J. B. G. Je suis souvent frappé, quand j’entends parler des intellectuels non scientifiques, par le fait que la métaphore scientifique intervient chez eux au moment où leur pensée s’embarrasse. Et finalement, ce qu’ils emploient, ce n’est pas tant la métaphore précise que la référence à la science.
F. L. L. Bien sûr ; l’habit fait le moine. La dérive du langage courant vers le langage scientifique est tout de même mieux contrôlée que la dérive inverse, mais il est certain aussi qu’elle n’est qu’une commodité pour éviter l’introduction de mots nouveaux. Je ne sais pas si on ne gagnerait pas parfois à inventer de tels mots. La seconde dérive, étant moins bien contrôlée, peut mieux servir à une mauvaise action.
J. M. L. L. Le terme « information » me semble un autre exemple assez frappant. Avec la théorie de l’information de Shannon, il fait sa première apparition en tant que concept scientifique ; or il apparaît précisément pour désigner quelque chose qui ne transporte pas d’information, puisque l’information, au sens de Shannon, n’a aucun contenu sémantique. Dans la mesure où les scientifiques commettent consciemment ces abus de langage, ils auraient mauvaise grâce à se plaindre des effets en retour.
F. L. L. Oui, nous vivons – et nous avons toujours vécu – dans un monde de malhonnêteté réciproque et continuelle. Mais je crois qu’il y a de l’inconscience dans beaucoup de cas.
J. M. L. L. En effet, je ne crois pas qu’il s’agisse de malhonnêteté consciente. Voyez-vous quelque méthode pour remédier à cet état de choses ? Dans vos fonctions au sein de ces comités de terminologie, n’avez-vous pas eu à faire face à ce type de problème : proposition d’un mot qui vous paraissait lourd de malentendus possibles ?
F. L. L. Continuellement. Mais je me suis rendu compte que je me trouvais en face de gens si spécialisés qu’il était impossible d’avoir un dialogue avec eux ; le seul dialogue possible a lieu entre des gens ouverts au même disparate, c’est le dialogue interdisciplinaire. Mais ces commissions auxquelles j’appartenais, j’y allais surtout pour m’instruire.
J’ai tout de même fait accepter le mot laser : j’ai fait remarquer qu’il se trouvait dans tous les journaux quotidiens et dans les manuels scolaires, ce qui les a décidés. J’avais été imposé au dictionnaire de l’Académie par Louis Armand, qui était considéré dans cette commission comme le grand scientifique et qui, en fait, avait oublié toutes ses connaissances scientifiques. Il m’avait fait entrer dans cette commission et se contentait de dire toujours comme moi.
J. B. G. Le mot laser est intéressant, parce qu’il est un exemple d’un phénomène de plus en plus fréquent : la création absolue de mots. Mais pourrait-on se satisfaire de voir tous les mots scientifiques systématiquement désignés par des abréviations n’ayant pas de sens possible pour le profane ?
J. M. L. L. Non, tout ce que je demande, c’est que les termes scientifiques soient explicités. Mais ce jeu des mots porte sur le fonctionnement vrai de la science, ce n’est pas par hasard que les gens vont chercher les mots de la langue courante : c’est significatif de tout ce qui tend à être occulté par la suite, c’est-à-dire la production réelle du concept. La création absolue de mots est nouvelle, mais ne peut être que très partielle, sinon nous arriverions à un langage totalement incompréhensible.
F. L. L. Je pense qu’il est préférable d’accepter de vivre la vie des mots comme nous acceptons de vivre notre vie, mais en la nettoyant d’un certain excès d’escroquerie et de malhonnêteté. Il faut accepter les risques de la vie des mots.
J. B. G. Il faut donc aussi accepter que le profane pose les questions les plus naïves.
F. L. L. Bien sûr, mais l’échange entre le scientifique et le profane n’est pas toujours facile : il pose le problème des structures de la société, de l’éducation, etc.