Il y avait le palais des mirages. C’était pour moi un véritable enchantement. Il est resté, je crois, le même. Il y avait un palais arabe, un temple égyptien, une forêt. Comme je pouvais y aller autant de fois que je voulais, évidemment, j’en profitais. Enfin, il y avait une petite salle pour des pièces de théâtre dans laquelle il y avait très souvent des séances de prestidigitation – il y en a encore maintenant de temps en temps. Là, j’étais très assidu. J’avais la passion de la prestidigitation et je l’ai gardée toute ma vie. Je fais encore partie de l’Association Française des Artistes Prestidigitateurs, j’ai signé le serment des magiciens. J’allais donc dans ce théâtre où je connaissais le prestidigitateur.
Pas très loin du musée Grévin il y avait une autre salle en sous-sol où on passait aussi de la prestidigitation. C’était à cinq minutes à pied, sur le même trottoir en remontant vers l’Opéra. J’y allais aussi assez souvent, quand il n’y avait pas de prestidigitation au musée Grévin. C’est là que j’ai rencontré Méliès, sans me douter que je verrais là quelqu’un dont je me souviendrais ensuite. Il me faisait monter sur la scène, c’était tout, je n’ai pas eu l’occasion de garder d’autre souvenir de lui. Il faisait là de la prestidigitation. J’ai vu ses films dans une autre salle qui se trouvait du côté de la Porte Saint-Martin – je ne suis pas sûr qu’il n’y ait pas encore là un petit cinéma en sous-sol – où un ami de mon oncle était au portillon : j’y entrais aussi comme je voulais. À cette époque-là, la musique était tenue par un petit piano droit sous l’écran et une pianiste, une vieille demoiselle en général, venait jouer quelque chose qui accompagnait « Un sardinier échoué sur les côtes de Norvège » ou « le Roi de Suède accueille… »
La prestidigitation joue un rôle dans ma formation intellectuelle en même temps que dans ma sensibilité. Si je n’ai pas eu de conversations avec Méliès, j’en avais beaucoup avec un prestidigitateur très oublié maintenant qui s’appelait monsieur Legrand. Je venais là avec ma mère et nous avions toujours des problèmes : ma mère était d’une nervosité extraordinaire, si grande qu’elle arrivait très longtemps à l’avance, qu’elle s’impatientait quand les choses ne commençaient pas longtemps avant l’heure et elle avait tendance – pour une séance comme celle-là, pas pour un concert – à partir avant le commencement parce qu’elle ne pouvait plus attendre. Elle attendait pour me faire plaisir, elle se disciplinait.
J’ai toujours gardé un contact avec la prestidigitation. Après la guerre, je suis entré en contact avec l’Association Française des Artistes Prestidigitateurs (AFAP) et j’ai fait la connaissance de son président. Son nom de théâtre était Maltete - presque l’anagramme de son vrai nom : Plantet. C’était un ancien directeur de banque que la maladie avait empêché de poursuivre son métier, il avait appris la prestidigitation pendant sa convalescence et était devenu prestidigitateur professionnel. De plus, comme il savait très bien parler, comme il avait su parler à sa clientèle, il était devenu président de la société. Nous sommes devenus de très bons amis, il venait souvent déjeuner à notre appartement de la rue du Champ-de-Mars et il nous faisait des tours fort intéressants. C’est lui qui m’a proposé d’entrer dans l’AFAP (qui n’est pas l’Association Française pour la Productivité) qui, en principe, refuse les non professionnels.
Ils ont fait quelques exceptions : pour Maurice Garçon, pour un ingénieur du Commissariat à l’Énergie Atomique, pour moi et pour un amiral. Nous sommes vraiment les happy few de l’association. À une époque, ma femme – qui est également très férue de prestidigitation – et moi suivions régulièrement les réunions mensuelles des membres de l’AFAP qui souhaitent se voir librement, en dehors de toute assemblée générale ou conseil d’administration. Ils se réunissaient un lundi par mois au premier étage d’un grand café de la Bastille. Ce sont des réunions extrêmement sympathiques. Une quinzaine de professionnels viennent avec leurs épouses qui sont ou bien des professionnelles comme eux qu’ils peuvent découper en morceaux sur la scène, ou bien qui ne font rien du tout.
Ce sont un peu les mœurs – assez sympathiques d’ailleurs – des forains, il y a entre une solidarité, ils sont simples… ils sont bien. Les femmes tricotaient pendant qu’on parlait, elles avaient des fichus sur la tête. Que se passait-il dans ces réunions ? Ils se communiquaient des idées de tours qui n’étaient pas tout à fait au point et qu’ils pouvaient essayer sans crainte de rater puisqu’ils étaient entre eux. Il y a des tours excellents.
Je ne vous décrirai pas tous les tours, mais l’un d’eux m’a beaucoup impressionné et m’a appris beaucoup sur la psycho-physiologie de la sensation. C’est un tour qui avait été proposé par un très bon prestidigitateur, un Iranien, le père de Rezvani, le peintre écrivain. C’était un des meilleurs prestidigitateurs de la place de Paris, un homme très remarquable. Il était venu à une de ces réunions après une absence de plusieurs mois. Il avait eu une grosse opération qui l’avait beaucoup affaibli et il ne pouvait pas espérer réussir des tours dans lesquels il faut de l’adresse physique, au millimètre. Il en avait essayé un avec nous, qu’il ne réussissait pas à tous les coups et il espérait qu’avec un peu d’entraînement il le réussirait. Voilà le tour : il prenait un jeu de cartes qui n’est pas préparé, on pouvait apporter un jeu neuf, un jeu de trente-deux cartes. Il battait le jeu ou le donnait à battre, il n’y avait pas de trucage non plus dans le battage. Il demandait de choisir une carte, de la regarder sans la lui montrer, le truc classique, et de la remettre dans le jeu. Il tassait bien le jeu, la carte perdue au milieu du jeu ni préparé ni truqué. Un moment après il la sort de votre épaule, la retrouve dans votre poche, la déchire, la brûle, la retrouve encore, etc. tout ça étant, naturellement, du baratin. Mais comment arrive-t-il à la retrouver ? Je ne me serais pas douté que ce soit possible : il la retrouvait parce que, dès le moment où vous l’aviez remise dans le jeu, il voyait sa place entre les trente-deux cartes, aussi exactement que dans cette série d’Encyclopædia Universalis je vois la place d’un volume !
J. M. Il présentait le jeu en éventail ?
F. L. L. Oui, c’est cela… probablement, je ne me souviens plus exactement… on glissait la carte dans le jeu devant lui, sans qu’il puisse la voir, bien sûr. C’était son seul truc. À partir du moment où il connaissait sa place, son rang dans le jeu, exactement comme des volumes identiques les uns à côté des autres dans une collection, il pouvait alors battre, brûler, etc. Que ça puisse être la base d’un tour m’a beaucoup impressionné. Je crois que peu de gens ont cette sensibilité. J’en ai gardé un assez grand souvenir.
À l’Unesco, j’avais un très bon collègue – beaucoup plus tard – un Pakistanais, qui s’appelait Bounagari. Il était responsable du cinéma international. C’était un très bon prestidigitateur. Un jour, je l’avais invité à dîner sans en parler à me femme afin de lui faire une surprise. J’avais invité également un de mes cousins qui était un négociant en peaux de serpent – pendant un certain temps, je me suis occupé du tannage des peux de serpent. Je lui avais demandé de venir pour le plaisir de l’avoir, bien entendu, et pour faire une petite plaisanterie à ma femme. Bounagari a été présenté à ma femme comme un négociant avec qui mon cousin travaillait en Inde, ce qui était assez vraisemblable.
L’appartement était assez petit, et le lit se transformait en divan pour pouvoir faire salon. Bounagari était assis sur ce divan et il fumait une cigarette. Il faut vous dire que ma femme est assez timide, un peu farouche et pas très énergique avec les gens qu’elle invite. Or Bounagari ayant fini sa cigarette l’éteint en poussant le bout incandescent dans le lit. Elle ne dit rien, trop bien élevée, ou plutôt trop timide. Il prend une autre cigarette, se prépare à l’éteindre de la même façon et elle lui dit timidement : « Nous avons des cendriers si vous voulez. » « Non, non, ce n’est pas la peine, j’aime mieux comme cela. » Elle était un peu étonnée mais ne disait rien. Elle n’a compris que lorsqu’au moment de passer à table la cravate de Bounagari s’est dressée en l’air toute seule. Là, elle a éclaté de rire. Il nous a fait d’excellents tours ensuite.
J. M. Est-ce que vous avez vécu des épisodes analogues à l’affaire Geller dont on a parlé récemment, c’est-à-dire des illusionnistes se faisant passer pour des gens doués de pouvoirs surnaturels ?
F. L. L. Non, je n’en ai pas connu. Je connais bien le président actuel de l’AFAP, Edernach, avec qui j’ai parlé de ce problème. Les prestidigitateurs sont les ennemis de ces charlatans pour d’autres raisons, ce sont des concurrents et qui violent l’éthique professionnelle. Edernach m’a dit qu’il s’était produit sur scène avec Uri Geller il y a quelques années, à Hambourg, leurs noms étaient sur des affiches, ils ont fait des numéros ensemble. Évidemment, on pourrait dire que ça n’empêche pas Uri Geller d’avoir des conseils des extra-terrestres, mais faudrait-il au moins qu’il le dise ! J’ai donné d’ailleurs à Edernach des tuyaux qu’il ne connaissait pas : on avait proposé à Henri Poincaré de faire partie d’un comité scientifique pour vérifier les dons d’Eusapia Palladino et il a répondu avec intelligence que ce n’est pas un scientifique qui est capable de démasquer le prestidigitateur. Il pourrait, bien sûr, si on lui donnait des millions de crédits, avec des rayons X, des gammas, des rouges etc. et des appareils et des chambres spéciales. Le prestidigitateur s’effondrerait.
J. M. Ce n’est pas sûr que c’est par là qu’il s’effondrerait. Je me demande si, précisément, plus on met d’appareils, plus les physiciens sont égarés, parce que plus ils cherchent dans la mauvaise direction – on en a des exemples récents avec des physiciens abusés par Geller.
F. L. L. Il ne faut pas que ce soient des scientifiques qui placent les appareils ! Il faut que des prestidigitateurs passent avant les scientifiques expérimentaux. Si les prestidigitateurs échouaient après avoir pu bien examiner, peut-être pourrait-on demander aux expérimentateurs de venir, mais avant, c’est vraiment inutile. Edernach était très content de cette information qui mettait des scientifiques de son côté.
J. M. Est-ce que vous avez connu des scientifiques illusionnistes ?
F. L. L. Je vous citais cet ingénieur à l’Énergie Atomique… mais j’en vois assez peu. J’ai demandé à l’AFAP s’ils en connaissaient, il y en a assez peu.
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Je me souviens d’Uri Geller. MA
Mais pas d’Eusapia Palladino (une medium).
Laurent Rollet (université de Nancy 2, spécialiste de Poincaré), me signale une conférence donnée par Poincaré en 1909, “Le libre examen en matière scientifique”, dans laquelle il aborde notamment la question des mediums :
Mais si quelqu’un d’entre nous y voulait aller, on lui imposerait des conditions saugrenues. Eusapia consentait à l’intervention d’un photographe, mais elle se réservait d’ordonner elle-même l’inflammation du magnésium en criant : fuoco. Ce n’est plus là le libre examen, puisqu’il y a des modes d’examen qu’on ne nous laisse pas libres d’employer, et ceux qui ne veulent pas se prêter à cette comédie ont bien raison.
Cette conférence est publiée dans un livre édité par Laurent Rollet “L’Opportunisme scientifique” (je le remercie de m’avoir envoyé ce texte). MA
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