les noms de lieux, à classer eux aussi, Chevet, c’est le chevet de l’église Saint-Joseph sur le seuil de laquelle, lors de violentes manifestations pendant le second procès de Dreyfus en août 1899, de jeunes anarchistes ont brûlé les confessionnaux ; le Marché Popincourt était un marché, le Moulin-Joly, un moulin, la rue du Moulin-Joly étant, elle aussi, une rue bien laide, quant à Joly, je n’insiste pas ; le Temple, c’était, tout simplement, le Temple ; les Trois Sœurs étaient trois sœurs qui tenaient ici un lavoir ; le Bureau était une barrière de l’octroi, de même que le Trône, d’ailleurs, du temps où cette barrière s’appelait le Trône renversé, on y avait installé la guillotine, c’est un arrondissement où l’on a beaucoup guillotiné, on y a aussi beaucoup fusillé, on y a fait bien pire, les « raffinements de sauvagerie » n’y ont pas manqué, un parmi tant d’autres, « le dimanche 28 [mai 1871], le long de la mairie du XIe où étaient adossés des cadavres, nous vîmes un fusilier marin dévider de sa baïonnette les boyaux qui coulaient du ventre d’une femme »;

Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l’Aquilon encor sur les débris

Et toute vengeance ? Rien !…

la Pierre levée était un menhir, trouvé là au XVIIIe siècle, les Trois Bornes peut-être trois menhirs ; plus récemment, les Eaux-Vives sont une fontaine proche du canal, l’Asile (Popincourt) était un asile, c’est-à-dire une sorte d’école maternelle ; la Fontaine-au-Roi évoque les conduites d’eau qui descendaient de Belleville (les cascades, la mare) depuis Philippe-Auguste (le roi, c’est lui); la Forge Royale, sans doute une forge, le Jeu de Boules, un jeu de boules, la Bonne Graine, un endroit où l’on vendait des grains, la Maison Brûlée, une maison brûlée ;

et encore, le titre d’un opéra (d’Ambroise Thomas), le Panier-Fleuri, qu’aimait beaucoup Berlioz ; le nom d’un prix de l’Académie, Gobert, ni le musicien du XVIIe siècle ni le joueur de tennis rival d’Henri Cochet.


Mais il y a des Léon qui sont des hommes politiques, des Auguste qui sont des écrivains, des animaux qui sont des enseignes, même un lieu-dit qui est un président de Parlement, des écrivains qui sont des philosophes et inversement, ça c’est plutôt dans la nature des choses ; il y a aussi des prisons qui sont des végétaux, la rochette ou roquette, une petite fleur jaune qui pousse au milieu des pierres, comme un fait exprès, que ce soit devenu le nom d’une prison ; des naturalistes qui deviennent ministres de l’Instruction Publique et administrateurs coloniaux, et puis je n’étais pas sûre de tout ; Baudin est bien le médecin et député, mort ici, sur une barricade du Faubourg Saint-Antoine, au niveau de la rue Trousseau, le 3 décembre 1851, et qui, à un ouvrier qui, sans doute échaudé par l’expérience des journées de juin, la république « marâtre », comme dit Lissagaray, la « tueuse de 48 », lui disait « Nous ne voulons pas nous sacrifier pour vous conserver vos vingt-cinq francs par jour », aurait répondu « Vous allez voir comme on meurt pour vingt-cinq francs ! » et on a vu, il est mort, pas vraiment pour les vingt-cinq francs quotidiens de son indemnité de député, Victor Hugo, lui, n’est pas mort, cette fois il était pourtant du bon côté des barricades, mais Baudin, son prénom, était-ce Alphonse ou Jean-Baptiste ?; et Henri Ranvier, bien sûr, ce n’était pas le communard, Gabriel Ranvier, élu de Ménilmontant, « âme droite et cœur chaud », mais peut-être un de ses fils ?; et Saint Antoine, est-ce bien Fernando, de Lisbonne, plus connu sous le nom de Saint Antoine de Padoue, je n’en dis pas plus ; la classification aurait été trop compliquée, et inutile, en plus, on imagine, aujourd’hui, je me promène chez les écrivains, là encore ça allait, la faute à Voltaire, qui permet d’aller plus ou moins de n’importe quel endroit à n’importe quel autre dans l’arrondissement ; mais les propriétaires, comment les prendre, même les plantes, comment aller de l’une à l’autre, en passant par quelle autre rubrique ; le jour des musiciens, ça n’aurait pas été trop fatigant, de Pasdeloup à Dranem, le maître de la chanson idiote, en passant par le Panier-Fleuri, on aurait pu rêver d’y ajouter, par exemple Miles Davis, il n’y était pas ; le jour des peintres, encore mieux, il n’y en a en effet qu’un, et depuis peu, Marcel Gromaire ; j’aurais pu aussi procéder par associations d’idées, Amelot, le Cirque d’Hiver, les Concerts Pasdeloup, musique, Dranem, caf’conc’, Ba-Ta-Clan, Voltaire ; ou relier les choses qui vont par trois (comme dans les contes russes) les bornes, les couronnes, les frères, les sœurs.

En plus, ça change tout le temps, des passages disparaissent, des rues changent de nom, je ne parle pas des rues dont on dit qu’elles changent de nom parce que deux morceaux de ce qui est, en fait, la même rue sont nommés différemment (comme il y en a, soit qui ont deux noms dans l’arrondissement, Popincourt devient Basfroi, Saint-Maur devient Léon-Frot, soit qui changent d’identité en en sortant, Oberkampf deviendra Ménilmontant (une rue de laquelle il y a une si belle vue sur Paris juste après qu’il a plu), Jean-Pierre Timbaud Couronnes, Charonne Bagnolet et le Faubourg du Temple Belleville) mais je parle des rues qui perdent un nom ancien pour en prendre un nouveau, et je t’honore Nicolas Appert, et je t’ouvre une galerie de Paname, et je t’invente une villa Nicolas de Blégny, qui a créé le premier journal médical, au XVIIe siècle, et je te baptise un jardin Émile Gallé, il faut bien s’arrêter un jour…

1er janvier 2015
(à suivre)


PS. Il y a une légende de l’illustration dans le post-scriptum de la page images.