Adieu à la poésie

ou

Un chapitre pas tout à fait clos

 

    Cela vous surprendra peut-être, ami lecteur, mais je vous jure que cest ainsi : je suis arrivé à l’âge qui est le mien, celui d’un octogénaire avancé, sans avoir vraiment compris ce qu’il faut entendre par le mot poésie. Tant d’incertitude, tant de confusion  et tant de mystère règne désormais sur ce point !  Il fut pourtant un temps où ce problème pour moi ne se posait pas : le temps de ma scolarité, celle du primaire comme celle du secondaire. Temps béni, où je savais, d’une science sûre, que le beau mot de «poésie» , précédé de l’article «une», désignait, très concrètement, un texte qui présentait plusieurs caractéristiques permettant de le reconnaître sans risque d’erreur : c’était d’abord un texte que l’on copiait en allant très souvent à la ligne et en faisant commencer chaque nouvelle ligne par une majuscule ; c’était ensuite - point considéré comme important - un texte où, deux par deux, les fins de lignes devaient obligatoirement contenir des sonorités identiques ou voisines appelées «rimes» ; c’était enfin un texte que l’on devait apprendre par coeur et réciter.

    Eh oui, la récitation ! Cest un exercice qui, en ces temps lointains (fin des années 1940 - début des années 1950), et dans les deux établissements que j’ai fréquentés dans mon enfance marocaine (l’Ecole des garçons Julien Weill, puis le Lycée Poeymirau, à Meknès), se pratiquait avec la rigueur et la régularité d’un véritable rite. Pas une semaine ne se passait sans l’apprentissage d’une nouvelle poésie. Pour ma plus grande délectation. Apprendre par coeur ne m’a jamais rebuté, et je rends grâce au ciel (et sans doute aussi au matériel génétique que m’ont généreusement légué mes aïeux) de m’avoir doté d’une mémoire particulièrement accueillante. Il est vrai qu’elle avait commencé très tôt à se charger, sans grand effort, de tous ces contes, récits, dictons, proverbes, comptines et chansons que ma mère, dans un joyeux mélange de langues (français, arabe, hébreu , avec parfois même une très légère pincée d’espagnol), s’était plu à me transmettre au cours de mes toutes premières années. Une fois entré dans le système scolaire, j’étais donc prêt à ingurgiter toutes ces poésies que je devais ensuite déclamer, en classe à l’heure de la récitation ou bien, parfois, le samedi ou le dimanche en famille. Moments intenses et mémorables. Je m’appliquais à y mettre les gestes et les mimiques  qui me semblaient les plus appropriés, vivement encouragé dans cette voie par mes aînés qui jugeaient que cela maidait efficacement à combattre ma timidité naturelle. Jaimais tout particulièrement les changements de voix et de ton qu’imposaient les dialogues de bêtes dans certaines de mes fables favorites : la grosse voix hurlante de « cette bête cruelle» qu’était le loup, et celle, humble à souhait, tremblotante et à peine audible, de l’innocent agneau qui «se désaltérait dans le courant d’une onde pure»…). Mais je dois avouer que ce qui me plaisait encore plus, c’était de me les réciter en silence à moi-même dans mon lit, certains soirs, quand, à la suite de quelque tracas ou contrariété rencontrée dans ma longue journée d’écolier ou de lycéen, j’avais du mal à m’endormir. Ainsi s’était pour longtemps inscrite dans ma mémoire une impressionnante quantité de vers, le plus souvent des alexandrins, allant en gros de Charles d’Orléans à Apollinaire, en passant bien entendu par toute la série des grands noms qui peuplaient mes manuels de français. On en trouve abondamment les traces dans cet «inventaire d’alexandrins familiers» que Jacques Roubaud et moi avions entrepris de dresser en puisant exclusivement dans nos mémoires.

     L’âge heureux de la récitation passé, je suis bien entendu demeuré un lecteur assidu de poésies. Mais les programmes de la khâgne, encore attachés massivement aux auteurs du passé, ne suffisaient plus à mes besoins. Au point que, dans un moment d’agacement, javais recopié, sur la couverture dun de mes cahiers (que j’ai toujours), le vers dApollinaire : «Tu en as assez de vivre dans lantiquité grecque et romaine». Pour tenter de faire contrepoids, je me fis un devoir d’ajouter de nouveaux noms à la liste de mes favoris : ceux de Valéry, Eluard, Aragon, Saint-John Perse, qui revenaient fréquemment dans les conversations de mes condisciples les plus proches, s’imposèrent. J’ai goûté de nouveau, avec eux, au plaisir du «par coeur», sans aller pourtant jusqu’à l’exercice de la récitation proprement dite. Puis, soucieux d’étancher ce qui était devenu une soif quasi permanente,  j’entrepris, à peine sorti de la rue d’Ulm, de me constituer une petite réserve de poèmes. Je me mis à acheter de vieilles anthologies, de poètes français ou traduits en français. Je fréquentais régulièrement pour cela toutes sortes de marchands de vieux livres : soldeurs, bouquinistes des quais et des brocantes, boutiquiers des marchés aux puces de Saint-Ouen ou de la Porte de Montreuil. Cette régularité n’était pas tout à fait sans mérite, car il me fallait parfois, pour me livrer à mes incertaines et hasardeuses traques, abréger quelques autres activités, ou même carrément les annuler… Certains des volumes ainsi acquis figurent encore dans ma bibliothèque, comme cette anonyme Anthologie de la nouvelle poésie française, ou bien la savante Anthologie de la Nouvelle Poésie Américaine dEugène Jolas, l’une et l’autre désormais presque centenaires, ou encore la mince et curieuse Anthologie non classique des anciens poètes grecs d’André Thérive. Un peu plus tard encore, mais bien avant de découvrir l’Oulipo, me fut donnée la chance de rencontrer, en chair et en os, un certain nombre de poètes, hommes ou femmes, jeunes et moins jeunes, ce qui contribua à élargir l’idée, encore quelque peu convenue, que je me faisais de la poésie, sans toutefois parvenir à la modifier en profondeur.

    Puis est apparue un jour, en même temps que l’impérieux besoin d’écrire des livres, la tentation de m’essayer moi-même à la poésie. Tentation maligne à laquelle j’ai d’abord résisté : il me semblait fou, absurde, présomptueux, de vouloir rivaliser avec les oeuvres de tous les grands noms dont j’avais au fil des ans chargé ma mémoire. A moins, me suis-je soudain dit, et ce fut pour moi comme une révélation, à moins que ce ne soit par jeu, et en les prenant, ces oeuvres, de façon délibérée, pour point de départ de ma propre tentative d’écriture. Ce serait ma façon à moi d’interpréter l’adage fameux de Bernard de Chartres disant que «nous sommes comme des nains sur des épaules de géants ». Délaissant limitation ou le pastiche, que je trouvais trop transparents, trop facilement décelables, je mis peu à peu au point diverses méthodes secrètes d’écriture poétique, ce que j’appelais, en toute modestie, mon «alchimie verbale».

    La première était le prélèvement pur et simple, pour lequel ma collection danthologies moffrait un champ proprement inépuisable. Je mhabituai très vite à repérer, dans une page (nimporte laquelle) dun poète (nimporte lequel, pourvu qu’il eût été un jour publié ou cité) les fragments, entre un et cinq mots au maximum (sans quoi le larcin eût été trop visible) que jallais pouvoir benoîtement reprendre à mon compte. Je devais découvrir, bien plus tard, que c’était ainsi qu’avait dû procéder François Le Lionnais pour constituer sa liste de poèmes de peu de mots.

    La deuxième n’était autre que le recours à  lhomophonie. Du simple calembour  au vers holorime, les ressources étaient nombreuses et variées. J’aimais tout particulièrement la traduction homophonique. Je l’avais copieusement, et joyeusement pratiquée dans mon enfance marocaine avec des bouts de phrases (comptines,  dictons, prières) empruntés à l’arabe ou à l’hébreu. J’avais sans problème étendu cette pratique aux nouvelles langues que j’avais apprises depuis, en particulier à certains vers de mes poètes latins favoris : Lucrèce venait en tête, bien sûr, suivi de près par  Virgile et Catulle. Mais je ne dédaignais pas, à l’occasion, d’opérer sur quelques passages  particulièrement corsés de la savante prose tacitéenne.

    La dernière, qui me semblait la plus originale et qui allait me fournir la matière d’une de mes premières contributions au travail collectif oulipien, était la traduction antonymique. Je la pratiquais avec volupté sur des poèmes de Rimbaud ou de Mallarmé, auxquels elle me paraissait tout particulièrement s’adapter.

    Mêlant allègrement (là était mon secret) ces trois méthodes, sans pitié pour le (ou les) texte(s) de départ que je triturais à plaisir, je me livrais ainsi à mille exercices et ne marrêtais que lorsque javais obtenu un énoncé que je jugeais satisfaisant. Je ne sais quel instinct me guidait dans mes choix : sans doute chacune des formules retenues correspondait-elle, par quelque trait, à mon humeur du moment. J’étais ainsi parvenu, au fil des années, et en y retravaillant sans cesse, à “produire” un ensemble de textes, tous assez courts qui, me semblait-il, pouvaient être considérés comme des poèmes. Ne voulant surtout pas laisser au hasard la charge d’en régler l’ordre et la succession, je les avais classés, avec beaucoup de soin, pour leur donner l’allure d’un recueil cohérent, construit autour de quelques thèmes qui m’étaient alors chers, et qui d’ailleurs le sont toujours, car je n’ai guère changé en vieillissant : le jeu, le rêve, le passé, l’exil, le silence. Je donnai bien entendu à cet ensemble un titre, dont le choix avait fait l’objet d’une attention particulière. J’avais opté pour une brève expression (quatre mots d’une syllabe) aux résonances mystérieuses : Voies de vieux temps. Je l’avais dénichée en feuilletant un vénérable Traité de vénerie, dû à un certain «M. D’Yauville, premier veneur et ancien commandant de la vénerie du roi». Ainsi assemblés, et ne portant aucune trace des manipulations multiples qui leur avaient donné naissance, mes textes ne me semblaient pas tout à fait indignes d’être montrés. Encore fallait-il trouver à qui…

    Je dois dire que le nom de Queneau s’imposa presque aussitôt. Il y avait bien entendu de très bonnes raisons pour cela. Mes relations avec l’homme qui partageait avec François le titre de Père-Fondateur de l’Oulipo, étaient anciennes et plutôt cordiales. Elles avaient commencé en décembre 1967, à loccasion de lexposition de dessins et de peintures de Pierre Getzler que Perec avait organisée dans son grand et bel appartement de la rue du Bac. Au cours de notre première conversation, nous avions découvert avec une surprise amusée que, en tant qu’ami de Marcel Moré et que membre du cercle Dieu Vivant, il avait des liens anciens avec le père d’Isabelle, Jean-Pierre Dubosc, membre du même cercle. Plus tard, lorsque je devins membre du groupe, il m’avait accueilli avec bienveillance et n’avait pas cessé de me témoigner une sollicitude toute paternelle. Elle se manifestait de bien des façons, et notamment par l’intérêt qu’il montrait pour mon travail d’historien. Ainsi, au cours des entretiens auxquels il me conviait de temps en temps dans son minuscule bureau de la rue Sébastien-Bottin (aujourd’hui rue Gaston-Gallimard), il ne manquait jamais de me questionner sur l’avancement de mes recherches, et m’avait envoyé un mot d’encouragement à l’occasion de ma soutenance de thèse.  Par ailleurs, je savais que c’était à lui que Jacques Roubaud avait choisi de confier son premier recueil de poèmes, et que c’est cette démarche qui avait été à l’origine de sa cooptation par l’Oulipo. J’eus donc le courage de le prendre à part un jour, à la fin d’une de nos réunions de printemps dans le jardin ensoleillé de François Le Lionnais, au moment où, l’ordre du jour étant épuisé, les conversations privées redeviennent possibles, pour lui parler de mon recueil et lui en remettre les premières pages. Je pris bien soin de lui préciser un point qui me tenait à coeur : quoique n’obéissant à aucune «contrainte»  identifiable, ces pages n’en étaient pas moins, à mes yeux, pleinement oulipiennes, puisqu’elles ne devaient leur existence qu’à ma volonté d’explorer de diverses façons les potentialités de textes préexistants.  Je savais que cet aveu ne lui déplairait pas, car il était de ceux qui pensent qu’il n’est pas indispensable de révéler au lecteur les contraintes qui ont servi à l’élaboration d’un texte oulipien ; il aimait utiliser à ce sujet la métaphore de l’échafaudage, que l’on enlève une fois que la construction est terminée. Toujours est-il qu’iI accepta sans barguigner mon petit paquet, et le fourra aussitôt, d’un geste vif, dans un coin de sa vaste sacoche, dont j’imaginais qu’elle devait contenir bien d’autres écrits sûrement plus intéressants que le mien. Je fus donc heureux lorsque, dès mon arrivée à la réunion du mois suivant, il me tendit mon paquet, avec un sourire qui se voulait manifestement bienveillant. Sourire qui fut accompagné d’un bref bredouillement (à moins que ce ne fût un confus grommellement) par lequel je crus comprendre qu’il m’invitait à lui envoyer au plus tôt le recueil dans sa totalité ; il me donnerait son sentiment définitif après. Tout cela me parut de fort bon augure et je me voyais déjà rejoindre la prestigieuse collection blanche de Gallimard qui accueillait les productions poétiques de mes aînés oulipiens : Queneau lui-même bien sûr, mais aussi Jacques Bens, Jean Queval ou Jacques Roubaud.

    Néanmoins, au moment même où, le lendemain de la réunion, je m’apprêtais à introduire dans une grande enveloppe matelassée, portant déjà l’adresse de Queneau chez Gallimard, l’ensemble de mes pages, que j’avais pris le temps de soigneusement relire et et corriger, je fus saisi d’un doute, dun scrupule, dune hésitation. Une vieille habitude, chez moi… cela m’arrive chaque fois que je dois franchir un pas que je juge important. Avais-je raison, me suis-je dit, d’agir comme j’allais le faire ? En livrant ainsi  à Queneau le résultat de mes tâtonnantes et maladroites (forcément maladroites) expérimentations poétiques, n’allais-je pas le décevoir, et pis encore, risquer de passer pour ridicule à ses yeux ? Et dans ce cas, quelle catastrophe ce serait ! Sa constante bienveillance, si rassurante pour l’oulipien débutant que j’étais, me serait d’un coup brutalement retirée, et  avec elle, celle de tous les autres membres du groupe, qui ne manqueraient pas, bien entendu, de s’aligner sur lui. Il me sembla qu’il était indispensable de me garder contre ce danger potentiellement ravageur pour la suite de mon destin d’écrivain. Il fallait d’urgence, avant toute démarche, solliciter l’avis et les conseils d’un proche. Je m’étonnai même et m’en voulais, me connaissant, de n’avoir pas pensé plus tôt à une précaution aussi élémentaire !

    Tout naturellement, je me suis tourné vers Georges Perec. Certes, il n’était pas à proprement parler étiqueté, au sein de l’Oulipo, comme poète. Il navait pas encore mis au point les divers procédés et contraintes qui, présentés comme relevant d’un «nouvel art poétique susceptibles de remplacer les vestiges réthoriques (sic) encore en usage dans la plupart des productions poétiques modernes et contemporaines», allaient lui permettre, un peu plus tard, de mériter largement cette qualification. Mais cela ne m’importait guère. Nous avions pris l’habitude, depuis des années, de nous consulter sur tel ou tel de nos travaux en cours, et les divers projets d’écriture que nous menions ensemble, au rythme de réunions quasi hebdomadaires, nous avaient rendus encore plus proches. J’ai ainsi préféré m’adresser à lui plutôt qu’à Jacques Roubaud, poète déjà reconnu et assumé, mais avec qui mes relations n’étaient pas aussi anciennes ni aussi étroites. J’ai donc saisi l’occasion d’une paisible fin de dîner intime chez nous, au rez-de-chaussée de la villa Duthy - un dîner au cours duquel nous avions évoqué les débats assez vifs qui avaient eu lieu au cours des deux dernières réunions de l’Oulipo - pour confier mon recueil à Perec. Il me promit de le lire sans tarder. Ce qu’il fit, malgré des occupations et des sollicitations qui commençaient à devenir fort nombreuses. J’attendais évidemment beaucoup de sa lecture. Je savais que je pouvais lui faire confiance, qu’il me donnerait avec franchise son avis, qu’il n’hésiterait pas, le cas échéant, à me suggérer les modifications ou suppressions qui lui sembleraient nécessaires pour améliorer mes textes, comme je l’avais moi-même si souvent fait pour certains des siens. Mais sa seule réaction, lorsque nous nous revîmes en tête à tête chez lui quelques jours plus tard, fut de me déclarer tout de go :  Ah, oui, cest pas mal du tout, bien sûr, ce que t’as fait. J’aime bien ton titre, en particulier ». Et d’ajouter ensuite, après un bref silence, et avec ce sourire désarmant qu’il savait prendre en certaines  occasions : «Mais ch’sais pas si t’es au courant, Paul Eluard existe déjà !». Ces mots me laissèrent stupéfait. J’avais certes, depuis la khâgne, une certaine familiarité avec la poésie d’Eluard, qu’une longue amitié avec sa veuve, Dominique, avait encore accrue. Mais je puis affirmer, en toute bonne foi, que je n’avais pas une seule seconde pensé à lui - ni à personne d’autre, d’ailleurs - en composant ces pages : elles n’étaient à mes yeux que le produit final de cette complexe alchimie dont j’ai rappelé plus haut les diverses phases. Jai donc, sans oser protester, sans même dire le moindre mot, repris mon recueil, et ne lai bien entendu jamais envoyé à Queneau. Le verdict de celui qui était depuis des années mon ami littéraire le plus proche et le plus fiable avait au moins un mérite   : il m’apprenait que l’idée que je me faisais de la poésie n’était manifestement plus la bonne. Quelque chose en ce domaine avait changé, dont je n’avais pas suffisamment pris conscience. Il me fallait d’urgence tenter de rattraper mon retard.

    Commença alors pour moi un long cycle de rééducation. Des années durant,  j’ai enchaîné les lectures susceptibles de m’aider à y voir plus clair. Je me suis d’abord lancé dans ce qui me semblait le moins familier, les poètes les plus contemporains. De toutes les écoles, de toutes les chapelles : ceux que publient les grands éditeurs et dont les critiques littéraires ne parlent qu’avec un respect un peu compassé, mais aussi ceux qu’accueillent les mille et une minuscules maisons d’édition dont j’allais découvrir plus tard l’invraisemblable foisonnement. Je compris assez vite que cela ne suffirait pas. Je me tournai alors, dabord avec espoir,  puis avec une sorte de rage de moins en moins contenue, vers le flot sans cesse grandissant des théoriciens, linguistes, chercheurs de tous bords et de toutes origines. Ma bibliothèque déborde, aujourd’hui encore, de leurs savants travaux, dont beaucoup portent, dans les marges de certaines de leurs pages, les traces, plus ou moins déchiffrables, de mes divers passages. Mais toutes ces lectures ne m’ont pas fait avancer d’un pas, bien au contraire. J’étais bien placé pour connaître l’effet paralysant que peut avoir un excessif souci théorique : j’en avais fait l’expérience dans mes tentatives d’écriture romanesque. Je découvris donc qu’il n’est rien de plus glissant, de plus insaisissable, que cette entité aux multiples visages qu’on appelle «la poésie». En 1937, Paul Valéry y discernait au moins deux sens, ou plutôt deux directions : « Vous savez qu’on comprend sous le nom de poésie deux choses très différentes qui, cependant, se lient en un certain point. Poésie, c’est le premier sens du mot, c’est un art particulier fondé sur le langage. Poésie porte aussi un sens plus général, plus répandu, difficile à définir, parce qu’il est plus vague ; il désigne un certain état, état qui est à la fois réceptif et productif». Mais après lui, le nombre des définitions s’était considérablement accru.  Au point que c’était devenu une sorte de jeu littéraire que d’en faire la liste : Robert Desnos, dans «Rrose Sélavy", en avait dénombré pas moins de treize ; Octavio Paz en relevait un bien plus grand nombre, plus de cinquante ; quant à Lawrence Ferlinghetti, il en rassemblait exactement cinquante deux. Toutes ces listes mettaient à nu, par la vertu de la simple juxtaposition, les flagrantes divergences ou les contradictions, parfois criantes, de ces définitions. Mon embarras était à son comble. Je voyais déjà, certains soirs, planer au-dessus de ma tête les redoutées figures de Bouvard et de Pécuchet. Au point que, pour éviter d’y « gagner une jaunisse » comme  l’avait fait Pécuchet, je me sentais prêt à reprendre à mon compte le jugement sans appel que Flaubert avait mis dans la bouche de Bouvard : « Tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et desthétiques me paraissent des imbéciles».

    J’aurais pu en rester là, et m’éloigner à tout jamais de cet embrouillamini qu’était devenue pour moi la poésie. Ce ne fut pourtant pas tout à fait le cas. Je suis resté attaché à ce qui avait été ma première tentative en ce domaine. J’ai toujours conservé, comme une sorte de relique, parmi les documents que je croyais dignes d’être transportés de déménagement en déménagement, le dossier qui contient les pages dactylographiées de mon manuscrit des années 1970, celui-là même que j’avais confié à Perec. Si bien que lorsque la revue Change, qui venait de publier un article que Perec et moi-même avions écrit sur le PALF, me proposa de participer à nouveau à l’un de ses numéros, j’ai saisi cette occasion pour donner quelques extraits de mon recueil- Mieux encore, un peu plus tard - ce devait être autour de 1976 - profitant de la presse à litho qui occupait toute une pièce dans notre drôle de maison de la rue du Capitaine Marchal, j’ai demandé à Isabelle d’en lithographier divers fragments, ceux qui me semblaient les plus représentatifs. Elle le fit bien volontiers, après les avoir elle-même soigneusement calligraphiés, mis en page et agrémentés de quelques discrètes illustrations en noir et blanc. Cela a donné naissance à un objet bibliophilique assez atypique : une sorte de grand fascicule au format peu ordinaire (285 X 190), prétendument publié par les soins d’une imaginaire autant qu’éphémère maison d’édition baptisée L’inattendu. Il était composé de douze feuillets mobiles, non paginés, portant chacun, au recto seulement, un poème. Tiré à vingt-cinq exemplaires numérotés et signés par Isabelle, ce fascicule a été, au fil des ans, offert à quelques amis, dont bien entendu Georges Perec qui, sitôt qu’il l’eut eu en mains, se demanda avec une feinte angoisse à quelle place il allait bien pouvoir le casez dans sa bibliothèque. Quelques années plus tard, j’ai pris soin de faire figurer, à diverses reprises, cette quasi fantomatique publication sur la page «Du même auteur» de certains de mes livres, histoire de la gonfler un peu, la pauvrette… Le résultat ne se fit pas attendre : je fus flatté de recevoir quelques lettres de collectionneurs qui souhaitaient s’en procurer un exemplaire. J’ai même eu la surprise de découvrir, tout récemment, qu’il figure sur le catalogues de libraires spécialisés dans la vente de livres rares. Habent sua fata libelli.

    Mais ce n’est pas tout. Il est encore une activité de type poétique que j’ai pu soigneusement préserver, car elle avait échappé à la disgrâce qui avait frappé toutes les autres : c’est la «greffe d’alexandrins». Accoupler des hémistiches prélevés sur des vers familiers est un exercice dont je ne me lasse pas.  Je lui dois bien des découvertes, hilarantes souvent, éclairantes parfois. Il en est deux au moins sur lesquels je n’ai pas fini de méditer : «Ah frappe-toi le coeur avec ma discipline»

et  «Sur le vide papier sont les chants les plus beaux».