Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

J. B. G. Vos conversations avec Fréchet prenaient place à quelle époque ?

F. L. L. Après l’université, vers ma vingt-cinquième année à peu près. Ce qui a fait beaucoup dans ma formation en mathématiques, beaucoup plus que mes études, a été la découverte d’une collection de livres, introuvable maintenant, intitulée : Collection de monographies sur la théorie des fonctions.

Cette collection était dirigée par Émile Borel – dont j’ai fait la connaissance plus tard. Ce sont des livres très calés, de pointe pour l’époque, d’avant-garde. C’est là que j’ai découvert la vraie théorie des ensembles, la topologie, ce qui est maintenant un peu poussiéreux. À cette époque-là, c’était percutant, extrêmement fort.

J’ai découvert un livre d’un certain Maurice Fréchet dont le titre m’avait un peu intrigué, comme plusieurs des livres de cette collection : Les Espaces abstraits. J’ai découvert qu’on pouvait imaginer des collections de choses qu’on peut appeler point, droite et plan, qui ne sont pas du tout des objets sensibles. On les considère comme des espaces dont on ne sait rien des éléments qui les composent. On peut définir une distance abstraite dans un espace abstrait. Ça m’a paru extrêmement beau. Parler de choses qu’on ne connaît pas du tout et en parler d’une manière impeccable et logique.

C’était en quelque sorte le manifeste de ce qu’on a appelé l’analyse générale, qui est très au-dessus de l’analyse infinitésimale .

J’avais aussi découvert, dans la même collection, un livre de Sierpinski, un grand mathématicien polonais, fondateur de la topologie moderne avec Kuratowski : Les nombres transfinis. J’ai découvert que pour les mathématiciens, il y avait plus grand que l’infini, qu’on peut aller au-delà de l’infini. Cette découverte des nombres « plus grands que l’infini » a déclenché de véritables drames et des polémiques violentes chez les théologiens. Ils disaient que Dieu est infini, et on trouvait plus grand !

Émile Borel était un grand mathématicien du début du XXème siècle et un grand spécialiste de l’analyse, qu’elle soit infinitésimale ou pas. Il a été l’un des premiers partisans de l’introduction de la théorie des ensembles en France. La théorie des ensembles était assez mal vue, elle commençait à triompher en Allemagne ; en France, il y avait beaucoup de réticences. Ce qu’on lui reprochait, ce qu’on a reproché par la suite à Bourbaki, ce qu’on reproche souvent à des nouveaux mathématiciens, c’est de faire des mathématiques qui ne se raccordent pas aux précédentes, c’est de partir sur quelque chose d’autre. L’idée de Borel, avec quelques autres mathématiciens, avait été de montrer qu’il est possible d’obtenir des résultats dans le domaine des mathématiques classiques avec la théorie des ensembles. Autrement dit, elle n’est pas seulement une série de vérités nouvelles découvertes à partir de la théorie des ensembles et n’ayant d’intérêt qu’en théorie des ensembles, mais qu’elle permet de féconder également les mathématiques classiques. Le meilleur moyen de faire accepter quelque chose de nouveau est de montrer que ça ne rompt pas complètement avec ce qu’on connaît.

Il reprenait quelques-uns des grands chapitres de la théorie des fonctions et montrait comment on peut faire des découvertes importantes avec ce nouvel instrument, à la suite des mathématiques traditionnelles. Il avait lui-même publié un livre qui m’avait aussi beaucoup intéressé : Leçon sur les séries divergentes. Rien que le titre était pour moi quelque chose de très surprenant, puisque les séries divergentes, comme le disait Abel au début du XIXème siècle, sont « la honte et le scandale des mathématiques », parce qu’elles ne se laissent pas faire, elles ne se laissent pas maîtriser. Borel et quelques autres disaient que l’on peut faire quelque chose avec ces chevaux fougueux et indomptables que sont les séries divergentes.

Il n’y avait dans cette collection que des livres extrêmement intéressants, et notamment ce livre de Fréchet qui m’avait ouvert les yeux. C’était un nouveau dépucelage en mathématiques. J’ai fait la connaissance de Fréchet, Je lui ai dit combien j’admirais ce qu’il faisait. C’était un homme charmant, très modeste, comme je les préfère. De sorte que nous sommes devenus des amis, malgré une assez grande différence d’âge – il devait avoir vingt à vingt-cinq ans de plus que moi.

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vingt-cinquième année


Maurice Fréchet (1878-1973), a été nommé professeur à l’université de Strasbourg pour “refonder l’université”, juste après la première guerre mondiale. Il y est resté jusqu’à son départ pour Paris lors de la fondation de l’Institut Poincaré en 1928.

Si FLL n’est pas toujours très précis sur les dates. Il semble qu’il ait connu Fréchet vers 1926. Et ce dernier avait 23 ans de plus que lui, ce qui correspond bien à ce que dit FLL à la fin de ce chapitre. MA



collection introuvable


La collection Borel n’est pas vraiment introuvable. Elle est toujours dans toutes les bibliothèques mathématiques (à l’ENS, elle a même une étagère rien que pour elle). On la trouve aussi à la bibliothèque du Palais de la Découverte (Borel a participé à la fondation de cette institution avec son ami Jean Perrin). Certains des ouvrages ont été démodés par Bourbaki, mais ils existent toujours !

Le livre de Fréchet les Espaces abstraits est, disons, le premier livre de topologie générale français. Il a été assez vite dépassé, en particulier par Bourbaki. MA




plus grand que l’infini


“Plus grand que l’infini” est en réalité dû à Cantor (vers 1870), qui a montré, à l’aide du célèbre “procédé diagonal”, que l’infini des nombres réels est beaucoup plus grand que celui des nombres entiers. MA



théorie des ensembles


Ce que FLL appelle “la théorie des ensembles” regroupe ce que l’on appelle aujourd’hui ainsi, plus la topologie générale.
La topologie générale triomphait en Allemagne entre les deux guerres, comme le dit FLL. C’était notamment grâce à Felix Hausdorff — mais les mathématiciens français ont boycotté leurs collègues Allemands, jusqu’à la fin des années 20, puis ce sont les Allemands qui ont empêché Hausdorff de travailler (grâce à leurs lois antisémites, fin de l’histoire : il s’est suicidé en 1942 pour échapper à la déportation). Noter que Hausdorff avait une double vie : il écrivait, sous le pseudonyme de Paul Mongré (mathématicien et écrivain, je le considère comme un pré-oulipien, c’est pourquoi je le mentionne si longuement ici). MA