Je ne voudrais pas être confondu avec des polygraphes – ce que je suis, d’ailleurs, mais pas principalement – ni surtout avec certaine mode d’admirer des gens pour un certain disparate qu’ils revendiquent, et qu’on leur accorde, et qui, à mon avis, n’est qu’une fameuse tromperie. Je ne dis pas cela du tout par orgueil ou par vanité, je ne le dis même pas comme Jean-Jacques Rousseau : “je suis ce que je suis, avec mes défauts, je suis moi”, je ne suis pas du tout fier d’être moi, je serais très content d’être autre chose, content aussi d’être moi, d’ailleurs, le problème n’est pas là, je suis emporté par quelque chose de plus intéressant que moi-même, voilà tout.
On parle beaucoup maintenant, par exemple, de l’intégration des arts. Il s’agit de chercher un art total avec tout ce qui peut contribuer à l’art dans une pièce de théâtre, le visuel, l’auditif, etc.. J’ai fait partie d’un groupe créé par Le Corbusier qui tenait absolument à me mettre dedans, et qui, à mon avis, n’a rien intégré du tout. On mettait simplement des choses les unes à côté des autres comme on verserait dans un verre, sans s’en occuper, différents ingrédients, il n’est pas sûr que ça fasse un bon mélange à boire.
Autre exemple de disparate, non seulement sans intérêt et sans valeur pour moi, mais même plutôt négatif, la chanson et l’Opéra. Le rapport de la musique et des paroles. C’est pour moi quelque chose de très important. Pourquoi est-ce que je n’aime pas la musique d’opéra, le théâtre lyrique – j’ai des exceptions, je ne suis pas d’accord avec moi à 100% – ? Ou bien, les paroles sont remarquables – c’est rare dans les opéras, Wagner tout de même un peu – et on met de la musique autour ; ou bien on met de la très bonne musique sur des paroles sans intérêt. Comment mettre ensemble bonne musique et bonnes paroles ? Ce n’est peut-être pas impossible, mais ça n’est jamais arrivé à ma connaissance. On fait correspondre une note avec une syllabe, de temps en temps, on étend plusieurs syllabes sur la note ou on groupe plusieurs notes sur la syllabe : ce n’est pas sérieux ! Il ne peut pas y avoir dans la richesse musicale à un moment donné et dans la richesse poétique au même moment des contenus qui se valent, ça n’est jamais arrivé. J’attends que ça arrive.
Par contre, je ne suis pas opposé à toute forme de chanson ; au fond, la seule forme que j’accepte, c’est la chanson populaire.
Méfions-nous, les chansons populaires sont celles qui sont faites par le peuple ; il y a celles qui sont faites pour le peuple, celles que l’on nous donne à la radio… Le peuple peut accepter des chansons qui ont été faites pour lui, ça peut arriver, bien entendu. J’en accepte quelques unes, pas beaucoup, mais je sais très bien pourquoi : celles que j’accepte sont, soit un document assez émouvant pour moi au point de vue sociologique ; soit, elles coïncident avec une sensibilisation. Par exemple, les chansons populaires dans lesquelles un amour tourne mal, on est abandonné, etc.. ça peut me plaire à certains moments, parce que je sens la coïncidence avec un moment que j’ai vécu. Sentir cette coïncidence donne un certain intérêt à la chanson. Ça ne va pas très loin.
Dans le cas de la musique sans parole, de la musique de chambre, et le quatuor en particulier, j’ai à certains moments exactement ce qu’on a en photographie quand on a la révélation d’une image latente. J’ai l’impression qu’il y avait engrammé en moi quelque chose qui n’était pas plus visible pour moi-même que l’image latente sur la plaque sensible que l’on n’a pas encore révélée. La musique arrive et c’est comme si on me plongeait dans un bain réactif, tout à coup, je m’aperçois qu’il y avait cela en moi. Dans le cas de cette musique, la révélation est une chose importante, qui me permet de me déguster moi-même, d’une certaine manière.
Dans la chanson populaire, ça va beaucoup moins loin, mais je retrouve un moment que j’ai vécu, un moment où j’ai eu énormément de peine, etc.. Ça ne va pas très loin, mais ça a une certaine valeur. Je ne trouve même pas cette valeur-là dans l’opéra. Là, c’est un disparate musique et paroles qui n’a pas été fondu, qui n’est pas uni et qui ne me paraît pas intéressant.
Autre exemple : le peintre qui a en lui les dons de la forme et les dons de la couleur. Au début du XIXème siècle, ça a donné Thomas Couture. Vous pouvez l’admirer au Louvre. Il avait tâché de joindre en lui la couleur de Delacroix et le dessin d’Ingres. Il donne des choses tout à fait convenables, comme des dissertations de baccalauréat en littérature. C’est intéressant d’emmener des élèves des Beaux-Arts étudier Couture, mais ça ne va pas plus loin.
Ce disparate-là est pour moi du faux disparate. Le type le plus trompeur de disparate sont les réunions interdisciplinaires. On réunit des tas de gens autour d’une table avec des disciplines disparates et on attend qu’il en sorte un enfant. Il n’y a pas d’enfant dans ces réunions.
Avec le faux disparate, on escroque des foules entières, et je m’élève contre cela. Il y a des parodies de disparate. Vous trouverez des tas de gens qui vous diront : moi aussi, je suis disparate, pourquoi pas ? Nous sommes une petite franc-maçonnerie secrète, les vrais disparates. Nous ne nous connaissons pas, mais nous savons que nous existons. Combien de gens cherchent à se faire valoir au nom d’une diversité, qui me parait de la pure escroquerie, en tout cas, quelque chose de sans conséquence et de sans importance. Ce sont des gens qui se répandent un peu dans des choses différentes qu’il égratignent sans se voir pénétrer dans aucune. Je crois qu’on peut pénétrer, un peu. Ils sont au vrai disparate ce que les alchimistes – les charlatans, pas les vrais – étaient à la chimie.
En m’expliquant sur le vrai disparate et ses différents éléments ; sur : le disparate n’est pas tout ; sur le faux disparate, j’aurais bouclé la boucle du livre.
__________________
Allusion probable au prologue des Confessions :
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi.
Moi seul. Je sens mon coeur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m’a jeté, c’est ce dont on ne peut juger qu’après m’avoir lu.
Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement : Voilà ce que j’ai fait, ce que j’ai pensé, ce que je fus. J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon ; et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J’ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l’être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été: j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son coeur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : je fus meilleur que cet homme-là.
La glose de FLL est ici très approximative. Le propos de Rousseau est loin de se résumer à une tautologie (la fameuse tautologie dite de Gloria Gaynor : I am what I am), bien au contraire. Ce que démontreront les Dialogues de Rousseau juge de Jean-Jacques. AFG