Image1 Quatrième de couverture

« Ecrire sur Tamara ? Peut-être devrais-je plutôt dire : ne pas écrire sur elle. Et me considérer comme quitte, une fois pour toutes, de l’engagement que j’avais jadis pris. Car depuis plus de trente ans que j’essaye de le tenir, mes tentatives, à quelques variantes près, ont toujours suivi le même cours infécond… »

C’est sur ce doute, cette interrogation, que s’ouvre le livre que vous tenez entre vos mains, lecteur potentiel. Manuel, le narrateur, tente une dernière fois de retracer l’histoire de sa relation avec Tamara, son premier amour. Une relation pour lui inoubliable, marquée par des moments d’une rare intensité, et qui demeurera pourtant, jusqu’à son terme, mystérieusement indécise.

Roman du désir, roman de l’attente, roman de la retenue, ce livre est aussi, pour Manuel, frais débarqué de son Maroc natal, le récit de ses années de formation dans quelques institutions du Quartier latin, au temps de la guerre d’Algérie.

Dans la continuité de ses précédents écrits, l’auteur de Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres (rééd. Puf, 2002) et de Jette ce livre avant qu’il soit trop tard (Seghers, 1992) offre au lecteur un roman aux mille facettes de son talent virtuose.

 - Ecrire sur Tamara, Presses Universitaires de France, 2002

- traduction anglaise : To write on Tamara ? ,  University of Nebraska Press, Lincoln, 2004

 

 

 Préambule

Ecrire sur Tamara ? Peut-être devrai-je plutôt dire : ne pas écrire sur elle. Et me considérer comme quitte, une fois pour toutes, de l’engagement que j’avais jadis pris. Car depuis plus de trente ans que j essaye de le tenir, mes tentatives à quelques variantes près, ont toujours suivi le même cours. Cela commence par une longue période d’abstention volontaire. Des mois et des mois au cours desquels je m’interdis de rédiger la moindre ligne en rapport avec l’histoire de mon amie, qui me hante pourtant. Contrainte résolument assumée, dont je suis sûr que je vais pouvoir à la longue récolter les effets bénéfiques.

Et puis voici qu’un beau soir (cela se passe toujours le soir, ou même au milieu de la nuit), sans  crier gare, la récompense que j’attendais arrive : j’aperçois soudain, se déployant en entier devant mes yeux, organisé jusqu’en ses moindres articulations, mon livre !  Tout y est en place : les personnages, les événements, les décors, les sentiments, mais aussi les mots, les phrases, les paragraphes.  Comme si quelque grille magique en commandait secrètement la rigoureuse ordonnance. Vision qui explose à la surface de ma conscience, aussi réelle, aussi précise, aussi familière que ma propre image le matin dans le miroir. Ebloui, je  quitte aussitôt le lit et je cours, comme possédé, à ma plume.

Mais là, combien de fois en ai-je fait l’expérience, c’est aussitôt, immanquablement, la panne.  Rien de ce que j’ai eu sous les yeux si net et si précis l’instant d’avant, rien de ce que je m’apprêtais à pieusement recueillir et transcrire, ne consent à reparaître : en un éclair, mon livre a basculé dans le néant. Une insurmontable terreur l’a bel et bien aboli, ne laissant  en moi qu’un grand silence gêné. 

Il ne me reste plus alors qu’à reposer la plume. Et à attendre : une fois encore, je devrai me contenter, pour quelques mois, quelques années peut-être, de n’écrire l’histoire de Tamara qu’en rêve. 

Parfois pourtant quelques débris en surnagent, que je parviens, après une longue recherche, à repêcher. Je vois alors s’inscrire sur mon papier, par saccades, des groupes compacts de phrases qui prennent les formes les plus diverses : notes récapitulatives,  injonctions à moi-même, bouts de roman, morceaux d’analyse introspective. Des pages  qui, bien entendu, ne me satisfont pas, et que je suis prêt à raturer aussitôt avec rage. Je ne les détruis pas toutes, pourtant. Par une sorte de superstition, j’en conserves toujours une partie. J’ai dans l’idée qu’elles peuvent servir à l’occasion, soit comme témoignages de première main sur quelques moment-clés de ma vie., soit comme fragments de ce journal que j’ai toujours hésité à tenir .

Ce sont ces pages préservées que je voudrais utiliser aujourd’hui pour construire mon récit. Oui, je me suis mis dans la peau de celui qui se charge de publier la dernière œuvre, inachevée, d’un ami mort. Vous savez, lecteur, comment on procède dans ce cas : on cherche dans la masse des papiers laissés par le disparu de quoi mieux connaître ses intentions précises ; on retrouve - ou on reconstitue au plus près - le plan de l’ouvrage ; on installe, exactement aux places prévues par l’auteur, les morceaux  qui paraissent achevés ; on tente ensuite de caser au mieux ceux auxquels aucune place n’avait encore été assignée ; on rédige enfin les textes de liaison qui paraissent indispensables pour cheminer d’un document à l’autre.  Démarche rigoureuse que je vais adopter, mais dont je ne sais si je pourrai la tenir jusqu’au bout. Car si, dans le modèle que je me suis donné, l’ami obligeant agit sans être engagé dans les pages qu’il manie et peut ainsi accomplir en philologue son travail d’assemblage,  ma position est tout autre. Chaque fragment que je touche me touche aussitôt en retour. Parce que ces pages écrites de ma main portent toujours un morceau de ma propre mémoire. Parce qu’elles sont aussi les pièces d’un lourd dossier : celui du procès que j’instruis contre moi-même pour n’avoir pas su, au seuil de ma vie adulte, faire partager mon amour à celle que j’aimais.

Et qu’importe si à certains elles riquent de sembler naïves, et bonnes à justifier tel propos gidien sur le lien qui unirait bons sentiments et mauvaise littérature.  C’est  un risque que tu assumes, et  qui même ne te paraît pas sans quelque utilité. Là se trouvera logée pour toi   l’indispensable « corne de taureau ». Chacun sait maintenant que, comparable en cela aux ingrédients insolites jadis utilisés dans mainte recette de sorcières (tels que bave de crapaud, patte de scorpion, estomac d’autruche), cette partie dure et conique qui se forme sur la tête de certains ruminants (tout l’art du torero consiste à savoir s’y soustraire avec grâce) est supposée posséder une assez rare vertu : préserver de l’accusation de complaisance ceux qui se livrent à la littérature de confession.