« Espaces d’espèces » : tout le monde aura reconnu dans cet énoncé un peu opaque le détournement, ou plutôt le retournement, d’un titre bien connu de Perec : « Espèces d’espaces ». Lequel titre perecquien n’est lui-même pas banal : il appartient à cette catégorie d’énoncés qui, pour être plus attirants, plus alléchants, plus accrocheurs, jouent sur l’assonance, l’homophonie. Ici, Perec a accouplé, par le biais de la préposition de, deux  substantifs dont les substrats phoniques  sont quasi identiques, puisqu’une voyelle  intérieure seulement les distingue. Si la paronomase est le procédé consistant à utiliser des paronymes de façon rapprochée,  nous avons là une configuration que nous pouvons à bon droit baptiser « paronomase génitive».

 

J’ai donc essayé de fabriquer à votre intention quelques nouvelles paronomases génitives, que je vous propose en même temps que les circonstances dans lesquelles leur emploi paut se révéler précieux :

 

Imminence (au singulier) d’éminences (au pluriel) : c’est, au Vatican, le moment, angoissant pour certains, où est sur le point d’être publiée la liste des cardinaux nouvellement nommés

 

Sessions de scissions  : c’est ainsi que l’on peut désigner, depuis les dernières élections, les réunions  des dirigeants du parti socialiste français

Une autre paronomase génitive peut aussi être utilisée pour cela : fractions de factions 

 

Conserves (au pluriel) de concert (au singulier) : boîtes de tomates pelées dans lesquelles on puise pour provoquer ce que Perec appelait, dans son fameux article Cantatrix sopranica L, la réaction « yellante » des cantatrices

 

Écharpe (au singulier) d’échardes (au pluriel)  : instrument de pénitence et de mortification, inséparable, chez les vrais croyants, du cilice, de la haire et de la discipline.

 

Je vous laisse le soin d’imaginer les circonstances dans lesquelles vous aurez recours aux paronomases géntives suivantes : Sceptres de spectres , Ellipse d’éclipses , Fugues de figues, Inventaire d’éventaires,  Lacune de lagunes, Marche des marges, Pastiche de postiches, Prodige de prodigues, Raisins de raison, papilles de pupilles, etc

 

Je  reviens maintenant à notre paronomase de départ « Espaces d’espèces », pour poser la question qui s’impose. Que peut-elle bien servir à désigner ? La richesse de la langue française est telle que cette simple expression peut nous introduire dans les univers les plus divers, selon le sens que l’on veut bien donner au mot « espèces ».

 

1) Si l’on prend espèces au sens de l’histoire naturelle, espace d’espèces  peut désigner tout simplement la terre, réceptacle de l’ensemble des espèces vivantes ou non

2) Si l’on prend espèces au sens de la zoologie, espace d’espèces  peut désigner un parc zoologique

 3) Si l’on prend espèces au sens de la botanique, espace d’espèces  peut désigner un parc botanique

4) Si l’on prend espèces au sens commercial, espace d’espèces  peut désigner un coffre-fort, une chambre forte,  ou n’importe quel lieu où l’on garde les espèces.

5) Si l’on prend espèces au sens du droit (« point particulier et litigieux sur lequel il s’agit de statuer, comme dans l’expression cas d’espèce), espace d’espèces  peut désigner un recueil de droit

6) Si l’on prend espèces au sens de la police des mœurs au XIXème siècle, qui désignait ainsi les « femmes de mauvaise  vie », espace d’espèces  peut désigner une maison close, un bordel

6) Mais, et c’est peut-être le plus inattendu, si l’on prend espèces au sens de la théologie catholique (« pain et vin consacrés au cours de la célébration eucharistique ») espace d’espèces  peut désigner… une colombe. Voilà qui ne surprendra que ceux qui ne savent pas ce qu’est une colombe. A ceux-là je rappellerai que, comme le dit expressément le Trésor de la Langue Française, « dans certaines églises, la sainte Réserve eucharistique est conservée dans un réceptacle métallique en forme de colombe, suspendu au-dessus de l’autel ».

 

Je vous laisse maintenant méditer sur les richesses secrètes que recèlent ce que certains ont voulu appeler les « incertitudes du langage »

 

 

 Texte lu à la BNF, le jeudi  17 janvier 2008