler aussi d’un “visage convulsé par la rage”. Il fallait le faire en peinture comme on le fait tout naturellement en littérature. On dit aussi parfois de quelqu’un qu’il est “dans les nuages”, ce que Chagall a montré – ce n’est pas pour moi un bon peintre, mais il l’a fait.
J. M. L. L. Ce que tu dis me gêne un peu : tu donnes à la peinture une fonction purement illustrative ; tu nies pratiquement la fonction autonome de la peinture.
F. L. L. Absolument pas ! J’admets qu’elle puisse avoir plusieurs fonctions, j’admets une peinture disparate aussi. C’est pourquoi, d’ailleurs, quand Chagall met quelqu’un dans les nuages, ça ne m’intéresse pas, il fait de la littérature ; mais lorsque Picasso bouleverse des figures, il ne fait pas la même chose que l’écrivain, il les bouleverse pour de bon.
En fait, pour éviter toute trahison dans l’expression de ma pensée, j’aurais dû mettre entre guillemets chacun sans exception des mots de ce livre, y compris les prépositions et parfois les signes de ponctuation.