[Quatrième Journée]
Lorsqu’un homme m’enthousiasme, un écrivain, un artiste, un scientifique, un homme intéressant, d’une manière ou d’une autre, et que je le rencontre, il n’y a généralement rien de commun entre ce qu’il est et ce que je vois de lui. Les poètes qui m’ont enthousiasmé étaient absolument différents de ce que j’avais lu lorsque je les ai rencontrés.
C’est le cas de Max Jacob qui est pour moi un des meilleurs écrivains de la littérature française. Il ne m’a pas déçu, mais il est autre chose. J’ai remarqué ça aussi pour des peintres, des musiciens, etc. Rencontrer l’auteur d’une œuvre, c’est faire une découverte et ça n’est intéressant que si l’on tire de lui quelque chose qui n’est pas le message qu’il avait l’intention d’apporter – je crois d’ailleurs que le message qu’on apporte est toujours apprêté, et ce qu’on est est autre chose que ce qu’on dit. C’est un peu la même chose dans tous les domaines. En peinture, par exemple, on connaît la vie de peintres qui ont une certaine réputation : elle est absolument différente de ce qu’on sait d’eux.
Demandez à quelqu’un ce qu’il pense de Rubens par exemple, c’est l’homme des grosses femmes, des repas plantureux, quelque chose de rabelaisien. Or, qu’était Rubens dans sa vie ? C’était un homme qui avait extrêmement peu de temps pour faire l’amour ; il le faisait, il a eu des enfants, il aimait ses femmes, mais il ne leur donnait pas beaucoup de temps, il n’avait pas le temps de manger. On sait que dans les festins qu’il organisait, il mangeait quelques fruits, une salade, et c’était tout. Il était ambassadeur, il faisait un peu d’espionnage et a été vidé par Richelieu, bien entendu. Bref, Rubens est un homme qui a une vie extrêmement vertueuse. Dans sa vieillesse, il a eu un peu de temps.
Prenez l’exemple opposé : Puvis de Chavannes. Il nous a fait palpiter d’émotion devant ses grands tableaux de la Sorbonne, avec ces nymphes dans ces forêts… C’est quelque chose de pur, de chaste et d’angélique. Qu’était-il ? Un chasseur bourguignon qui culbutait les bergères sur les fossés ! On pourrait citer ainsi un très grand nombre de cas, Chardin par exemple… mais on peut deviner Chardin, la petite fille qui pleure sur un oiseau mort a quand même un corsage un peu dégagé qui n’est pas désagréable à voir, ou bien la laitière dont le pot est cassé. On sait très bien que son goût, c’étaient les souillons de cuisine. C’étaient les seules femmes qui l’intéressaient. Une femme qui était propre n’était pas intéressante pour lui.
Je ne dis pas qu’il y a toujours de tels contrastes, mais un artiste ne se livre pas forcément dans son œuvre. Il dit parfois ce qu’il voudrait qu’on croie qu’il est, ou même ce qu’il aimerait être.
J’en reviens à Max Jacob. Je l’ai rencontré vers 1926 avant que je ne prenne une usine de forges et d’estampage. Puis je l’ai connu pendant toute cette période très fortunée pour moi, ensuite, je suis passé par une période de vaches maigres. Nous nous sommes connus pendant une quinzaine d’années.
Je voulais lui dire mon admiration pour le poète et pour le prosateur, très différents cependant l’un de l’autre, et un ami commun nous a présentés. Pendant très longtemps, j’ai su des poèmes du Laboratoire central, qui est quelque chose d’absolument étonnant. Je les récitais à mon ami de Dora. En particulier ce poème qui est chef-d’œuvre : “Établissement d’une communauté au Brésil”. Les deux premiers vers :
Nous fûmes reçus par la fougère et l’ananas,
L’antilope craintif et l’ipécacuana…
et un peu plus loin, deux vers qui sont peut-être plus remarquables :
Un moine est bourrelier, l’autre est cultivateur
Le dimanche après vêpres, on herborise en chœur.
Tout le poème est comme cela, tout le livre est comme cela.
Et puis, il y a sa prose : Filibuth ou la montre en or, L’homme de chair et l’homme reflet. Donc j’arrivais plein d’admiration, je le connaissais presque par cœur. Et je suis tombé sur un homme extrêmement différent. Que m’a-t-il apporté, au fond ? Il m’a permis de faire l’apprentissage d’une aptitude, d’un certain type de finesse dans les relations humaines. Il poussait l’ambiguïté au rang d’un art très supérieur. Il pratiquait les allusions au quatrième ou cinquième degré. Il faudrait un talent que je n’ai pas pour le ressusciter mais, au fond, l’intérêt de sa fréquentation, c’étaient des conversations dans lesquelles on disait autre chose que les mots qui étaient prononcés.
J’allais le voir souvent dans sa petite chambre de la rue Nollet où il faisait des gouaches et des dessins à la plume. Il y avait presque toujours chez lui des gens qui venaient le voir du monde entier. Il devait avoir alors une cinquantaine d’années, c’était entre 1927 et 1937. Il avait des amis de trois sortes : il avait d’abord ses amis masculins, puisqu’il était homosexuel et cela sans aucune gêne. Il avait donc une cour de beaux garçons. Il y avait quelques femmes, notamment une femme de ministre, et des gens qui l’aidaient à vivre en lui achetant des gouaches. Enfin, il y avait des peintres ou des écrivains. Il avait beaucoup de souvenirs du Bateau-Lavoir. Il voyait fréquemment Fernand Léger, qui était un de ses bons amis, et Dubuffet, qui à cette époque-là était négociant en vins et peintre du dimanche.
Il faisait des tableaux extrêmement différents des « bons » Dubuffet et qui pour tout dire n’étaient pas très drôles.
Dans les premiers mois où j’ai rencontré Max Jacob, j’ai eu la maladresse d’amener une petite amie avec moi. Il n’était pas content du tout : il n’aimait pas les femmes, les corps de femme, ça lui faisait un peu horreur. Il m’a dit de manière très sèche – cette manière sèche qui faisait partie chez lui des petites comédies d’ambiguïté : « Mon cher François, je te prie, si tu veux continuer à me voir, de ne pas venir avec ton matelas et de le laisser en haut de l’escalier. » Si, à ce moment-là, j’avais été dans un moment de grande passion, je l’aurais laissé tomber sèchement. Mais ce n’était pas le cas et nous avons continué à nous voir. Pour vous donner une autre idée des petites scènes que nous avions, je vais vous raconter un souvenir. Mais j’ouvre d’abord une parenthèse.
Après ma grande période faste d’industriel, je suis entré dans une période de vache maigre. Lui était toujours en période de vache maigre. Souvent j’allais le voir vers dix-sept heures. Nous terminions l’après-midi dans sa chambre d’hôtel et puis assez souvent, nous partions, trois ou quatre, dîner dans un petit bistrot. On choisissait des bistrots qui ne coûtaient pas cher. On allait à ce moment-là dans un bistrot situé dans le prolongement du pont des Batignolles. Nous examinions le menu avec beaucoup de soin, nous regardions les prix, et il nous arrivait de prendre un plat pour deux.
Un jour donc, j’arrive chez lui ; il y avait là cinq ou six de ses amis et une toute jeune femme d’une beauté absolument éblouissante. C’était une Américaine, qui venait sans doute lui commander ou lui donner quelque chose. Les amis ne s’intéressaient pas du tout à elle, du moins sur un certain plan, mais lui avait tout de suite remarqué que j’avais été fasciné par cette belle Américaine et il n’a cessé, pendant les deux heures qui nous séparaient du dîner, de lui faire la cour. Exprès pour m’embêter. Je ne pouvais pas lutter : c’était Max Jacob, l’écrivain déjà célèbre, et pour une femme qui était venue exactement pour lui, je n’existais plus.
J’étais donc exactement furieux. Nous sortons donc vers sept heures du soir, nous séparons de quelques-uns et restons trois ou quatre à aller dîner dans je ne sais quel bistrot de la rue Nollet. Je lui faisais la gueule et il en était enchanté bien entendu. Nous convenons, après le dîner que je le raccompagnerais à son hôtel, c’était mon chemin.
Il escomptait la scène et il faisait exprès de me parler d’une manière légèrement perfide, en laissant planer un lourd orage sur nos rapports. Arrivés au pied de l’hôtel, il me dit : « Alors, mon cher François, quand viens-tu me revoir ? Tu as l’air de faire une drôle de tête. Tu n’es pas bien ? » Je lui dis : « Je trouve simplement que tu es un beau salaud. » Il attendait la chose, bien entendu. « Comment ? Mais je ne te permets pas de me parler à moi, Max Jacob, de cette manière-là. Qu’est-ce qui te prend ? Tu ne t’es jamais permis cela. Sur quoi te bases-tu pour me dire cela ? » Je lui dis : « Tu le sais très bien, ce n’est pas la peine de s’expliquer. » « J’exige que tu t’expliques ! » Je lui dis : « C’est très simple ; jusqu’ici, nos rapports étaient un ciel sans nuages et établis sur les meilleures bases que l’on puisse imaginer. Je pensais que nous avions partagé le monde en deux. Il y a deux milliards d’êtres humains ; un milliard d’hommes pour toi, un milliard de femmes pour moi. Il ne peut pas y avoir de rivalités entre nous. J’ai toujours été très sensible, dans nos rapports, à ta délicatesse. Tu ne m’avais jamais fait sentir que j’avais une tare. Être hétérosexuel, pour toi, c’est répugnant ; mais avec tes amis, tu ne m’en avais jamais rien laissé paraître. De mon côté, j’avais fait preuve du même esprit. Je pensais par conséquent, qu’avec ce partage de l’humanité je pouvais vivre dans un océan de femmes qui me sont destinées. Or je rencontre chez toi, aujourd’hui, la femme la plus extraordinaire que j’aie jamais vue, et tu fais tout ton possible pour la séparer de moi alors que tu t’en moques complètement. Maintenant elle nous a quittés ; j’ai appris qu’elle va prendre le bateau. L’unique femme sur un milliard qui m’intéresse, tu as fait tout pour m’en priver. Et tu trouves que je n’ai pas le droit de te traiter de salaud ! » II a réfléchi un peu, car il avait préparé cette chose-là, puis il a dit : « Mon cher François, tu ne comprendras jamais les homosexuels. Pour nous, la femme, c’est le fruit défendu. » Et puis il m’a quitté là-dessus ; nous étions tous les deux assez contents de cette scène. Des scènes comme celle-là il y en a eu une dizaine environ au cours de nos rapports.
Quelquefois, dans ma période fortunée, je l’invitais dans un bon restaurant ; mais parfois aussi il était invité chez des amis et il s’arrangeait pour me faire inviter. Je rencontrais alors des gens que j’ai un peu oubliés, des gens très riches, très snobs, dont il me parlait avec une grande admiration teintée d’un grand mépris. Je me souviens par exemple avoir été à des dîners avec Violette Murat. Il n’y a pas un cocher de fiacre qui ait eu un langage aussi grossier que Violette Murat. Elle était incapable d’avoir un langage si peu que ce soit moyen. L’essential donc, pour moi, c’est que le Max Jacob que j’ai connu, fait partie de mon arsenal, de l’arsenal de la disparité. Il a participé à mon apprentissage d’une certaine aptitude affective et intellectuelle.
L’écrivain Max Jacob, c’est une autre personne, que j’ai lue.
J. M. Vous nous avez ; dit pourtant qu’il vous était arrivé de faire de la poésie avec lui.
F. L. L. Dans nos rapports, en effet, comme j’arrivais souvent le premier, il me lisait des poèmes et me demandait mon avis. Je lui en apportais aussi des miens et c’était une excellente manière de voir la façon dont il appréhendait mes dons poétiques.
De temps en temps, il m’arrachait un poème des mains et il le corrigeait en remplaçant un mot par un autre, en supprimant une phrase ; il me le redonnait avec beaucoup de condescendance, naturellement, et c’était encore une petite occasion d’ambiguïté. On discutait des corrections et bien sûr je ne me laissais pas tout le temps faire. Je me souviens très bien d’une discussion de chiffonniers que nous avons eue parce qu’il voulait que je mette le mot espadrille quelque part dans mon poème. Je pense aujourd’hui que c’est un mot très beau parce qu’il n’est pas encore usé, il a gardé une certaine vertu misérabiliste. J’avais gardé de lui, au moment où la guerre a éclaté, moins d’une trentaine de poèmes.
Des poèmes de moi avec son écriture, mais tout cela s’est trouvé transporté dans la cave de mon appartement du Champ de Mars et la Gestapo les a foulés au pied. Quand je suis revenu, j’en ai retrouvé, je crois, trois, et j’espère qu’ils sont encore là.
__________________
Max Jacob est né en 1876, il avait donc bien 50 ans en 1926. MA
Commentaires