DISCUSSIONS OISEUSES
F. L. L. Voilà, pour commencer, les sujets que j’aimerais ne pas aborder : l’audiovisuel, les bébés phoques, le collectivisme, la dictature du prolétariat, l’environnement, le gauchisme, les hallucinogènes, les intellectuels, la libération sexuelle, la liberté, le maoïsme, les maths modernes, la pollution, la psychanalyse, la sélection à l’université, le socialisme, le stalinisme, la télévision, le yoga, le zen, toutes choses que j’écarte, non pas parce que ça m’ennuie d’en parler, j’ai des idées sur tous ces sujets, mais, simplement, ça ressemble au questionnaire de Marcel Proust. Ce questionnaire avait son intérêt et j’accepterais même dans des conversations entre amis de dire ce que je pense de n’importe quoi, mais pas dans un livre, il faudrait trop de pages. Ce sont, pour moi, des discussions oiseuses. J’entends des gens discuter de l’un de ces sujets ou un autre – quelquefois je ne peux pas éviter ces discussions – Monsieur A. donne un argument, il y a une réponse de B. : « Moi, je ne fais pas de politique » « Mais on fait toujours de la politique »… Je connais des listes de réponses et de contre-réponses, et en arbre, il peut y avoir des bifurcations qui sont toutes banales et usées. Si l’un des deux a raison, ce n’est rien de l’arbre qui peut me convaincre, il faudrait arriver au bout, là, je serais convaincu ou bien je me dirais : il a mal raisonné.
Or, ces arbres de discussion n’ont pas d’intérêt pour moi.
Que faudrait-il faire dans le livre ? M’arrêter à un endroit de la discussion ? Mais, je vois très bien ce qu’on pourrait me répondre. Au bout de cela, je m’arrêterais parce que j’aurais raison – parce que je croirais avoir raison. Espérer me faire changer d’idée sur la question sexuelle, la sélection ou les surdoués, me paraît très naïf. Ça me paraît une perte de temps. L’emploi de mon temps compte beaucoup pour moi.
J’ai vécu presque soixante-quinze ans et j’ai bien employé mon temps parce que, notamment, j’ai tenu compte de cela, dans la mesure où ce n’était pas trop impoli. Il est certain qu’il y a d’irrémédiables bavards, ce n’est pas gentil de les arrêter, alors je les laisse parler, par solidarité humaine – mais je n’y tiens pas beaucoup. Affirmer des idées sans les prendre vers la fin ressemble pour moi tout à fait à la théorie des débuts aux échecs. Quand des champions d’échecs jouent entre eux, tous les premiers coups se jouent à toute vitesse. On pourrait convenir de partir tout de suite de telle position – ce qui se fait dans les matchs par correspondance, on part du dix-septième coup d’une position… ça, c’est intéressant, ce genre de discussion me plaît.
J. M. Un des aspects des discussions oiseuses est qu’elles ne sont que des discussions, il n’y a qu’échange de mots, il n’y a pas d’enjeu. Aux échecs, ce n’est pas vrai, il y a un enjeu, il s’agit de savoir qui va gagner, il y a quelque chose à faire ensemble.
F. L. L. C’est tout à fait juste, la comparaison n’est pas rigoureuse, en effet. Mais je ne cède que pour des raisons d’humanité, de bon compagnonnage, je ne suis pas moi-même à un point tel que je me couperais de l’humanité – il y a en moi beaucoup de choses qui me portent à m’en couper, et je n’en ai pas du tout envie. Je me sens solidaire et marginal. C’est très net chez moi. J’ai un sentiment profond de solidarité humaine, j’ai même un sentiment de solidarité avec les mammifères : quand je vois un chat, je sais que nous sommes tous les deux des mammifères, je le sens. Je n’ai pas du tout ce sentiment avec un insecte.
J. M. Et entre les deux : les oiseaux.…
F. L. L. Non… j’aime leur beauté, mais je n’ai de rapprochements sentimentaux qu’avec des mammifères. L’histoire de l’araignée est une histoire de prisonnier, n’importe quelle compagnie, bien sûr, est précieuse, mais je ne sens vraiment de solidarité qu’avec les mammifères – peut-être pas n’importe lesquels, finalement, surtout les animaux domestiques qui ont des atomes crochus avec nous. Là, je ne me sens pas différent, par exemple, je ne dis jamais : les animaux et les hommes, pour moi, ça n’a pas de sens. Je sais bien qu’il y a des différences entre les singes et les hommes, mais il y en a aussi entre les singes et les bœufs. Ce sont chez moi des réactions instinctives. Je ne serais pas du tout content de moi si je cultivais ce qui m’intéresse le plus au point de me couper des autres hommes. Je ne l’accepterais pas, parce que tout n’est pas qu’idées en moi, mais aussi sensibilité, et à cause de cela, je fais certains sacrifices sur ma vocation du disparate, et je fais des sacrifices sur les discussions oiseuses, mais le moins possible. Si l’on devait faire un compte, je crois que j’ai vécu dix ans de plus que beaucoup d’autres hommes qui ont le même âge que moi, dix ans vraiment remplis d’une manière intéressante. Et, cependant, je dors beaucoup.
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La liste des sujets de discussions oiseuses que FLL dresse là semble aujourd’hui (2010) complètement hétéroclite (pour ne pas dire disparate), elle l’était moins en 1976. Pour ne mentionner que les deux sujets les plus « disparates »:
- c’est cette année-là que la comédienne Brigitte Bardot lança une grande campagne médiatique pour dénoncer le massacre des bébés-phoques (qui avaient une certaine tendance à se transformer en manteaux de fourrure),
- c’est aussi cette année-là que, préparant son vingt-deuxième congrès, le PCF s’apprêtait à « abandonner la dictature du prolétariat », ce qui fut l’objet d’un débat public d’autant plus visible que le parti communiste représentait une fraction importante de l’opinion. MA