Dans d’autres cas, je me suis trouvé en danger de mort. C’est assez caractéristique de ma structure mentale.
La première fois, j’étais enfant, neuf ou dix ans. J’étais en vacances à Berck cet été-là. J’aimais jouer dans les trous d’eau, à marée basse, mais je ne savais pas nager. Un jour, je me suis aventuré un peu trop loin à marée montante, et, quand j’ai voulu revenir, je ne voyais plus les trous, je ne pouvais plus savoir où j’avais pied et où je n’avais pas pied. J’avançais et l’eau montait toujours. Je savais que j’allais mourir : je ne me suis pas du tout affolé, j’ai réfléchi, je me suis demandé s’il fallait revenir en arrière pour pouvoir contourner, mais je ne connaissais pas le contour, j’ai donc continué à avancer. J’ai eu de l’eau jusqu’au menton, puis tout à coup, j’ai mis le pied un peu plus haut. Je me souviens de ce contact avec la mort imminente comme d’une chose qui m’a parue toute simple. Je n’en ai d’ailleurs même pas parlé chez moi, même pas pour ne pas me faire attraper, ça m’était un peu égal, mais pour ne pas donner d’inquiétude à ma mère.
Quand je me trouve devant la mort, ça m’est arrivé d’autres fois, je n’ai pas de réaction. Aux tortures de la Gestapo, des réactions très désagréables, mais c’est autre chose.
J. M. Est-ce qu’il y a des cas où vous avez eu affaire à une menace venant de gens et non pas d’éléments ?
F. L. L. Une fois, une seule. C’était pendant la Résistance. C’était à l’occasion d’un voyage d’inspection de la Résistance ; j’allais de Marseille à Toulouse par le train. Il y avait deux changements. Cette histoire s’est passée dans la dernière partie du voyage. J’avais un certain nombre de documents et j’allais chez une jeune résistante. Naturellement, je ne savais pas si je ne tomberais pas sur un piège de la Gestapo en allant chez elle – elle-même m’a d’ailleurs avoué par la suite qu’elle avait eu une peur terrible que je sois un piège. Donc, dans la dernière partie du voyage – au-delà de Narbonne, je me rends compte qu’un type de la Gestapo était en train de demander les papiers de tout le monde et qu’il allait voir que le mien n’était pas bon. Je m’étais fait faire un ausweis par un très bon faussaire, mais je préférais qu’on ne me questionne pas. Je suis allé vers l’arrière du train pour l’éviter. A un moment donné, j’ai trouvé une cachette qui ne se trouve pas dans nos wagons actuels, une sorte de petit placard très bas près des W. C. J’ai voulu m’y cacher, mais c’était trop petit pour moi. Le type arrivait, il allait me prendre, j’ai ouvert la porte qui donnait sur la voie pour sauter – il y avait d’ailleurs de quoi se tuer, le train était en pleine vitesse – mais il est arrivé et m’a appréhendé pour me faire rentrer. Nous nous sommes battus. C’était lui ou c’était moi. La seule chose que j’ai trouvée à faire a été de le pousser dehors, et il y est resté.
La personne chez qui j’allais n’a pas su cette histoire. C’était une jeune Italienne qui parlait très bien Français, professeur de Lettres. C’était la fille d’un résistant célèbre qui avait été assassiné par les fascistes italiens : Trentin. Elle s’appelait Francette. Je l’ai retrouvée des années plus tard à Venise. C’était une fille ravissante, maintenant, c’est une jolie femme d’une soixantaine d’années. Elle était transie de peur que la Gestapo n’entre avec moi ; moi, j’étais sur mes gardes.
Quelqu’un d’autre a été transi de peur quand je suis allé le voir pendant la Résistance, c’est Lurçat. Il a été une sorte de novateur dans la tapisserie, j’admirais ce qu’il faisait – plus que je ne l’admire maintenant. Il aidait un peu la Résistance. C’était un type de gauche, près du parti communiste, très sympathique. Je suis allé le voir dans sa propriété. Il avait une peur terrible que je sois un traître, finalement, il s’est dégelé, nous avons parlé tapisserie. Il m’a demandé des conseils – il tenait absolument à savoir si ça [geste] était une ellipse… Il m’a fait faire connaissance ce jour-là avec ce coq qui figure dans toutes ses tapisseries et qu’il appelait le roi Soleil.
Nous nous sommes retrouvés ensuite, après la guerre, très agréablement.
J. M. Quand vous étiez petit garçon, il vous est arrivé de vous battre avec vos camarades ?
F. L. L. Très peu. Je n’étais pas tout à fait un enfant comme les autres. J’étais un enfant assez silencieux, un peu renfermé sur moi-même, mais très sociable. Je jouais facilement avec les autres, mais très souvent, j’aimais mieux lire, j’aimais mieux faire des mathématiques.
J. M. Quand vous alliez jouer sur les fortifications, vous ne vous battiez pas ?
F. L. L. Non, relativement peu. Il s’agissait plutôt de se cacher et de se découvrir. Je n’aimais pas me battre. J’en étais très capable, si on m’avait donné un coup, je l’aurais rendu.
J. M. Ça ne vous est jamais arrivé ?
F. L. L. Pour ainsi dire, jamais, non. J’aurais pu me mêler à certaines bagarres pour le plaisir ; je n’y tenais pas. Je n’aime pas la violence. Je peux tuer, mais je n’aime pas la violence. Je peux agir pour une cause. Je suis convaincu qu’on peut libérer son besoin d’activité physique autrement que par la violence sur d’autres.
J. M. Est-ce qu’il vous est arrivé d’avoir à faire face à une violence symbolique ? Par exemple, quelque chose comme des injures antisémites ?
F. L. L. Ça ne m’est pas arrivé. Mon nom fait que je n’ai pas rencontré cela. Je crois que je m’en serais très bien tiré. Je ne l’aurais pas laissé passer. Mais je n’ai pas eu à affronter ce genre de difficulté. Au fond, d’une part, une famille bourgeoise, et, d’autre part, une vie culturelle, ou sentimentale ou sensible, mais jamais de violence, ni physique, ni même morale. Si, par exemple, un professeur s’était montré très méchant avec moi, je crois que je me serais débrouillé pour l’écarter d’une manière ou d’une autre. Si je me sens aussi fort, j’accepte le combat ; moins fort, je tâche de trouver une esquive. Je ne refuse jamais le combat quand c’est à forces égales.
La première fois, j’étais enfant, neuf ou dix ans. J’étais en vacances à Berck cet été-là. J’aimais jouer dans les trous d’eau, à marée basse, mais je ne savais pas nager. Un jour, je me suis aventuré un peu trop loin à marée montante, et, quand j’ai voulu revenir, je ne voyais plus les trous, je ne pouvais plus savoir où j’avais pied et où je n’avais pas pied. J’avançais et l’eau montait toujours. Je savais que j’allais mourir : je ne me suis pas du tout affolé, j’ai réfléchi, je me suis demandé s’il fallait revenir en arrière pour pouvoir contourner, mais je ne connaissais pas le contour, j’ai donc continué à avancer. J’ai eu de l’eau jusqu’au menton, puis tout à coup, j’ai mis le pied un peu plus haut. Je me souviens de ce contact avec la mort imminente comme d’une chose qui m’a parue toute simple. Je n’en ai d’ailleurs même pas parlé chez moi, même pas pour ne pas me faire attraper, ça m’était un peu égal, mais pour ne pas donner d’inquiétude à ma mère.
Quand je me trouve devant la mort, ça m’est arrivé d’autres fois, je n’ai pas de réaction. Aux tortures de la Gestapo, des réactions très désagréables, mais c’est autre chose.
J. M. Est-ce qu’il y a des cas où vous avez eu affaire à une menace venant de gens et non pas d’éléments ?
F. L. L. Une fois, une seule. C’était pendant la Résistance. C’était à l’occasion d’un voyage d’inspection de la Résistance ; j’allais de Marseille à Toulouse par le train. Il y avait deux changements. Cette histoire s’est passée dans la dernière partie du voyage. J’avais un certain nombre de documents et j’allais chez une jeune résistante. Naturellement, je ne savais pas si je ne tomberais pas sur un piège de la Gestapo en allant chez elle – elle-même m’a d’ailleurs avoué par la suite qu’elle avait eu une peur terrible que je sois un piège. Donc, dans la dernière partie du voyage – au-delà de Narbonne, je me rends compte qu’un type de la Gestapo était en train de demander les papiers de tout le monde et qu’il allait voir que le mien n’était pas bon. Je m’étais fait faire un ausweis par un très bon faussaire, mais je préférais qu’on ne me questionne pas. Je suis allé vers l’arrière du train pour l’éviter. A un moment donné, j’ai trouvé une cachette qui ne se trouve pas dans nos wagons actuels, une sorte de petit placard très bas près des W. C. J’ai voulu m’y cacher, mais c’était trop petit pour moi. Le type arrivait, il allait me prendre, j’ai ouvert la porte qui donnait sur la voie pour sauter – il y avait d’ailleurs de quoi se tuer, le train était en pleine vitesse – mais il est arrivé et m’a appréhendé pour me faire rentrer. Nous nous sommes battus. C’était lui ou c’était moi. La seule chose que j’ai trouvée à faire a été de le pousser dehors, et il y est resté.
La personne chez qui j’allais n’a pas su cette histoire. C’était une jeune Italienne qui parlait très bien Français, professeur de Lettres. C’était la fille d’un résistant célèbre qui avait été assassiné par les fascistes italiens : Trentin. Elle s’appelait Francette. Je l’ai retrouvée des années plus tard à Venise. C’était une fille ravissante, maintenant, c’est une jolie femme d’une soixantaine d’années. Elle était transie de peur que la Gestapo n’entre avec moi ; moi, j’étais sur mes gardes.
Quelqu’un d’autre a été transi de peur quand je suis allé le voir pendant la Résistance, c’est Lurçat. Il a été une sorte de novateur dans la tapisserie, j’admirais ce qu’il faisait – plus que je ne l’admire maintenant. Il aidait un peu la Résistance. C’était un type de gauche, près du parti communiste, très sympathique. Je suis allé le voir dans sa propriété. Il avait une peur terrible que je sois un traître, finalement, il s’est dégelé, nous avons parlé tapisserie. Il m’a demandé des conseils – il tenait absolument à savoir si ça [geste] était une ellipse… Il m’a fait faire connaissance ce jour-là avec ce coq qui figure dans toutes ses tapisseries et qu’il appelait le roi Soleil.
Nous nous sommes retrouvés ensuite, après la guerre, très agréablement.
J. M. Quand vous étiez petit garçon, il vous est arrivé de vous battre avec vos camarades ?
F. L. L. Très peu. Je n’étais pas tout à fait un enfant comme les autres. J’étais un enfant assez silencieux, un peu renfermé sur moi-même, mais très sociable. Je jouais facilement avec les autres, mais très souvent, j’aimais mieux lire, j’aimais mieux faire des mathématiques.
J. M. Quand vous alliez jouer sur les fortifications, vous ne vous battiez pas ?
F. L. L. Non, relativement peu. Il s’agissait plutôt de se cacher et de se découvrir. Je n’aimais pas me battre. J’en étais très capable, si on m’avait donné un coup, je l’aurais rendu.
J. M. Ça ne vous est jamais arrivé ?
F. L. L. Pour ainsi dire, jamais, non. J’aurais pu me mêler à certaines bagarres pour le plaisir ; je n’y tenais pas. Je n’aime pas la violence. Je peux tuer, mais je n’aime pas la violence. Je peux agir pour une cause. Je suis convaincu qu’on peut libérer son besoin d’activité physique autrement que par la violence sur d’autres.
J. M. Est-ce qu’il vous est arrivé d’avoir à faire face à une violence symbolique ? Par exemple, quelque chose comme des injures antisémites ?
F. L. L. Ça ne m’est pas arrivé. Mon nom fait que je n’ai pas rencontré cela. Je crois que je m’en serais très bien tiré. Je ne l’aurais pas laissé passer. Mais je n’ai pas eu à affronter ce genre de difficulté. Au fond, d’une part, une famille bourgeoise, et, d’autre part, une vie culturelle, ou sentimentale ou sensible, mais jamais de violence, ni physique, ni même morale. Si, par exemple, un professeur s’était montré très méchant avec moi, je crois que je me serais débrouillé pour l’écarter d’une manière ou d’une autre. Si je me sens aussi fort, j’accepte le combat ; moins fort, je tâche de trouver une esquive. Je ne refuse jamais le combat quand c’est à forces égales.