jeudi 3 février 2005 Marcel Bénabou

 

Je n’ai pu résister à la tentation d’ouvrir cette séance par une « morale élémentaire » de ma composition, dont je ne livrerai ici que  le commencement :

Humour noir Humour noir Humour noir

Humour noir

Je vous laisse deviner la suite.

Les experts en oulipisme (et il commence à y en avoir de fort compétents, qu’ils appartiennent au monde du journalisme ou à celui de l’université), s’accordent en général pour associer à l’Oulipo diverses notions : celle d’humour y figure rituellement, aux côtés de celles, tout aussi rituelles, de jeu verbal ou d’expérimentation langagière. Mais le domaine de l’humour est vaste, et on ne pense pas nécessairement à mettre en rapport  l’oulipo et l’humour noir.  Pour une bonne raison.  C’est que cette variété particulière d’humour, née en 1939 de la rencontre fortuite, dans la vaste boîte crânienne d’André Breton, d’une notion hegelienne, celle d’humour objectif,  et d’une intuition freudienne qui voit dans l’humour un « mode de pensée  tendant à l’épargne de la dépense nécessitée par la douleur »  (Freud part de l’analyse d’un mot d’esprit, l’histoire du condamné à mort qui, conduit à la potence un lundi àl’aube, déclare : « Eh bien, la semaine commence bien ! »)1, c’est que donc cette variété particulière d’humour a été, dès sa naisssance, prise en ôtage par  les surréalistes. Doit-on  pour autant  la considérer comme exclue du domaine oulipien ?  Sûrement pas !  Ne serait-ce que parce que, parmi les auteurs que Breton a fait figurer dans son Anthologie, beaucoup ont été  reconnus par l’Oulipo comme des «plagiaires par anticipation » (Lewis Carroll, Alphonse Allais, J-P Brissset, R Roussel, pour ne citer que ceux-là). Il en est même un qui devait devenir plus tard rien moins que membre de l’Oulipo, à savoir  Marcel Duchamp. Par ailleurs, nombre d’oulipiens historiques, entretiennent depuis toujours un  relation privilégiée avec l’humour noir.

Queneau, à qui bien entendu il faut toujours et en toutes choses revenir, a, dans ses poèmes comme dans ses romans, beaucoup flirté avec l’humour noir. Il a même à vrai dire plus que flirté. Il en a donné, dans un de ses plus fameux vers, la quintessence. C’est le vers final de l’Instant fatal : « Toujours l’instant fatal viendra pour nous distraire ». Faire de « l’instant fatal » (c’est-à-dire du passage de vie à trépas) un objet  et /ou un facteur de distraction, c’est évidemment le cœur même de la démarche de ceux  qui pratiquent l’humour noir, et que je me permettrai d’appeler  nigro-humoristes (ou mélanogélastes). Mais la démarche  du véritable mélanogélaste ne se limite pas à se distraire avec  la mort. Elle  étend son emprise sur bien d’autres objets : elle  vise en fait à montrer que l’on n’est pas dupe des apparences de la vie, de la religion, ni de tout  ce  que nos sociétés hypocrites font mine de considérer comme sacré.

Ce lien des Oulipiens avec l’humour noir n’est pas resté à sens unique. Lorsque fut fondé par Tristan Maya le prix de l’humour noir, destiné « à récompenser des écrivains et des artistes exprimant de manière plaisante une pensée désespérée », Queneau en fut, grâce à Zazie, un des premiers lauréats en 1959. D’autres oulipiens devaient suivre : François Caradec en 1960 avec, André Blavier avec Occupe-toi d’homélies en 1977, Marcel Bénabou pour Pouquoi je n’ai écrit en 1986. Quant à Paul Fournel, s’il ne l’obtint pas, il en fut finaliste, et passa même une séance de rattrapage. Un épisode  dont il va immédiatement vous entretenir.

 

 

 

 

 

Références: