Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

Un autre poète que j’ai fréquenté, moins que Max Jacob et dans d’autres conditions, c’est Paul Valéry. J’ai eu avec lui des contacts assez curieux. En 1923 ou 1924, j’avais écrit un poème qui avait été publié dans une feuille de chou – c’était la première fois qu’on imprimait quelque chose de moi – qui a été déposée à la Bibliothèque Nationale et qui s’appelait Contes choisis. C’était un peu comme Les Nouvelles Littéraires de l’époque, en plutôt moins bien. L’ami qui en était le rédacteur en chef s’appelait Marcel Marc. C’est avec lui que j’ai participé à un roman policier par la suite.


Il avait donc publié un poème de moi dans les Contes Choisis.



À cette époque-là je m’intéressais surtout au Valéry de l’Introduction à la méthode de Léonard de Vinci et de Monsieur Teste. J’avais été le voir pour lui apporter ce poème et lui demander si je pouvais le lui dédier. Il m’a reçu très gentiment, rue du Dôme ou rue Paul Valéry, dans un appartement bourgeois magnifique, bien entendu, et il a eu la gentillesse de lire mon poème et j’ai l’impression que ce poème lui avait plu. Je dis cela sans aucune vanité d’auteur. C’est ce poème dont je vous ai déjà parlé et que j’ai repris tous les dix ans pour l’améliorer. Pour le moment, il n’en reste plus que quatre vers, et je ne sais pas s’il sera jamais publié. Mais ce qui avait intéressé Valéry, c’est qu’il était tombé sur quelqu’un qui s’intéressait à son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, et à Monsieur Teste, quelqu’un qui avait fait des mathématiques, qui s’intéressait à la méthode scientifique, et surtout quelqu’un qui s’intéressait à la méthode, car à cette époque-là, j’étais déjà OU.X. PO. de manière presque aussi consciente qu’aujourd’hui. Donc tous les problèmes de méthode m’intéressaient, ces mêmes problèmes grâce auxquels j’ai gagné ma vie par la suite en fabriquant des programmes de recherche scientifique dans des laboratoires.



Notre conversation avait montré à Valéry un type d’esprit qu’il ne connaissait pas. Je n’avais pas beaucoup insisté sur ma participation au mouvement Dada, cela ne me paraissait pas très utile. Nous avons donc eu une conversation intéressante sur les mathématiques, sur le rapport possible avec la littérature, etc.



Puis des années ont passé, de 1923 à 1939. La guerre arrive, je me suis trouvé à Marseille juste après l’armistice, je rencontre Ballard qui était l’animateur des Cahiers du Sud et nous devenons de bons amis. C’est lui d’ailleurs qui a été tellement impressionné par l’enthousiasme que je montrais pour les mathématiques, que lui qui dirigeait une revue purement littéraire, il m’a demandé de faire Les Grands courants de la pensée mathématique. Il avait dû être hypnotisé. Je crois qu’il ne s’est pas trompé, même commercialement. Marseille était à ce moment-là le centre culturel de la France non occupée. Tout ce qu’il y avait de grands écrivains, penseurs, philosophes, etc, passait chez Ballard et je les rencontrais donc aux Cahiers du Sud. C’est à cette occasion que j’ai revu Paul Valéry et je lui ai rappelé notre conversation et ce poème. Nous avons eu alors des conversations assez longues qui l’ont vivement intéressé parce que je lui ai parlé d’un mathématicien qu’il ne connaissait pas et qui s’appelait Bourbaki. Je lui ai expliqué ce qu’était Bourbaki et il a été absolument enchanté. Il souhaitait qu’il y ait quelque chose comme cela. Il n’aurait pas pu entrer loin dans la compréhension de Bourbaki, mais c’était quelque chose qui l’intéressait. Il devait d’ailleurs me donner pour Les Grands courants de la pensée mathématique un article qu’il n’a pas pu me donner à cause de la guerre. Voilà à peu près ce dont je me souviens de mes conversations et de mes rapports avec lui.



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j’ai revu Paul Valéry


Paul Valéry est mort en 1945. Il n’a donc pas donné d’article pour les Grands courants. Le livre s’ouvre pourtant sur une lettre inédite de Valéry, datant de 1932, et communiquée par Pierre Honnorat. Sur ce livre, voir aussi le chapitre 35. MA

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