Les délices indûment prolongées (mais ne le sont-elles pas toutes et toujours, prolongées indûment, nos médiocres délices ?) les délices indûment prolongées du rêve me retenaient contre mon gré dans un semblant de sommeil, sans parvenir cependant à étouffer un vague mais très vivace sentiment d’inquiétude, ou plutôt d’incomplétude. Quel mauvais plaisant m’avait un jour assuré, sans rire, que le rêve n’était à tout prendre qu’un état transitoire, une simple étape sur le chemin du réveil ? Je voyais bien au contraire que, par plus d’un trait, mon rêve tentait de se faire passer pour le réel, dont il conservait astucieusement une moitié qu’il mettait en avant, tandis qu’à l’autre moitié, évacuée en douceur, venaient se substituer mes vœux.
J’aspirais donc en secret – mais avec une force qui s’accroissait sans cesse d’être ainsi contenue – à laisser provisoirement en place tout ce à quoi je tenais jusque-là le plus (travaux plus ou moins savants, amours neuves et vieilles amitiés) pour me retirer dans un lieu connu de moi seul. Cette retraite écartée, je voulais en être, par quelque combinaison inouïe qu’il me fallait chercher à concevoir dans tous ses mécanismes, l’industrieux inventeur. Là, je reviendrais aux lettres et je mènerais ma vie avec elles dans un tête-à-tête ininterrompu.
Mon premier réflexe fut tout naturellement de me tourner vers mes livres favoris, allant pour commencer feuilleter au hasard les pages du . Larousse et du Littré. Je consacrai aussi bien des jours – ainsi qu’un nombre respectable de nuits – à consulter des atlas, découvrant avec une admiration croissante les merveilleux ouvrages issus des officines de Wagner et Debes à Leipzig ou de Justus Perthes à Gotha, sans oublier la carte Siegfried, ce chef d’œuvre…
Un fait m’avait durant cette période frappé : c’est que par un curieux destin, la cartographie nautique semblait bénéficier de la part des chercheurs d’un traitement plus favorable que la cartographie terrestre. Sans doute parce que celle-ci, plus terre à terre (c’est le moins que l’on en puisse dire), n’avait pas l’auréole qu’à celle-là conféraient le mystère et l’exotisme, l’aventure et le danger liés dans l’imagination de chacun, aux explorations maritimes. J’appris aussi, à cette occasion, comment les grands découvreurs de la Renaissance, les Vasco de Gama, les Magellan, étaient reliés, par une série de chaînons dont rien ne venait interrompre l’harmonieuse succession aux cosmographes et astronomes du xe siècle (ce qui m’ouvrait des horizons insoupçonnés). Emporté par mon élan, et souhaitant que mon information fût aussi . complète que possible, je m’étais d’autre part plongé dans les quarante volumes de la Bibliothèque Universelle des Voyages (publiée chez l’éditeur Parisien Armand Aubrée) dont j’aimais tout particulièrement le papier satiné. Il y avait là tous les voyages effectués par mer ou par terre dans les diverses parties du monde depuis le premières découvertes jusqu’à nos jours…
De tout cela je retirais assurément beaucoup de . plaisir ; mais mes recherches n’en furent guère avancées. Je finis pourtant par trouver une piste, au moment même où j’allais par lassitude tout abandonner. J’étais tombé sur une série de lettres particulièrement obscures dont j’avais, à force de patience, réussi à restituer, sinon la signification (celle-ci s’évanouissait chaque fois que je croyais l’avoir saisie), du moins la succession depuis longtemps brouillée. Il faut dire que la piste, quand elle m’apparut, était ténue comme le plus mince des fils. Mais un matin, en moins de temps qu’il n’en faut pour un battement de cil, tout s éclaira ; l’évidence m’aveugla : le message des lettres se laissait enfin lire. Je décidai donc d’élire domicile, pour une durée indéterminée, mais dont je savais qu’elle avait quelque chance d’être fort longue, dans un minuscule bout d’île, ignoré de l’écrasante majorité des cartographes, quoique repérée (j’en avais la certitude sous les yeux) au mois depuis l’an mil.
Ceux qui mentionnaient ce territoire le décrivaient d’ailleurs en des termes divers et franchement contradictoires. Pour les uns, ce n’était qu’un morceau d’île dont un bon tiers avait été effacé par l’érosion ; les autres le voyaient comme un îlot dont toute la moitié inférieure était restée couverte par le flot auquel elle était mêlée. Mais d’autres proposaient des hypothèses bien plus curieuses, les plus étranges étant, sans conteste, celle qui en faisait un fragment détaché du limon prélevé sur le Nil, ou bien celle qui y retrouvait un morceau (transporté on ne sait comment) de la colline sur laquelle s’était jadis élevée la ville sainte d’Ilion.
Pourquoi ce choix, sur lequel je savais que je ne pourrais désormais revenir, tant son évidence s’imposait ? Je crois que je peux maintenant en faire l’aveu sans regret : deux lettres seulement m’avaient mis sur la voie. J’avais découvert que ce coin de terre, infertile autant qu’hostile, infesté, de plus, de reptiles et de saxatiles, et qui n’occupe pas dans l’atlas plus d’espace qu’une simple syllabe dans un livre, était en fait le seul qui permit de passer en douceur, et par la plus simple des opérations, du continent du rêve à celui du réveil.