Entretiens avec François Le Lionnais Oulipo

[7 avril 1976 – François Le Lionnais / Jean-Baptiste Grasset BANDE III. Face 1]


F. L. L. J’ai fait mes études secondaires au Collège de Melun, devenu depuis lycée de Melun, pendant la première guerre mondiale. Le collège avait été transformé en hôpital militaire et nous étions dans des locaux vétustes, petits, pas faits pour être des classes, sans aucune facilité pour l’enseignement mais toutes les facilités pour se dissiper et pour copier pendant les compositions.



En classe de seconde, nous avions un vieux professeur d’Histoire (qui avait au moins quarante-cinq ans !) Il s’appelait Sieurin. Il avait fait ce qu’on appelait les Cahiers Sieurin, une idée pédagogique de l’époque : sur la page de droite, on pouvait prendre des notes, sur la page de gauche, il y avait un petit résumé. Tous les trois mois, nous avions une composition écrite. Un jour, en pénétrant dans la salle des professeurs par un vasistas, nous avons pu voir le carnet de l’excellent monsieur Sieurin et connaître, six mois à l’avance, le sujet de la composition. Le sujet était : « l’Irlande au XIXème siècle. » Le bruit s’est répandu et tout le monde a pu préparer sa composition à l’avance. C’est un sujet qui m’intéressait beaucoup, passionné que j’étais de Paul Féval et des Mystères de Londres. J’étais partisan de la libération de l’Irlande.



Une espèce d’épidémie s’est emparée des élèves, on a voulu faire une très bonne composition et tout le monde a étudié la question – ce qui montre combien tricher en classe peut être instructif. Aucun de nous n’aurait su cette question aussi bien si nous n’avions pas connu le sujet à l’avance. Nous avons commencé par nous renseigner dans nos livres, puis nous sommes allés à la bibliothèque municipale de Melun – le bibliothécaire était notre professeur d’anglais. Nous avons fait une véritable étude sur l’Irlande au XIXème siècle. Nous avons commencé à écrire notre composition et nous nous sommes pris au jeu, oubliant complètement qu’en une heure, on ne peut écrire que très peu de pages et finalement, j’ai remis une cinquantaine de pages, mon principal rival autant et les autres, suivant qu’ils étaient plus ou moins portés vers l’érudition, vingt pages, dix pages. Le dernier a remis environ six ou huit pages…



Avec le travail que j’avais fait, qui était un travail éminent, je crois que peu de gens connaissent l’Histoire de l’Irlande au XIXème siècle aussi bien que je l’ai connue à ce moment-là, je pensais que je serais premier. Or, je n’ai été que second. Au point de vue du texte et de l’érudition, je crois que j’étais un peu supérieur au premier. J’avais vraiment évoqué toutes les racines du problème irlandais au XIXème siècle, en partant du Moyen Âge, l’évangélisation, sainte Brigitte – dont je connaissais les très beaux sonnets. Je ne connaissais pas à cette époque-là la miniature irlandaise, qui est une des plus belles choses du monde. J’arrivais assez vite à Cromwell, l’assassin de l’Irlande, puis à l’exploitation de l’Irlande pendant tout le XIXème siècle avec notamment le système électoral que je racontais en détail – le découpage électoral était beaucoup plus fort que ce que nous connaissons, qui est presque timide. Il y avait, par exemple, les bourgs pourris : un bourg, quel que soit le nombre d’électeurs, avait droit à un élu. Dans certains cas, les bourgs n’avaient plus aucun électeur parce que la mer les avait envahis, mais ils existaient toujours dans le découpage. On montait en barque et on demandait : « Y a-t-il une opposition à tel nom ? » La mer ne répondait pas et le candidat était élu. Je racontais tout cela, j’arrivais aux première tentatives de libération irlandaise avec Parnell qui faisait de l’obstruction au parlement en parlant plusieurs jours de suite pour empêcher l’opposition de prendre la parole ; je racontais aussi, avec des détails très série noire, l’assassinat du gouverneur de Dublin. Et puis les aspects économiques, je donnais des statistiques sur la pomme de terre, sur la tourbe, etc. C’était une véritable thèse.



Je n’ai pas été premier parce que mon rival – il avait été plus fort que moi – avait mis des cartes géographiques et en couleurs. Il a donc été premier, ce qui était juste.



L’histoire de l’Irlande au XIXème siècle est sans doute une des choses que j’ai le mieux connue en histoire pendant longtemps.



Un de mes camarades était le cancre de la classe. Il ne fichait rien, rien ne l’intéressait, la culture ne l’intéressait pas. Il n’aimait que le dessin, il avait un talent de dessinateur. Nous étions tous les deux de très bons copains. Je n’étais pas cancre, mais j’étais marginal. Outre le dessin, il avait une spécialité assez remarquable : il écrivait merveilleusement bien. C’était un calligraphe. Pour lui, les lettres avaient un sens. Pour chaque lettre, il y avait cinq ou six présentations, puis l’enchaînement des lettres… bref, il avait le chromosome de la calligraphie.


Naturellement, il ne s’intéressait pas au sort de l’Irlande, mais tout de même, une quinzaine de jours avant la composition, il s’est dit qu’il fallait qu’il fasse quelque chose. Il m’a demandé de lui faire un texte court, de trois ou quatre pages, pour pouvoir l’écrire convenablement.


Je lui ai fait un résumé de quatre pages de l’Irlande au XIXème siècle. Il lui fallait au moins quinze jours pour écrire quatre pages : il réfléchissait à chaque lettre. Il faisait cela pendant les heures d’études – nous étions tous les deux pensionnaires.


Il avait commencé par mettre son nom et son prénom en haut à gauche, la date en haut à droite, puis « Composition d’Histoire » en rouge et souligné deux fois, puis, le sujet : « l’Irlande au XIXème siècle ». Puis il a commencé à faire son texte. Comme nous le savions, dans notre étude, nous allions le voir travailler sur son pupitre, et nous suivions ses progrès. Au bout de quatre ou cinq jours, il n’avait fait qu’une page. Il nous laissait admirer, comme un artiste qui reçoit dans son atelier. Il craignait de ne pas avoir le temps de terminer. Tant pis, il donnerait ce qui serait fait, mais il valait mieux tout de même le point final. Il a achevé à peu près quatre jours avant la remise des compositions. Mais c’était dramatique pour lui : se séparer de ce chef-d’œuvre, c’était s’arracher le cœur. Songez ! près d’un mois pour faire quatre pages ! Donc, quatre jours avant, il s’est vite mis à la refaire pour pouvoir garder l’original. En quatre jours, il a eu beaucoup de mal, il n’a pu que bâcler ses quatre pages, mais il a pu les remettre. Il a été dernier, bien entendu, il était le seul à ne remettre que quatre pages sur l’histoire de l’Irlande au XIXème siècle.



Le professeur a dû être étonné, car il a eu de quoi faire plusieurs volumes sur l’Irlande au XIXème siècle : il nous a notés justement et bien, sans faire la moindre remarque.



Si je raconte cette histoire, c’est parce que j’ai trouvé à faire ce travail un plaisir d’érudition. Je reproche à l’érudition une certaine manière de la concevoir, livresque et qui finit par éloigner de la vie, ce qui n’est pas du tout dans mes idées. Mais l’érudition comme plaisir, c’est quelque chose de très bien, et j’ai trouvé ce plaisir. J’ai aussi trouvé plaisir à la disparité des points de vue que j’introduisais : le petit point de vue série noire, le point de vue statistique, le point de vue politique, etc. Je ne pense pas que le premier soit remonté aussi loin que Sainte Brigitte.



J. B. G. C’est une expérience relativement isolée dans le cours de vos études ; ce n’est pas tous les jours que l’on connaît son sujet à l’avance !




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Monsieur Sieurin


Ce monsieur Sieurin s’appelait Ernest-Dieudonné Sieurin, On trouve ses cahiers dans les catalogues de l’INRP. MA

Commentaires

Le temps où FLL était au collège est celui des grandes révoltes irlandaises. Pas étonnant qu'il y ait une prise de parti.

L'érudition comme plaisir, explicitée dans cette page, justifie pleinement l'écriture de commentaires faisant appel à l'érudition des lecteurs, sur ce site.