Contribution au Dictionnaire des Mots en trop, dirigé par Belinda Cannone & Christian Doumet Marcel Bénabou


 
Je vous l’avoue sans fard : je cherche des mots.  La belle affaire, me direz-vous, n’est-ce pas le souci majeur de tout écrivain ?  Certes, mais les mots que je cherche en ce moment même, je ne les destine pas à aller se glisser, à la place idoine, dans le flux de quelque écrit en cours, non. C’est un tout autre sort, voyez-vous, que je leur réserve : celui d’être bannis de ma langue, exclus, rayés de mon lexique.
Si vous êtes comme moi lecteur de Georges Perec, vous allez sans doute  penser que ma démarche s’apparente à celle de ce personnage de la Vie Mode d’emploi, Cinoc, « le tueur de mots », dont l’activité consistait à mettre à jour le dictionnaire (car il faut sans cesse les remettre à jour, les dictionnaires) en éliminant les mots ou les sens tombés en désuétude[1]. Détrompez-vous, il n’en est rien. Les mots que je cherche ne sont pas nécessairement atteints par la limite d’âge. Bien au contraire, ils peuvent être en pleine floraison, employés jour après jour sans retenue dans livres et journaux. Leur seule tare, ou plutôt leur seul tort, est que, par quelque côté, ils m’agacent, m’irritent ou m’exaspèrent.
Le premier qui m’est venu à l’esprit, et qui n’a plus voulu le quitter, est le mot « communauté ». Il m’accompagne, mais peut-être devrais-je plutôt dire qu’il me poursuit,  depuis l’enfance. Et pour cause. Né juif, dans un pays arabe (le Maroc), qui était alors soumis à la domination coloniale française, j’ai fait très tôt l’expérience d’une société profondément divisée et strictement hiérarchisée, où chacun était défini par son appartenance à l’une des trois communautés présentes : européens/chrétiens, arabes/musulmans, juifs.
De la vie à l’intérieur de ma communauté d’origine, je n’ai d’abord connu que les joies : l’enfance inoubliable, dans la confortable et rassurante chaleur de l’entre-soi[2]. C’est dire que, pendant une courte période, le mot pour moi n’était chargé que de ses connotations positives : je voyais ma communauté, malgré l’évidente diversité des éléments dont elle était composée, comme une simple extension du grand  cercle familial.
Mais j’ai dû peu à peu déchanter. Cela se fit en deux grandes étapes.
J’ai d’abord pris  conscience d’une réalité quotidienne fort désagréable : cette vie en vase clos dont j’avais tant aimé l’harmonieux déroulement, elle devait aussi s’interpréter bien autrement. Elle n’était en somme que la conséquence naturelle, inévitable et peu glorieuse, d’une exclusion, d’un rejet, de la part des deux autres communautés. Les liens, quand ils existaient, étaient fort ténus, plus ou moins limités à d’éphémères camaraderies scolaires.
La deuxième étape fut encore plus douloureuse : ce fut, au moment de l’adolescence, la découverte que, en tant que membre de ma communauté, je n’avais pas vraiment  le droit d’être moi-même, de choisir mon destin en toute liberté. Car, que je le veuille ou non, dans tout ce que je pouvais faire, dans tout ce que je pouvais dire, je savais que je n’engageais pas que moi-même, mais bien l’ensemble de ma communauté. Lourde responsabilité, qui réfrénait singulièrement  toute velléité d’action.
Telles furent, entre autres, les raisons pour lesquelles je considérais qu’il me fallait partir, quitter  cette société close, rejoindre la France, le pays de l’Universel, où je serais enfin, espérais-je, débarrassé du poids de ma communauté. Et pendant quelques dizaines d’années, cela marcha. On imagine donc de quel œil navré j’ai vu peu à peu, en France même, se fissurer le tissu social et naître le douloureux problème du communautarisme. 
 
[1]Je signale au passage que la démarche inverse a été adoptée par mon amie Héloïse Neefs, qui a soigneusement recueilli, en un fort volume de plus de 1300 pages, tous les mots qui ont été, au fil des éditions, exclus du Littré. Voir Héloïse Neefs, Les disparus du Littré, Fayard, 2008
[2] J’ai essayé d’en rendre compte dans un de mes livres,  Jacob, Menahem et Mimoun, une épopée familiale, Seuil, 1995