F. L. L. J’allais venir à cela d’une autre manière. Il y a quelques années, j’ai fait à la radio une série d’exposés sur la double question : la science est-elle une ou diverse, le monde extérieur est-il un ou divers ? J’avais ensuite à répondre à cette question : la science marche-t-elle à l’unité ? En lisant l’histoire des sciences, j’ai constaté qu’à certaines périodes, la science marche effectivement à l’unité pour retrouver ensuite sa diversité. Pourquoi cette marche à l’unité ?
Je crois qu’il y a une vocation de la majorité des scientifiques de marcher à l’unité ; et lorsque l’un d’eux – Einstein ou Planck, par exemple – fait éclairer une grande synthèse, j’ai l’impression qu’il en est moins heureux que ceux qui ont trouvé une unité. D’autres s’en accommodent fort bien. Dans la pensée humaine, il me semble qu’il y a plus de goût de l’unité que de la pluralité, plus de monothéisme que de polythéisme. Pour parler de ma propre vocation, je sais que j’ai des moments où je suis monothéiste et d’autres où je suis polythéiste. J’éprouve un grand plaisir chaque fois qu’une révolution fait éclater un domaine scientifique, un autre grand plaisir quand c’est le contraire.
J. H. L. L. Ce que vous dites semble signifier que c’est un problème qui relève de l’ordre du discret.
F. L. L. Il n’y a pas de doute.
F. L. L. Un disparate bien organisé doit conforter des moments de non-disparate. Autrefois les gens me demandaient souvent où je prenais le temps pour faire ce que je faisais, et se demandaient si je ne trichais pas quand je leur disais que j e dormais bien et que j’avais un besoin absolu de moments de flânerie, de paresse.
F. L. L. Je me demande souvent ce que le disparate a changé et ce qu’il n’a pas changé en moi. Je crois qu’il m’a donné un certain sang-froid devant les événements, ce qui m’a sauvé la vie plusieurs fois par jour au camp de Dora. Par contre, je crois qu’il n’a rien changé à mes réactions hormonales.
F. L. L. On peut classer les disparates par objectif. Il y a un disparate qui vise à trouver une unité sous la diversité ; c’est ce que j’ai trouvé dans le livre de Pétrovitch, et aussi dans ma conversation avec Wiener – qui avait une cohérence logique très forte, on parlait à peu près toujours de la même chose, c’était un discours qui avançait très lentement sous des airs d’avancer à toute vitesse. Voilà un exemple culturel de ce disparate, mais dans la vie disparate, l’essentiel est de parvenir à trouver une unité sous une diversité de sensations ou d’actions. Je l’ai bien vécu : j’ai eu des quantités de madeleines, de dénivellations, de pavés en traversant une cour, etc.
J. B. G. La diversité est celle des choses, alors que l’unité est celle du sujet qui les vit.
F. L. L. Peut-être y a-t-il une unité dans les choses. C’est le problème par exemple de savoir si on peut faire des mathématiques sur le monde extérieur. Là-dessus, j’ai une position philosophique : je crois que nous avons des structures d’unité et des structures de diversité et que – au moins dans le domaine des sciences – on ne découvre quelque chose que lorsqu’il est en même temps dans le monde extérieur et dans soi-même. Sinon, cela ne tient pas longtemps : on peut coller sur le monde extérieur une unité qu’on porte en soi, mais au bout d’un moment elle éclate. Mais je ne tiens pas du tout à trouver la vérité philosophique dans ces domaines-là : je préfère manger des œufs à la neige que d’acquérir une vérité philosophique sur ce point.
Il y a l’autre disparate, qui se complaît dans l’impuissance à trouver l’unité. Être vaincu par un très grand désordre est tout à fait délicieux. J’ai un très grand plaisir à regarder un seul brin d’herbe – c’est pourquoi j’ai donné à l’Oulipo un poème d’un seul mot, le mot fenouil ; mais trop d’herbes pour pouvoir les analyser donnent un sentiment de confusion délicieuse, un sentiment de polythéisme.
La musique diatonique me fournit un plaisir de cohérence et d’unité ; je ne suis pas du tout dépassé par ces douze notes et j’en apprécie toutes les combinaisons. Et même lorsque le chromatisme wagnérien me dirige vers l’atonalité, je ne suis encore pas loin d’un plaisir unitaire, parce que cette atonalité me fait ressentir – de manière négative – la tonalité. Par contre, le bruit, à partir du moment où on ne peut plus du tout l’analyser fournit un autre plaisir. C’est un accord où jouent trop de notes pour que je puisse les dominer.
J’ai apprécié la musique concrète dès son apparition, je suis un des premiers à avoir soutenu Schaeffer. De la même façon, j’aime le tableau de Dürer qui représente une simple touffe d’herbes ; je me suis souvent demandé comment un tel tableau pouvait me subjuguer à ce degré-là. Je suis délicieusement confondu.
D’aucuns compareraient la première attitude à une attitude phallocratique, la seconde à une attitude féminine ; dans ce cas-là, j’ai les deux sexes, ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je m’en aperçois.
Je crois qu’il y a une vocation de la majorité des scientifiques de marcher à l’unité ; et lorsque l’un d’eux – Einstein ou Planck, par exemple – fait éclairer une grande synthèse, j’ai l’impression qu’il en est moins heureux que ceux qui ont trouvé une unité. D’autres s’en accommodent fort bien. Dans la pensée humaine, il me semble qu’il y a plus de goût de l’unité que de la pluralité, plus de monothéisme que de polythéisme. Pour parler de ma propre vocation, je sais que j’ai des moments où je suis monothéiste et d’autres où je suis polythéiste. J’éprouve un grand plaisir chaque fois qu’une révolution fait éclater un domaine scientifique, un autre grand plaisir quand c’est le contraire.
J. H. L. L. Ce que vous dites semble signifier que c’est un problème qui relève de l’ordre du discret.
F. L. L. Il n’y a pas de doute.
F. L. L. Un disparate bien organisé doit conforter des moments de non-disparate. Autrefois les gens me demandaient souvent où je prenais le temps pour faire ce que je faisais, et se demandaient si je ne trichais pas quand je leur disais que j e dormais bien et que j’avais un besoin absolu de moments de flânerie, de paresse.
F. L. L. Je me demande souvent ce que le disparate a changé et ce qu’il n’a pas changé en moi. Je crois qu’il m’a donné un certain sang-froid devant les événements, ce qui m’a sauvé la vie plusieurs fois par jour au camp de Dora. Par contre, je crois qu’il n’a rien changé à mes réactions hormonales.
F. L. L. On peut classer les disparates par objectif. Il y a un disparate qui vise à trouver une unité sous la diversité ; c’est ce que j’ai trouvé dans le livre de Pétrovitch, et aussi dans ma conversation avec Wiener – qui avait une cohérence logique très forte, on parlait à peu près toujours de la même chose, c’était un discours qui avançait très lentement sous des airs d’avancer à toute vitesse. Voilà un exemple culturel de ce disparate, mais dans la vie disparate, l’essentiel est de parvenir à trouver une unité sous une diversité de sensations ou d’actions. Je l’ai bien vécu : j’ai eu des quantités de madeleines, de dénivellations, de pavés en traversant une cour, etc.
J. B. G. La diversité est celle des choses, alors que l’unité est celle du sujet qui les vit.
F. L. L. Peut-être y a-t-il une unité dans les choses. C’est le problème par exemple de savoir si on peut faire des mathématiques sur le monde extérieur. Là-dessus, j’ai une position philosophique : je crois que nous avons des structures d’unité et des structures de diversité et que – au moins dans le domaine des sciences – on ne découvre quelque chose que lorsqu’il est en même temps dans le monde extérieur et dans soi-même. Sinon, cela ne tient pas longtemps : on peut coller sur le monde extérieur une unité qu’on porte en soi, mais au bout d’un moment elle éclate. Mais je ne tiens pas du tout à trouver la vérité philosophique dans ces domaines-là : je préfère manger des œufs à la neige que d’acquérir une vérité philosophique sur ce point.
Il y a l’autre disparate, qui se complaît dans l’impuissance à trouver l’unité. Être vaincu par un très grand désordre est tout à fait délicieux. J’ai un très grand plaisir à regarder un seul brin d’herbe – c’est pourquoi j’ai donné à l’Oulipo un poème d’un seul mot, le mot fenouil ; mais trop d’herbes pour pouvoir les analyser donnent un sentiment de confusion délicieuse, un sentiment de polythéisme.
La musique diatonique me fournit un plaisir de cohérence et d’unité ; je ne suis pas du tout dépassé par ces douze notes et j’en apprécie toutes les combinaisons. Et même lorsque le chromatisme wagnérien me dirige vers l’atonalité, je ne suis encore pas loin d’un plaisir unitaire, parce que cette atonalité me fait ressentir – de manière négative – la tonalité. Par contre, le bruit, à partir du moment où on ne peut plus du tout l’analyser fournit un autre plaisir. C’est un accord où jouent trop de notes pour que je puisse les dominer.
J’ai apprécié la musique concrète dès son apparition, je suis un des premiers à avoir soutenu Schaeffer. De la même façon, j’aime le tableau de Dürer qui représente une simple touffe d’herbes ; je me suis souvent demandé comment un tel tableau pouvait me subjuguer à ce degré-là. Je suis délicieusement confondu.
D’aucuns compareraient la première attitude à une attitude phallocratique, la seconde à une attitude féminine ; dans ce cas-là, j’ai les deux sexes, ce n’est d’ailleurs pas la première fois que je m’en aperçois.
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