L’œil fiévreux, la paupière déjà lourde, Yves tentait d’évaluer l’étendue des dégâts. La boule qui d’ordinaire l’étranglait ou lui brûlait la gorge à la veille de chaque échéance importante avait toutes raisons, maintenant, de se donner libre cours.

La nuit suffirait elle pour tout sauver ? Restait-il même quelque chose à sauver ? Tel qu’il se présentait, le texte était décidément impubliable. Pas question, malgré l’urgence, de le proposer à l’éditeur.

D’abord, il ne fallait à aucun prix courir le risque d’un refus qui, compte tenu des circonstances, ne pourrait que plonger tout le monde dans l’embarras : ce n’est jamais d’un cœur léger que l’on censure, ou que l’on refoule, à la dernière minute, un auteur que l’on a soi-même invité.

Mais si d’autre part ce texte, en dépit de ses trop évidentes imperfections, était accepté (hypothèse qu’on ne pouvait écarter complètement, tant sont devenues imprévisibles les décisions des professionnels de la vie littéraire, et mal assurés les critères qui servent de base à leur jugement), si donc il était finalement publié sous cette forme, c’est la qualité du recueil tout entier qui en pâtirait. Et personne n’y gagnerait. Lui moins que tout autre.

Yves soupira.

C’était pourtant une publication au sommaire de laquelle il eût été fier de voir figurer son nom. D’emblée, il y avait vu une aubaine à ne pas bouder. Car derrière ce projet se dessinait toute une histoire.

Pour constituer ce recueil, on avait fait appel “ à un ensemble de jeunes auteurs particulièrement représentatifs ” : c’est du moins ce qu’affirmait, avec une emphase qui n’était certainement due ni à la maladresse ni au hasard, la longue lettre d’engagement (emplie par ailleurs d’une courtoisie de bon aloi, et d’une déférence qui ne semblait lestée d’aucun zeste d’ironie) qu’on lui avait adressée plusieurs mois auparavant, et qu’il avait pris la peine de relire sur-le-champ, tant il en avait été, agréablement pour une fois, surpris.

Il s’était in petto réjoui (et ce contentement s’était aussitôt traduit sur ses lèvres par l’esquisse fugitive d’un sourire) de constater que, malgré son âge (qui n’était certes plus tout à fait, à quelques dizaines d’années près, celui d’un jeune homme), malgré la singularité de sa situation littéraire (rôdeur et marginal, il ne se sentait à vrai dire représentatif de personne d’autre que de lui-même, et encore…), quelqu’un (en l’occurrence le grand Flauzac, 1e tout-puissant patron des éditions L’Herbe Tendre, qui avait eu l’idée de ce volume et en avait personnellement choisi, l’un après l’autre, tous les collaborateurs) avait pu songer à lui faire une place parmi les heureux élus.

Mais voilà, Yves n’était pas content de lui-même. Il aurait voulu, comme à l’accoutumée, ne donner qu’un texte parfaitement achevé. Un texte qui, aux yeux du moins des quelques bienheureux qui savaient encore ce que c’est que de lire (et auxquels seuls, sans qu’il eût besoin de le signaler plus explicitement, il destinait ses rares écrits), tranchât sur tous les autres : par quelque trait de style, par quelque trouvaille de langage, par quelque subtilité de construction, où éclaterait sans doute possible, sinon une précellence à laquelle il ne prétendait pas, du moins une indiscutable originalité.

Mais, à l’heure même où débutait sa dernière nuit de travail sur ce difficile projet (le texte devait impérativement être sur le bureau de Flauzac le lendemain avant midi), il se sentait loin du compte !

La nouvelle (car c’était une nouvelle qu’on lui avait demandée, à lui qui ne se savait nullement nouvelliste, et cette inexplicable erreur d’aiguillage avait immédiatement pris valeur à ses yeux de présage : l’amorce peut-être de ce nouveau départ depuis longtemps attendu) était maintenant étalée sous ses yeux, sur sa grande table à tréteaux branlante, au milieu des encriers, des gommes et des crayons : une demi-douzaine de grands feuillets manuscrits, fourmillant de rajouts qui, en l’absence de marges (depuis l’école primaire, les marges lui faisaient horreur), emplissaient à peu près tout l’espace compris entre les lignes.

C’était le fruit de plusieurs journées de travail.

Mais d’un travail qui n’avait pu être mené suivant les procédures habituelles. Comme si quelque chose était venu inopinément (et, il s’en rendait compte maintenant, combien mal à propos !) perturber les étapes du rituel que, depuis ses tout premiers écrits, il s’était astreint à respecter.

La période préparatoire (la plus longue de toutes) avait été réduite à presque rien. Il n’avait pas eu à se ménager ces moments de retraite, de solitude, au cours desquels il aimait d’ordinaire à revisiter ses vieux cahiers, se plaisait à les épousseter, pour relire encore et encore la série quasi complète de ses notes anciennes. Ainsi, pas de méditation sur la stratégie à suivre, pas d’hésitation sur le meilleur des plans possibles. Aucun amoncellement de versions successives, aux formules amoureusement amendées, comme s’il lui fallait demander pardon à chaque mot avant de l’engager à son service.

Non. Tout (ou presque) était venu en vrac : une série de giclées violentes. Pour décrire ce curieux phénomène, diverses métaphores organiques lui venaient à l’esprit. Mais une sorte de réserve, de retenue, de pudeur pour dire le mot, l’empêchait de les mener jusqu’à leur terme naturel. Il se hâtait au contraire de les repousser sans toujours y parvenir, ce qui accroissait son trouble et n’améliorait en rien son inspiration.

Le fait en tout cas était là : à la relecture, on ne reconnaissait que trop, et dès le premier coup d’œil, les limites exactes de chacune de ces brutales coulées. Les failles entre les blocs s’étalaient, béantes, abyssales : quand le regard les avait une fois perçues, il ne pouvait plus s’en détacher. Ainsi, il n’y avait aucun ordre dans l’apparition des lieux ou des temps. Impossible de les situer les uns par rapport aux autres. La cohérence était escamotée, le morcellement régnait. Pas besoin d’être Tchékov pour repérer ce qui manquait : tout simplement l’essentiel.

Comment se sortir maintenant de ce mauvais pas ?

Fallait-il essayer de pratiquer rapidement un replâtrage de fortune ? Ou bien valait-il mieux attendre, laisser les choses mûrir ? Peut-être des ponts finiraient-ils par apparaître, des ponts plus sûrs que ceux qui lui étaient jusqu’à présent venus à l’esprit et qui n’eussent été, dans leur navrante banalité, qu’un simple tribut payé à la mode… Oui mais le temps désormais était plus que mesuré. Et si rien finalement ne venait ?

Auvrai, à peine s’était-il lancé dans la rédaction de ce récit (l’aventure, racontée par lui-même, d’un prisonnier, isolé dans les caves d’un ancien musée, que d’invisibles geôliers condamnent à recomposer, en une nuit, les fragments éclatés d’une sorte de mosaïque, dont il découvre au matin qu’elle constituait sa propre confession), qu’un embarras l’avait saisi. Il s’interrogeait. Cette histoire, qui était son obsession depuis tant et tant d’années, au point que c’était toujours elle qui s’imposait en premier lorsqu’il partait en quête d’un nouveau sujet de livre, il n’avait jamais imaginé qu’il devrait un jour la couler, ou plutôt la comprimer, dans le moule d’une nouvelle. Il s’y était décidé pourtant, pour complaire à un éditeur dont la confiance l’avait touché au plus vif

Les questions qu’il s’était posées traduisaient toutes la même angoisse : quel est donc le presque-rien, ou le je-ne-sais-quoi, qui fait d’un texte une nouvelle ? Autrement dit, comment réussit-on (et surtout, comment réussirait-il, lui) à donner au lecteur l’impression qu’il vient de lire, non un quelconque texte court, mais une nouvelle, une vraie ?

Il n’avait évidemment pas trouvé de réponse. Ni ce jour-là, ni les suivants. Très vite, il lui était apparu que, s’il en existait une, elle n’était assurément ni simple ni évidente. Sans doute eût-il fallu aller la chercher dans l’analyse minutieusement fouillée de multiples éléments techniques, convoquer pour cela morphèmes et lexèmes, tous ces mots en -ème que précisément il n’aimait pas, et qu’il n’avait d’ailleurs jamais été à même de manipuler. Les théories et les hypothèses, voire les manuels, ne devaient pas manquer sur la question. Mais, pour une fois prudent, et quoi que lui coûtat cette abstention, il avait préféré ne pas y aller voir de plus près.

Tout aurait pu être si simple pourtant.

Que ne s’était-il lancé dans un récit classique, dont le déroulement aurait suivi son cours avec naturel ? Les possibilités de choix ne manquaient pas. Une belle énigme policière à déchiffrer, une injustice à dénoncer ou à réparer, un malentendu à lever… Autant d’occasions qui lui auraient permis de donner, à ce lecteur dont il s’inquiétait tant, une pleine satisfaction, égale au moins à celle que peut fournir aux amateurs une équation résolue. Il aurait pu aussi, reprenant sans complexe sa défroque de sociologue, entreprendre d’explorer quelques mondes secrets : celui des salons et des boudoirs, celui des salles de rédaction et des antichambres ministérielles. Et, rameutant à cette fin ses plus anciens souvenirs, remettre hardiment en scène quelques uns de ses héros familiers : un adolescent timide qui retrouve par hasard dans un château la belle dame qu’il avait rencontrée à son premier bal ; un joueur ruiné qui, pour éviter la mort, n’hésite pas à se lier par un pacte inhumain ; un jeune provincial aux dents point assez longues, qui s’essaye mollement à conquérir, à Paris, gloire littéraire et jolies femmes.

Mais il avait négligé ces schémas trop commodes. Sa prose s’était élancée dans le vide avec impétuosité. Les mots s’étaient enchaînés. Mécaniquement. Et joyeusement pourtant. Il y avait longtemps qu’il espérait et craignait cette aventure : laisser courir la plume, ne pas peser chaque syllabe, et surtout ne pas relire, ne pas s’interroger sur la valeur de ce qui vient d’être écrit…

D’abord, il avait cru qu’il réussirait à faire tenir toute son histoire en quelques pages, qu’il développerait ensuite à tête reposée. Mais le rythme de son écriture, qui le premier jour avait largement dépassé son attente, ne tarda pas à faiblir. Et puis ce fut la panne. Son imagination, qu’il croyait intarissable, s’était épuisée.

L’obstacle de la chute ne pouvait manquer d’apparaître.

Il était apparu.

A mesure que la nuit avançait, les pages étalées lui devenaient de plus en plus étrangères. Vint le moment où il ne parvint même plus à relire sans colère la moindre ligne. Il comprit alors qu’il avait fait fausse route. Mais il n’était pas question de revenir en arrière. Trop tard.

Le seul problème était maintenant de trouver une issue honorable. Quelle excuse allait-il pouvoir alléguer pour justifier sa défection ? La fatigue et le sommeil lui interdisaient d’avoir la moindre idée.

Lorsqu’il fut réveillé, peu avant dix heures, par la sonnerie du téléphone, sa table était rangée. Et il eut d’abord quelque peine à reconnaître la voix, inhabituellement chaleureuse, de Flauzac qui tenait à le remercier.

L’appentis revisité, Berg International, 2003