Le mot parfait
J’ai eu très tôt un penchant, qu’autour de moi on s’accordait à trouver prometteur certes, mais parfois excessif, pour ce que j’appelais, non sans une certaine forfanterie, «mes explorations langagières». Certains jours, qui étaient pour moi jours de fête, j’aimais partir, mon Larousse à la main, à la recherche de mots nouveaux, pour les intégrer dans de longues listes soigneusement calligraphiées, les décortiquer de toutes les façons possibles et en faire, pour finir, l’objet des plus acrobatiques manipulations. Activités dont je ne me lassais pas, et dont je ne me laissais pas aisément détourner. Il y avait à cette passion bien des raisons, plus ou moins conscientes, plus ou moins avouables ; j’espère avoir un jour l’occasion d’en faire un dénombrement entier. Mais, je puis bien le dire ici maintenant, ce qu’en secret j’attendais de tous ces mots ainsi assemblés, triturés, malaxés, c’est qu’ils m’aident à satisfaire un désir intense, perpétuellement présent et perpétuellement inassouvi, mon désir d’écriture. Car, bien avant de découvrir avec ravissement les oeuvres de Mallarmé, Roussel, Leiris ou Queneau, j’avais d’instinct saisi que je n’arriverais à rien, en ce délicat domaine, si je ne laissais pas l’initiative aux mots.
Encore me fallait-il déterminer quelles qualités devaient avoir les mots pour être en mesure de jouer le rôle fondateur que j’entendais leur assigner. Mon opinion sur ce point, si important pourtant, n’était pas encore bien arrêtée : elle variait avec les jours, avec les moments parfois, et bien sûr aussi avec mon humeur. Tantôt je m’attachais à la matière orale des mots, et c’était alors leur dimension proprement musicale, la combinatoire de sons et d’harmoniques dont ils étaient porteurs, qui me semblaient propres à fournir à ma plume l’élan dont elle avait tant besoin. Tantôt, je prenais plutôt en considération leur forme écrite : j’étais alors sensible aux suggestions du dessin qu’ils forment sur la page, à la nature, à la forme et à la disposition des lettres qui les composent, que je me promettais de reprendre et de réordonner sans fin à mon gré, comme autant de parcelles pour un remembrement toujours à venir, comme autant de briques pour la construction de mon texte futur. On comprend sans peine qu’une telle recherche me mettait les nerfs à bout.
J’ai mis un certain temps à m’aviser que je pouvais exploiter les ressources d’une classe particulière de mots, celle des noms propres. Je connaissais la séduction qu’ils exercent de longue date sur les écrivains, et en particulier sur certains de mes poètes favoris. Racine, bien sûr, mais aussi Musset (), Hugo et les cascades de noms exotiques qui emplissent La Légende des siècles. Je découvris peu à peu le rôle majeur qu’ils avaient pu jouer à l’origine d’œuvres que j’admirais. Ainsi, à propos d’Hérodiade, Mallarmé avouait : « Le peu d’inspiration que j’ai eu, je le dois à ce nom, et je crois que si mon héroïne s’était appelée Salomé, j’eusse inventé ce mot sombre, et rouge comme une grenade ouverte,, Hérodiade”. Et, s’agissant de Proust, Barthes n’hésitait pas à faire des noms propres l’élément poétique déterminant de la genèse de La Recherche.
Et puis un jour m’est venue l’idée audacieuse, à la limite révolutionnaire, d’exploiter les ressources de mon propre nom de famille. Elle m’avait été suggérée, une fois de plus, par Queneau, et par le titre de son autobiographie en vers,: il avait bravement utilisé l’étymologie de son nom, à savoir la racine quen, qui renvoie à deux mots normands : quenne qui désigne le chêne (symbolisant le bien, la force), et quenet, qui désigne le chien (symbolisant le mal, l’infamie). Ainsi, en deux mots, l’essentiel était dit : « Chêne et Chien voilà mes deux noms ».
Dans mon cas, les choses n’étaient pas aussi simples. J’avais avec mon nom de famille des rapports pour le moins ambigus : certes il me procurait une grande fierté, à cause de la longue lignée d’ancêtres auxquels il me permettait de me rattacher ; mais il me procurait aussi une certaine gêne, à cause de la charge d’exotisme, excessive à mes yeux, dont il était porteur. Comment le sortir de cette ambiguïté ? comment parvenir à en faire une utilisation positive ? La réponse s’imposa assez vite. Ce nom, il me suffisait de procéder à sa désarticulation, de le réduire à ses composantes, littérales, syllabiques ou phoniques, pour len gommer le caractère exotique, et le transformer en un puissant générateur d’idées et de mots. Ainsi, isolant ses lettres, je pouvais, comme mes chers kabbalistes, faire de chacune l’initiale d’un mot nouveau. Et je pouvais faire de même avec les trois syllables qui le constituaient. Je me souviens encore des deux premières triades que j’obtins ainsi. Ce fut d’abord : bergamote, nacelle, boutargue. Chacun de ces mots, dont j’aimais l’apparent disparate, avait mille secrets à me confier. Ce fut ensuite bégonia, narcisse, bougainvillée, qui fournissaient un assez suggestif bouquet d’idées. Ces deux triades, suivies de bien d’autres, devaient m’aider, bien plus tard, dans la composition de certaines pages de mes livres.
Mais c’est avec le jeu homophonique que les résultats se révélèrent les plus féconds. Les sonorités de mon nom me servirent aussi bien à inventer des objets hautement symboliques (un bilboquet d’ébène à boule d’ivoire), à fabriquer pour mes héros des lieux de vie ou des itinéraires (Aubenas-Bourges), et même à forger, à l’occasion, des métaphores pleines de sous-entendus (aussi lourd à porter qu’une benne à bout de bras). J’adoptais ainsi sans le savoir une pratique - l’inscription du nom propre sous la forme de fragments disséminés - dont Saussure avait montré qu’elle était immémoriale, aussi ancienne que la poésie occidentale elle-même, remontant aux chants homériques et, au-delà, à la vieille poésie indo-européenne.
Je comprenais maintenant pourquoi Barthes avait gratifié le nom propre du titre enviable de « prince des signifiants », et le disait « toujours gros d’une épaisseur touffue de sens ». Un trait que soulignait déjà Charles S. Peirce, qui parlait à son propos d’une « possibilité d’engendrement infini de significations ». Cette qualité éminente, à quoi s’ajoute son aptitude à servir de signature secrète, de clin d’oeil complice au “suffisant lecteur”, me permettait – satisfaction narcissique non négligeable - de hisser mon nom à des hauteurs inattendues, et d’y voir une assez belle approximation de ce que pourrait être, s’il existait, un mot parfait.