Un mot d’abord pour remercier Alain Schaffner de m’avoir demandé de parler ici en premier. J’en suis très flatté, même si cette situation a obligé le retraité que je suis à avancer grandement, ce matin, l’heure de son réveil. Mais l’historien de la Rome antique que je suis aussi n’oublie pas qu’au Sénat romain, au beau temps de la République, parler en premier était un privilège, statutairement réservé au magistrat le plus ancien dans le grade le plus élevé, qui était appelé pour cela Princeps.
Parler de Paul Fournel est évidemment pour moi un plaisir, et un plaisir que je dirai « multiple ». Parce qu’il s’agit d’un écrivain que j’aime, parce qu’il s’agit d’un ami de plus de trente-cinq ans, parce que, longtemps et de bonne heure, nous avons été ensemble les benjamins de l’Oulipo (encore que Paul ait été d’emblée beaucoup plus benjamin que moi). Parce qu’enfin nous avons exercé ensemble, pendant une bonne trentaine d’années, les fonctions de secrétaire provisoirement définitif et de secrétaire définitivement provisoire de l’Oulipo (sans jamais vraiment savoir lequel de nous était sdp et lequel spd).
Je vais donc avoir à parler de Paul comme « oulipien de la 2ème génération ». Pour cela, j’adopterai nécessairement un point de vue d’historien et, en tant qu’historien, je me permettrai de commencer par un ultra-bref prologue à prétention méthodologico-théorique. Prologue rendu nécessaire par l’emploi que je fais ici du mot génération. Le mot désigne d’ordinaire « l’ensemble de ceux qui vivent à une même époque et qui ont sensiblement le même âge ». Comme vous le savez sûrement, la notion de génération est aussi un outil méthodologique forgé au début du XXème siècle par le philosophe Karl Mannheim pour mesurer le temps historique et en expliquer les mouvements. Il se trouve cependant qu’à l’usage, cette notion s’est révélée une notion complexe, polysémique et à ce titre controversée chez les historiens comme chez les sociologues, qui n’y voient plus la clé universelle qu’on avait d’abord crue. Je n’accorderai donc pas une importance théorique démesurée à la notion de génération.
Mézalors, mézalors, me direz-vous, pourquoi faire appel à cette notion discutable ? C’est qu’il m’a semblé que l’approche générationnelle, sans être bien entendu exclusive d’autres approches, peut être malgré tout un instrument utile, et qu’il n’est donc pas illégitime ni abusif d’y avoir recours pour voir clair dans l’histoire de cette collectivité d’un genre particulier qu’est l’Oulipo.
 Une des singularités de la collectivité oulipienne, c’est qu’elle a su se maintenir vivante, active et féconde depuis bientôt quarante-sept ans, c’est-à-dire qu’elle a réussi à survivre à la disparition de la plupart de ses membres fondateurs (RQ, FLL, JL, NA, CB, JB) ainsi qu’à celle de certaines de ses figures de proue (IC, GP). En somme, au cours de son quasi demi-siècle d’existence, l’Oulipo a su assurer, comme toute collectivité vivante, le nécessaire renouvellement des générations. Mais il y a un trait que l’on peut considérer comme caractéristique de la génération oulipienne, c’est qu’elle ne tient aucun compte de l’âge des individus qui la composent ; elle est exclusivement fonction de la période de cooptation par le groupe. C’est ce qui explique  que peuvent appartenir à la même génération des oulipiens d’âges très différents.
Ce mélange de plusieurs générations d’âge à l’intérieur d’une même génération oulipienne est frappant dès la première génération oulipienne, celle des fondateurs :  y voisinent sans problème FLL, né en 1901 et JB né en 1931. Cela reste valable pour la seconde génération, qui nous offre un exemple extrême : la contemporanéité oulipienne de  Luc Etienne, né en 1908 et coopté en 1970, et de Paul Fournel, né en 1947 et coopté en 1971.
Ce petit préalable réglé, je peux aborder pour de bon mon sujet. Comme j’ai eu l’occasion de le faire l’an dernier à propos de Jacques Roubaud, je vais essayer de retracer les circonstances de l’entrée de Fournel à l’Oulipo et les débuts de son activité dans le groupe. Je bénéficie pour cela du double avantage d’avoir été le témoin direct de cette période et de disposer d’archives qui me permettent, le cas échéant, de corriger les incertitudes toujours possibles de ma mémoire (vous savez à quel point la mémoire est, hélas, faillible ou trompeuse !)
Premier point donc : Qui est Fournel avant  sa rencontre avec l’Oulipo ?
Paul Fournel est né le 20 mai 1947 à Saint-Étienne. Par sa mère, il se rattache à une famille de coiffeurs, son père est marchand de livres d’art. Passionné très tôt de lecture et de vélo, il fait des études de lettres, et intègre l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, où  il est élève de1968 à 1972. Admirateur de Queneau depuis l’enfance, et en particulier de Zazie dans le métro, il choisit tout naturellement de faire son mémoire de maîtrise sur Raymond Queneau. Il aborde Queneau par le biais linguistique. Son sujet est :  « Raymond Queneau romancier et le problème du néo-français », sous la direction du professeur Pierre Kuentz (Paris 6). Ce tout premier travail est pour lui l’occasion de nouer des relations plus stables  avec RQ, qu’il avait brièvement rencontré dès 1969, avant d’aller enseigner à l’université de  Princeton. On connaît le flair proverbial de RQ pour découvrir les futurs écrivains et en faire, le cas échéant, ses collaborateurs et ses amis. Ce fut le cas d’un autre futur oulipien, JB, qui travailla avec RQ à l’Encyclopédie. Le tout  jeune Fournel, lui, sera dirigé par Queneau vers FLL, pour des raisons où la topographie joue un rôle non négligeable : tous les deux habitent la bonne ville de Boulogne (appelée encore en ce temps-là Boulogne Billancourt).
Fournel découvre donc l’antre de FLL, un rez-de-chaussée avec jardin, au 23 route de la Reine : un appartement surchargé de livres, de tableaux, d’objets et de documents de toutes sortes. Mais il découvre surtout l’extraordinaire personnalité de FLL, son énergie, qui lui permet de mener de front des dizaines d’activités, et son aptitude à associer les autres à son travail. FLL décide donc d’utiliser les talents et la bonne volonté du jeune homme recommandé par Queneau pour faire avancer un projet qui lui tient à cœur depuis longtemps, la mise en ordre, pour publication éventuelle, des papiers de l’Oulipo.
Premier contact de PF avec les archives oulipiennes. Le contenu lui en paraît suffisamment intéressant pour qu’il décide d’en faire la matière  d’un exposé au séminaire du professeur Imbert à l’université de Nanterre sous le titre, si je ne m’abuse, de l’Oulipo, un nouveau classicisme (où je ne peux m’empêcher de subodorer une réminiscence du titre de la décade de Cerisy de 1960 (RQ, une nouvelle défense et illustration de la langue française). Sur la suggestion insistante de RQ et de FLL, l’Oulipo décide de se rendre en corps à Nanterre pour assiter à cet exposé, qui marquait l’entrée de l’Oulipo à l’Université. Cette expédition mémorable eut lieu 4 mars 1971 (lettre de Perec à ce sujet) : première rencontre de PF avec d’autres Oulipiens que RQ et FLL.
La qualité de cet exposé fit qu’immédiatement,  PF est coopté (à l’unanimité, comme il se doit). J’ai retrouvé dans les archives  une circulaire de FLLPF est dit « invité d’honneur  pour la dernière fois de sa vie » le 26 avril 1971.
- Où en est l’Oulipo ce printemps 1971 ?
Pour y voir clair, il faut remonter un peu en arrière. On sait avec quelle singulière prescience a été constitué, par les soins de Queneau et de FLL, le groupe des fondateurs, autrement dit ceux de la première génération. Je n’en rappellerai pas ici la liste, que je suppose suffisamment connue, mais, rétrospectivement, il apparaît que chacun des personnages choisis représentait une des directions possibles dans lesquelles le groupe  allait se diriger. Mais il apparaît aussi que la plupart de ces personnages se caractérisaient par une compétence multiple, des intérêts divers : il me plaît de voir là la marque de Le Lionnais, qui avait choisi pour se définir le mot de disparate. A y regarder de près, chacun des oulipiens de cette génération est par quelque côté un Janus. Une caractéristique va être solidement maintenue avec la deuxième génération.
Mais peut-être est-il enfin de temps de se demander ce qu’est exactement cette nouvelle génération.
  Elle a commencé en 1966. Pourquoi 1966. Parce qu’au cours de cette année  survient un événement particulièrement malheureux : le décès accidentel et précoce de l’un des membres du groupe, Albert-Marie Schmidt. Une figure remarquable du microcosme oulipien : universitaire, critique littéraire, érudit, mais aussi poète et essayiste, il joua un rôle-clé dans l’entreprise oulipienne dès ses débuts. Sa profonde connaissance de l’histoire littéraire, notamment de la Renaissance et des Grands Rhétoriqueurs, lui permettait  d’être un inlassable inventeur de plagiaires par anticipation (tels que Chassignet, de Piis ou Papillon de Lasphrise). Au point que Queneau a pu le décrire comme « cofondateur de l’Oulipo dont il avait trouvé la dénomination[1]». On mesure le vide qu’a dû créer sa brusque disparition, la première qui affectait le groupe. On peut donc imaginer qu’en réaction, l’idée de procéder à une cooptation pour combler ce vide a commencé à germer dans l’esprit de certains oulipiens. Il faut ici rappeler que, jusque-là,  l’Oulipo ne s’était guère soucié de s’étendre, car Queneau, appuyé sur ce point par A.-M. Schmidt, jugeait « qu’au-dessus d’une dizaine de membres, aucun travail n’est plus profitable ». Seule était admise l’élection de « correspondants étrangers » (qui du fait de leur éloignement ne brillent pas par leur assiduité[2]) et, éventuellement, l’utilisation de ce qu’on appelait des « esclaves »[3].  Le premier bénéficiaire de ce nouvel état d’esprit fut JR qui venait d’adresser à Queneau le manuscrit de son premier recueil de poèmes. Il est vrai que JR incarnait à la perfection l’idéal oulipien de fusion harmonieuse entre littérature et mathématique !
 L’élection de JR est un véritable tournant dans l’histoire de l’Oulipo, puisqu’elle va ouvrir la voie à une série d’autres élections, et d’abord celle, capitale, de GP en 1967. Après une pause, bien nécessaire pour digérer ces deux nouveaux venus, les cooptations reprennent : c’est en 70 qu’il sera procédé à l’élection de LE et MB, suivi donc de celle de PF en 1971, de celle de HM et de IC en 1973, de MM en 1975. Inutile de dire que, pour  toutes ces nominations qui constituent à proprement parler la deuxième génération oulipienne, l’avis de RQ et celui de FLL était déterminant. Ceux qui entreront à l’Oulipo après le décès des deux pères-fondateurs constitueront une nouvelle génération.
 
Retour sur PF : son activité de jeune oulipien
Incontestable benjamin : il a jusqu’à aujourd’hui battu tous les records de jeunesse
     La nomination au secrétariat le 10 août 1971 (lettre de FLL à projeter)
     Son activité est multiple et touche aussi bien au passé qu’à l’avenir de l’Oulipo.
     Nous avons déjà mentionné le travail sur le dossier Ex-Cape  : première tentative de mise en ordre des productions oulipiennes accumulées depuis la naissance du groupe. Cela donnera naissance à un livre (Clefs pour la littérature potentielle, publié en 1972 (donné par RQ à Nadaud pour la collection « Clefs pour »), qui est, c’est à souligner, le tout premier ouvrage jamais publié sur l’Oulipo.  Mais cela facilitera aussi la préparation, à laquelle plusieurs autres oulipiens, dont GP, furent associés, du premier volume Idées-Gallimard, La littérature potentielle, qui traînait depuis plusieurs années et qui put enfin être publié  en 1973
Sa proximité avec FLL l’amène tout naturellement à être chargé d’une tâche particulièrement délicate : le rangement de la pléthorique et bordélique bibliothèque de FLL. Ce sera l’Opération Augias I, menée  avec GP
PF est par ailleurs associé à tout ce qui marque une certaine ouverture de l’Oulipo :
              - L’introduction de l’Oulipo à l’Université (son exposé)
              - L’animation de «stages" d’écriture oulipienne : avec JR et JB : en  juillet 1975, le tout premier stage à la Chartreuse de Villeneuve lèz Avignon, préparé à la demande de Gil Jouanard, à la Maison des Livres et des Mots (Florence Delay, parmi les stagiaires). C’est là qu’il met au point avec JR une première esquisse de programme de contraintes à proposer aux stagiaires. Liste qui ne fera que s’enrichir d’année en année.
- la publication en volumes des fascicules de la BO regroupés : successivement chez Klincksieck, chez Ramsay,  chez Seghers
- la création chez Seghers de la collection Mots qui permettra aux oulipiens de publier certains de leurs livres (JR,MB, JJ, HLT)
A quoi j’ajouterai les liens particuliers qu’il a su nouer avec certains oulipiens :
            -avec Italo Calvino : entretien, traduction
            - avec JR : collaboration pour l’Hôtel de Sens
 
Conclusion
Parler de PF permet de comprendre les raisons de la pérennité de l’Oulipo, « roman non écrit de RQ » d’après JR. C’est que l’Oulipo, qui aime tant inventer des «structures», est lui-même une structure : on ne peut penser ou décrire un oulipien d’une manière isolée et fragmentaire, comme une entité individuelle. Il est de l’essence de chacun d’être situé, pensé, en référence aux autres.

Référence : Marcel Bénabou, « Paul Fournel, oulipien de la deuxième génération », in Camille Bloomfield, Alain Romestaing et Alain Schaffner (éds), Paul Fournel, liberté sous contrainte, Presses de la Sorbonne nouvelle, collection Ecrivains d’aujourd’hui, 2014, 19-29.
 
[1] Dans les « témoignages » figurant en tête de l’ouvrage posthume d’A-M Schmidt, Etudes sur le XVIème siècle, Albin Michel, 1967, Queneau y rappelle aussi qu’il avait eu le même psychanalyste que Schmidt et que cela avait développé en lui « un sentiment de fraternité à son égard ».
[2] Rappelons, à titre d’exemple, que le plus illustre d’entre eux, Marcel Duchamp, fut élu le 16 mars 1962 et ne participa à sa première réunion que le 25 juin 1965.
[3] C’est ainsi qu’étaient désignés des collaborateurs occasionnels, généralement jeunes et de bonne volonté, appelés pour accomplir les besognes auxquelles les « fondateurs » (qui tenaient beaucoup à ce titre et aux privilèges intellectuels qu’il impliquait) n’avaient ni le temps ni l’envie de s’attaquer. On trouve trace dans les archives de divers «esclaves», au nombre desquels Guy Le Clech.