Valeur des durées d’activité dans l’emploi VI-1 de mon temps. [ce titre fait partie de l’entretien]
F. L. L. Je n’ai pas d’appareil à mesurer cela, je n’ai pas d’activomètre, j’ai fait une appréciation quantitative en pourcentage. Je crois avoir eu quelque chose comme 5% de passages négatifs, que je regrette. Ce sont des moments où ma santé était très mauvaise, socialement négatifs. C’est assez rare, mais il y en a quelques-uns où je n’étais vraiment pas heureux. J’ai aussi 5% de passages quasi nuls que je ne pouvais pas éviter : les décorations, les épées d’académicien, les enterrements, les banquets, quelquefois même des conférences où je représente l’UNESCO et où je dois dire telle ou telle chose. Ce n’est pas complètement nul parce que je peux penser à autre chose – je ne crois pas être différent des autres hommes sur ce plan.
L’une des premières conférences que j’ai faite, il y a une trentaine d’années, était complètement écrite – je n’avais pas la langue bien pendue comme maintenant. C’était vraiment une thèse, d’un complet, d’un académisme extraordinaire. On m’avait donné une heure, une heure un quart de parole, j’ai pris une heure trois quarts, naturellement. Ma deuxième conférence était aussi comme cela, mais dès la troisième, j’avais réfléchi un peu. J’ai réalisé que, lorsque je suis des conférences je pense ou à mes ennuis financiers, sentimentaux, etc. ou à un truc de math, de littérature ou d’échecs – le problème d’échecs est particulièrement commode, ayant à l’époque la capacité de voir un problème sans voir, je pouvais retenir un problème et le résoudre de tête. C’est un exercice assez difficile et je ne crois pas que tout le monde pourrait le faire, mais beaucoup plus qu’on ne le croit : disons que le quart de l’humanité pourrait y parvenir, alors que les gens sont persuadés qu’il y a un homme pour mille. Maintenant, sans être très célèbre, je suis relativement connu, et quand je ne peux pas éviter un banquet, c’est la table d’honneur.
Je pose toujours mes conditions à la personne chargée d’organiser la table d’honneur : qui sera à ma gauche et à ma droite ? Comme je peux me permettre de refuser, au besoin, je dis : « Non, je regrette beaucoup. » Dans certains cas, le protocole fait qu’on ne peut pas changer, dans d’autres cas, c’est possible. Ça a quelquefois bien ennuyé les organisateurs. Je désirais parfois auprès de moi une personne qui ne pouvait pas être à la table d’honneur, je demandais alors à être dans la salle à côté… J’ai eu quelquefois de grandes difficultés à résoudre ces problèmes, mais finalement, ces passages ne sont pas complètement nuls.
J’ai compté 10% de passages à évasions – insuffisamment positives, mais où je peux ne parler à personne et penser à quelque chose de bien. J’arrive à faire des choses assez intéressantes. Souvent, d’ailleurs, dans ces cas-là, je mets au point l’exposé de quelque chose de difficile à expliquer. En quelque sorte, une vulgarisation scientifique, par exemple, mais pas forcément, de bonne qualité. Je me souviens m’être expliqué la très grande différence qu’il y a entre la topologie algébrique et l’algèbre topologique. Je me faisais des patates dans la tête, des patates avec de l’algèbre et d’autres avec de la topologie, j’envoyais des flèches, je corrigeais, etc.
Ce n’était pas aussi bon que si j’avais été tranquille, mais enfin, c’était ce que j’appelle une évasion positive, quoiqu’insuffisamment positive. Je me souviens aussi m’être fait, pour ensuite l’expliquer chez moi, toute l’histoire des Ducs de Bourgogne depuis Jean le Bon. Jean le Bon qui était à la bataille de Poitiers avec son fils : « Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche ! », cet enfant qui n’était pas son fils aîné et qui ne devait pas hériter du trône de France, mais qu’il aimait le mieux. Il l’a emmené avec lui en captivité en Angleterre – captivité très supérieure aux camps de déportation – où ils étaient royalement traités, bien sûr. D’ailleurs, les chevaliers se sont disputés à qui aurait le droit de l’arrêter. C’est pour ce fils qu’ensuite il a créé la Bourgogne, le duché de Bourgogne. C’est le premier des quatre célèbres Ducs de Bourgogne. Je m’étais fait l’histoire complète de chacun d’eux.
Je me fais souvent, c’est peut-être plus facile que pour les mathématiques, des mises au point historiques très précises. C’est comme ça que j’ai découvert une petite loi historique qui paraîtrait insignifiante ou un peu farfelue à Le Roy-Ladurie : un pays voisin est un pays qui sera probablement ennemi – c’est une facilité – de sorte que le voisin du voisin, de l’autre côté, risque algébriquement d’être votre allié. Mais on cite toujours cela en s’arrêtant.
Par exemple, l’alliance entre François 1er avec le Grand Turc contre Charles Quint. Mais on n’a pas remarqué que Charles Quint a fait la même chose pour contrer les Turcs par les Perses Céphéides ; et on n’avait pas remarqué que, pour contrer les Perses Céphéides, les Turcs ont fait alliance avec les Grands Mogols ! J’étais très content d’avoir découvert ça. Il y a trois au quatre cas où on peut trouver des chaînes d’alliance. Ce n’est pas transitif à l’infini.
J. M. Ça pose des problèmes ! Si on ferme la boucle et qu’il y a un nombre impair de pays…
F. L. L. Bien entendu. Ce genre de recherche est le type de travaux, insuffisamment positifs, que je fais quand je suis dans des réunions. Pour les passages positifs, j’ai mis 80%, bien entendu – et j’espère bien que mon engagement au Seuil appartient à cette dernière catégorie.
F. L. L. Je n’ai pas d’appareil à mesurer cela, je n’ai pas d’activomètre, j’ai fait une appréciation quantitative en pourcentage. Je crois avoir eu quelque chose comme 5% de passages négatifs, que je regrette. Ce sont des moments où ma santé était très mauvaise, socialement négatifs. C’est assez rare, mais il y en a quelques-uns où je n’étais vraiment pas heureux. J’ai aussi 5% de passages quasi nuls que je ne pouvais pas éviter : les décorations, les épées d’académicien, les enterrements, les banquets, quelquefois même des conférences où je représente l’UNESCO et où je dois dire telle ou telle chose. Ce n’est pas complètement nul parce que je peux penser à autre chose – je ne crois pas être différent des autres hommes sur ce plan.
L’une des premières conférences que j’ai faite, il y a une trentaine d’années, était complètement écrite – je n’avais pas la langue bien pendue comme maintenant. C’était vraiment une thèse, d’un complet, d’un académisme extraordinaire. On m’avait donné une heure, une heure un quart de parole, j’ai pris une heure trois quarts, naturellement. Ma deuxième conférence était aussi comme cela, mais dès la troisième, j’avais réfléchi un peu. J’ai réalisé que, lorsque je suis des conférences je pense ou à mes ennuis financiers, sentimentaux, etc. ou à un truc de math, de littérature ou d’échecs – le problème d’échecs est particulièrement commode, ayant à l’époque la capacité de voir un problème sans voir, je pouvais retenir un problème et le résoudre de tête. C’est un exercice assez difficile et je ne crois pas que tout le monde pourrait le faire, mais beaucoup plus qu’on ne le croit : disons que le quart de l’humanité pourrait y parvenir, alors que les gens sont persuadés qu’il y a un homme pour mille. Maintenant, sans être très célèbre, je suis relativement connu, et quand je ne peux pas éviter un banquet, c’est la table d’honneur.
Je pose toujours mes conditions à la personne chargée d’organiser la table d’honneur : qui sera à ma gauche et à ma droite ? Comme je peux me permettre de refuser, au besoin, je dis : « Non, je regrette beaucoup. » Dans certains cas, le protocole fait qu’on ne peut pas changer, dans d’autres cas, c’est possible. Ça a quelquefois bien ennuyé les organisateurs. Je désirais parfois auprès de moi une personne qui ne pouvait pas être à la table d’honneur, je demandais alors à être dans la salle à côté… J’ai eu quelquefois de grandes difficultés à résoudre ces problèmes, mais finalement, ces passages ne sont pas complètement nuls.
J’ai compté 10% de passages à évasions – insuffisamment positives, mais où je peux ne parler à personne et penser à quelque chose de bien. J’arrive à faire des choses assez intéressantes. Souvent, d’ailleurs, dans ces cas-là, je mets au point l’exposé de quelque chose de difficile à expliquer. En quelque sorte, une vulgarisation scientifique, par exemple, mais pas forcément, de bonne qualité. Je me souviens m’être expliqué la très grande différence qu’il y a entre la topologie algébrique et l’algèbre topologique. Je me faisais des patates dans la tête, des patates avec de l’algèbre et d’autres avec de la topologie, j’envoyais des flèches, je corrigeais, etc.
Ce n’était pas aussi bon que si j’avais été tranquille, mais enfin, c’était ce que j’appelle une évasion positive, quoiqu’insuffisamment positive. Je me souviens aussi m’être fait, pour ensuite l’expliquer chez moi, toute l’histoire des Ducs de Bourgogne depuis Jean le Bon. Jean le Bon qui était à la bataille de Poitiers avec son fils : « Père, gardez-vous à droite, père, gardez-vous à gauche ! », cet enfant qui n’était pas son fils aîné et qui ne devait pas hériter du trône de France, mais qu’il aimait le mieux. Il l’a emmené avec lui en captivité en Angleterre – captivité très supérieure aux camps de déportation – où ils étaient royalement traités, bien sûr. D’ailleurs, les chevaliers se sont disputés à qui aurait le droit de l’arrêter. C’est pour ce fils qu’ensuite il a créé la Bourgogne, le duché de Bourgogne. C’est le premier des quatre célèbres Ducs de Bourgogne. Je m’étais fait l’histoire complète de chacun d’eux.
Je me fais souvent, c’est peut-être plus facile que pour les mathématiques, des mises au point historiques très précises. C’est comme ça que j’ai découvert une petite loi historique qui paraîtrait insignifiante ou un peu farfelue à Le Roy-Ladurie : un pays voisin est un pays qui sera probablement ennemi – c’est une facilité – de sorte que le voisin du voisin, de l’autre côté, risque algébriquement d’être votre allié. Mais on cite toujours cela en s’arrêtant.
Par exemple, l’alliance entre François 1er avec le Grand Turc contre Charles Quint. Mais on n’a pas remarqué que Charles Quint a fait la même chose pour contrer les Turcs par les Perses Céphéides ; et on n’avait pas remarqué que, pour contrer les Perses Céphéides, les Turcs ont fait alliance avec les Grands Mogols ! J’étais très content d’avoir découvert ça. Il y a trois au quatre cas où on peut trouver des chaînes d’alliance. Ce n’est pas transitif à l’infini.
J. M. Ça pose des problèmes ! Si on ferme la boucle et qu’il y a un nombre impair de pays…
F. L. L. Bien entendu. Ce genre de recherche est le type de travaux, insuffisamment positifs, que je fais quand je suis dans des réunions. Pour les passages positifs, j’ai mis 80%, bien entendu – et j’espère bien que mon engagement au Seuil appartient à cette dernière catégorie.