L’astuce suprême du diable est de faire croire qu’il n’existe pas

Baudelaire

 

Lecteur, méfiez-vous des couteaux. C’est par excellence une arme de traître. Rien de plus facile à dissimuler. Dans une poche, par exemple. Ou à défaut, dans les replis secrets de n’importe quel vêtement : la toge d’un sénateur, l’habit d’un moine, la robe d’une paysanne. Qui ne connaît les liens secrets qui unissent les couteaux au vestiaire ?

Entre bien d’autres personnages illustres dont le destin fut scellé par la rencontre (nullement fortuite) de leur chair vive avec la pointe d’un couteau, César, Henri IV ou Marat pourraient, d’une même voix, témoigner de cette vérité : quand la lame a pénétré le corps, l’âme en sort.

Au royaume des couteaux, il en est pourtant un qui ne se prête guère à la dissimulation. A peine prononcé le mot, il impose avec entêtement sa présence ironique. Et si vous tentez de vous en défaire par la violence, c’est bien pis : aucun marteau n’éraflera sa lame transparente, aucune masse ne brisera son manche diaphane. Voici deux siècles au moins qu’il poursuit ainsi, imperturbable, sa carrière, et il est aussi incisif qu’à sa première apparition. Nul être, vivant ou disparu, ne peut pourtant prétendre l’avoir eu entre les mains. Pour la bonne raison que c’est un couteau fantôme : il a glissé sur les générations avec autant d’assurance que ce vaisseau fameux qui, lui, glissait sur les mers et les océans, muni d’une coque aussi illusoire que son gréement.

Vous l’avez d’emblée reconnu, lecteur. Ce couteau, c’est celui du philosophe allemand Lichtenberg. D’être dépourvu de lame alors que lui manquait le manche (à moins que ce ne fût le contraire) a valu à cet ustensile, le moins encombrant qui se puisse imaginer, un destin sans pareil. Un destin qui fait rêver. Au point de provoquer, chez qui prend la peine d’y réfléchir, une véritable bouffée de révolte. Car enfin, tant de gloire pour un objet si démuni, n’est-ce pas le comble de l’injustice ? Il faut d’urgence jeter sur ce paradoxe un peu de lumière.

Efforçons-nous, pour commencer, d’imaginer l’allure qu’avait notre héros avant qu’eût été effectuée sur lui l’opération, mystérieuse autant que radicale, qui le réduisit en l’état où Lichtenberg le trouva, et incontinent pour l’éternité le figea.

Le voici donc sous nos yeux. Comme les plus titrés de ses frères en coutellerie, il exhibe une brillante lame d’acier, dont on peut affirmer qu’elle est successivement passée entre une série de mains expertes, celles du forgeur, celles du limeur, celles du trempeur, celles du perceur et celles de l’aiguiseur. Une lame qui  s’appuie sur un fort manche, taillé dans une matière aussi résistante que précieuse, telle qu’argent, ivoire, peut-être même ébène (de cette variété particulière qui sert aussi à fabriquer les boules de bilboquet, et  qu’on appelle chez les connaisseurs “ébène à boules”).

Mais derrière ces apparences, qui est-il en vérité ?

Peut-être est-ce, venu d’une manufacture de Thiers, un couteau de chasse, encore enveloppé dans sa précieuse gaine de cuir fauve ? Manié avec une dextérité mortelle, il a bien des fois, au milieu d’un taillis, accompagné les derniers instants d’un chevreuil ou  d’un cerf aux abois.

Peut-être s’agit-il plutôt d’un de ces robustes poignards de Langres, dont le port en France fut longtemps interdit ? Il n’a pourtant pas manqué de remplir avec conscience son rôle, en se couvrant réguièrement de sang au mileu des rixes de cabaret.

A moins que ce ne soit, en quelque fastueux château de Touraine, le coutelas favori,  spécialement assemblé par un artisan de Nogent, du cuisinier en chef ? Il a surtout servi à découper force viandes, gibiers et volailles, sans dédaigner pourtant, à l’occasion, de réduire en rondelles délicates quantité de légumes à peine cuits, ou de peler pour les jours de fête les plus exotiques des fruits.

Mais qu’importe après tout son identité ou son origine exacte ? Ce qui est sûr, c’est qu’il a dû passer par tous les états, connaître toutes les aventures : aiguisé, affilé, taillant, tranchant, ensanglanté, par moments cruel et par moments sacré. Nul doute  qu’un tel outil, au bout de quelques années, se fût un beau matin retrouvé, ébréché, au fond d’un tiroir, en compagnie d’autres couverts, comme lui lentement mangés de rouille. Là, l’oubli, l’inexorable oubli, avec son cortège de silence et de poussière fine, n’eût pas manqué de se saisir de lui.

“Pourtant”, direz-vous, “tous les couteaux n’ont pas aussi tristement quitté la scène. Certains ont survécu, même si aucun n’a pu atteindre au renom de notre héros”. Assurément, et il n’est que juste de les saluer au passage. Le premier, c’est bien sûr celui qu’Abraham a brandi au-dessus de la gorge de son fils Isaac, au moment où il s’apprêtait à le sacrifier. Voici celui (si imposant qu’on le prit longtemps pour une épée) qui permit au jeune Alexandre de trancher d’un coup le nœud de Gordius. Non loin de lui, celui grâce auquel on procéda au dépeçage de la Chine. Tout à côté, moins imposant d’apparence, celui qui servit aux divers partages de la Pologne ; disons-le tout net, il aurait dû, celui-là, se tailler une gloire égale à celle dont jouit un autre objet d’une efficacité tout aussi ravageuse : le plumeau qui a servi à mettre de l’ordre à Varsovie.

Mais laissons à leur éclat rouillé ces douteuses vedettes de la coutellerie antique. La gloire de notre couteau est d’une autre trempe. Face aux facilités de la surabondance baroque, lui seul a saisi ce que l’art véritable exige de discrétion, de nudité, de dépouillement. C’est donc en chef d’œuvre classique que s’affirme notre merveilleux héros : l’équivalent de ce que serait en littérature un lipogramme qui ne s’autoriserait aucune des vingt-six lettres de l’alphabet. Et pour mieux  comprendre ce choix, portons résolument nos regards ailleurs.

Vous souvient-il, lecteur, de cette scène classique, que cent peintres chinois ou japonais ont reproduite sans jamais se lasser. Tantôt c’est un décor champêtre, qu’un simple prunier aux branchages osseux suffit à suggérer, tantôt  c’est un décor sauvage, ce qu’annonce un amoncellement de rochers. Deux hommes sont assis. Tout dans leur attitude indique qu’il s’agit de sages ou d’érudits. Parfois, ils semblent converser, ou écouter de la musique. Mais le plus souvent, losqu’on regarde plus soigneusement le tableau, on découvre que l’instrument auquel ils prêtent une oreille si attentive a une étrange particularité : c’est un luth, certes, mais entièrement dépourvu de cordes. Incapable donc de produire la moindre musique. La clé de cette petite énigme picturale ? Elle n’est pas difficile à trouver. Le véritable héros, celui qui est au centre de la scène, et qui lui donne son sens, c’est bien entendu le silence.

 

Les trente rais d’une roue ont en commun un seul moyeu : or c’est dans le creux que réside l’efficacité du char.

On façonne l’argile en forme de vase : or c’est là où il n’y a rien que réside l’efficacité du vase.

On perce les portes et les fenêtres pour se faire une maison : or c’est là où il n’y a rien que réside l’efficacité de la maison.

Ainsi nous croyons bénéfiques les choses sensibles, mais c’est là où nous n’apercevons rien que réside l’efficacité véritable.         Tao Te King, XII

Publié dans  Les Guère Epais, VIII, 1, Edition Plurielle, 1998.