Je me souviens de mon école

 

Je suis né à Meknès, et c’est là, dans un Maroc qui avait encore le statut de « protectorat » français, que j’ai passé la plus grande partie de mon enfance. Une enfance à laquelle ma mémoire se plaît à revenir, de plus en plus souvent à mesure que je vieillis, avec une obstination qui ne laisse pas de me surprendre, parfois. Dans cette mémoire obstinée, tout ce qui touche à l’Alliance, et plus particulièrement à ses  écoles (puisqu’en ce temps-là il y en avait deux, non loin l’une de l’autre, au cœur du nouveau mellah : l’école dite « des garçons » et celle dite « des filles ») occupe ajourd’hui encore une place particulière. Car, plus que bien des enfants de mon âge, j’ai entretenu avec ces vénérables lieux d’enseignement des relations étroites. D’abord, parce qu’ils se situaient tous deux à quelques pas seulement du rez-de-chaussée qui servait d’habitation à mes parents. Mais aussi, et par-delà cette simple proximité topograpique, parce que j’avais quelques solides raisons personnelles de les considérer comme des prolongements naturels de ma maison.

 Cela a commencé très tôt, bien avant que je n’aie atteint l’âge d’y entrer comme élève. Un de mes souvenirs parmi les plus lointains (et les plus marquants) remonte aux années de guerre. J’avais peut-être quatre ans quand eut lieu ma toute première visite à l’école des garçons. Tenant ma mère par la main, je pénétrai dans la cour de récréation. Elle me sembla, comme il se doit,  démesurément vaste, avec ses grandes allées d’arbres, dont j’ignorais alors que c’étaient des faux-poivriers.  Mais ce qui me frappa le plus, c’est l’alignement impeccable des tranchées qui y avaient été creusées : elle étaient destinées - c’est du moins ce que j’ai toujours supposé sans avoir jamais eu l’occasion de me le faire confirmer - à accueillir la population de notre quartier en cas de bombardement. Je me rappelle être allé, deux ou trois autres fois, contempler en famille, avec un sentiment de sécurité mêlé d’un brin de fierté, ces étroites et profondes excavations, dont les bords nettement dessinés commençaient à s’effriter. Mais je ne me souviens pas qu’elles aient jamais été utilisées. Vers la même époque, je crois, je m’étais inventé un fort agréable passe-temps : certains après-midis ensoleillés, passant de l’autre côté de la rue en quelques enjambées, je m’amusais à me glisser - au risque de m’écorcher quelque peu les mollets, les bras ou le visage - à travers l’épaisse haie de buissons en fleurs qui entourait la cour de l’école des filles. Cela me permettait de me mêler aux élèves à l’heure de la récréation. On m’y faisait toujours fête, et je m’y sentais presque aussi bien que chez moi : une de mes sœurs y enseignait, ainsi que l’épouse d’un de mes frères ; une autre de mes sœurs y était encore élève, et la directrice elle-même, la toute-puissante madame Lerner, passait à juste titre pour une amie de la famille. 

La deuxième étape fut celle de la fréquentation assidue. J’avais plus de six ans quand je fus admis comme élève dans cette école des garçons qui m’était depuis longtemps déjà si familière. Cet âge semblera peut-être tardif au vu des critères d’aujourd’hui mais, rapporté aux habitudes de l’époque, il faisait de moi le plus jeune, et de loin le moins « dégourdi », des garçons de ma classe ; mes condisciples avaient en général une dizaine d’années, ayant déjà accompli toute une scolarité au Talmud Torah (l’école rabbinique). Malgré cela, je n’étais pas tout à fait perdu : ma mère avait eu le temps de m’apprendre la lecture, l’écriture ainsi qu’un peu de calcul. J’eus en plus la chance d’être mis entre les mains d’une série d’enseignants aux qualités pédagogiques exceptionnelles, dont je suis heureux de pouvoir aujourd’hui rappeler les noms : Monsieur Rezlan, Monsieur Abergel, Monsieur Lévy et Monsieur Bensmien. Ce fut pour moi le début d’une longue série de découvertes, qui se renouvelèrent, se multiplièrent et se diversifièrent durant les cinq années que dura ma scolarité.

 Je dois avouer pourtant que les commencemments furent difficiles. J’avais beaucoup à rattraper : mon écriture  était encore aussi hésitante que maladroite, mes notions de calcul plutôt rudimentaires, et, au désespoir de mes maîtres dont je lassais sur ce point l’inlassable patience, je n’étais décidément pas doué pour certaines disciplines comme le dessin ou les « travaux manuels ». Cela ne m’empêcha pas, peu à peu, de faire quelques progrès partout ailleurs ; et même, pour tout ce qui touchait au maniement de la langue française (leçons de grammaire, de vocabulaire, d’orthographe) on s’accordait à me trouver plutôt réceptif. Il est vrai que tous mes maîtres accordaient à cette partie de leur enseignement, à travers le rite quotidien de la dictée suivie de questions, une attention extrême.

 J’en vins ainsi à m’attacher au décor si familier de ma salle de classe, à chacun des objets qui le constituaient : l’estrade et le bureau de bois du maître, les porte-plume et les encriers emplis d’encre violette, les craies de couleur qui s’écrasent doucement sous les doigts, le chiffon humide glissant sur le tableau noir, le globe terrestre tournant autour de son axe, les cartes murales (je me souviens surtout de celle qui était intitulée  Les peuples de la Gaule à l’époque de Jules César) et la série de tableaux des grands moments l’histoire de France (Jeanne d’Arc à Orléans, Saint-Louis rendant la justice sous un chêne, Le sacre de l’empereur Napoléon 1er).  Ce que j’aimais par-dessus tout, c’est que chaque rentrée m’offrait l’occasion de pénétrer plus avant dans un univers aussi étrange que fascinant : celui que je découvrais à travers les textes assemblés dans ce précieux volume que l’on appelait « livre de lecture ». Dès que je l’avais en mains, aux derniers jours des vacances, je sautais par-dessus les chapitres du début, encombrés de leçons de grammaire et d’orthographe, et je courais droit aux pages finales, réservées aux « lectures » : c’étaient de petits contes ou récits de deux ou trois pages, les premiers textes de fiction que j’ai eu l’occasion de lire, et qui me firent éprouver des frissons inconnus. Tout cela ne fut  sans doute pas sans influence  sur  ma double vocation ultérieure d’enseignant et d ‘écrivain…

D’autres moments, non moins intenses, me reviennent aussi régulièrement en mémoire. C’étaient, au milieu des cris et des interpellations, les parties de billes quotidiennes sous les faux-poivriers de la cour : nous n’avions que de fort modestes billes en terre vernissées, mais nous nous les disputions avec acharnement, tandis que nos maîtres échangeaient à mi-voix les dernières nouvelles du jour et que Monsieur Lerner, le directeur, majestueux et solitaire comme à son habitude, faisait les cent pas devant son bureau ouvert, en attendant de pouvoir notifier impérieusement à tous, par trois coups stridents de son sifflet à roulette, la fin de la récréation. C’étaient aussi les inoubliables  réjouissances qui marquaient rituellement les derniers jours, torrides, de l’année scolaire : à mesure que le thermomètre grimpait, les leçons et les devoirs  s’allégeaient ; on célébrait l’arrivée prochaine des vacances dans un feu d’artifice de rondes et de chansons, inlassablement hurlées sous les fenêtres du directeur, qui, tous ces jours-là, consentait à prendre un visage moins sévère.

Ma scolarité à l’Alliance s’acheva en cet avant-dernier jour de juin 1950 où je découvris avec bonheur ce que pouvait être une « distribution des prix ». C’était la première dans notre école depuis la guerre, et elle coïncidait très exactement avec mon onzième anniversaire. Elle avait été préparée avec le plus grand soin. Une petite représentation théâtrale avait même été prévue pour la circonstance. La « scène » avait été dressée en plein air, à l’ombre des faux-poivriers de la cour de récréation. Bien entendu, tous les maîtres étaient là, groupés autour du directeur, plus majestueux que jamais dans son habit de fête. Beaucoup de familles, dont la mienne, avaient été conviées à la cérémonie. Mais ce qui donnait du lustre à l’événement, c’était la présence de ce qu’on appelait avec révérences « les autorités » : aux côtés du président de la communauté et du grand rabbin trônaient, majestueux et graves, le pacha dans sa djellaba blanche et le général commandant la région (notre ville était la plus importante région militaire du pays) dans son uniforme. J’avais été choisi pour interpréter le rôle principal, celui du mari, dans une farce médiévale intitulée La farce de la femme muette. Je l’avais répété pendant des semaines, et jusqu’à ces dernières années, quelques fragments de ce texte traînaient encore dans ma mémoire. Une très charmante élève de l’école des filles me donnait, si je puis dire, la réplique, ce qui ajoutait un certain piquant à la chose. Le moment le plus fort vint pour moi juste après la représentation : sous les applaudissements, je reçus des mains du pacha un beau et lourd volume, relié et doré sur tranche, qui allait pour longtemps donner corps à une notion demeurée jusque-là pour moi bien abstraite, celle de « prix d’excellence ». Le livre était intitulé Peau de pêche : il fut pendant longtemps l’un des fleurons de ma bibliothèque, mais s’est malheureusement perdu, comme presque tous les objets rattachés à mon enfance (livres, photos de classe, collection de timbres) lorsque, dans les premiers jours de juin 1967, mes parents abandonnèrent à la hâte le Maroc.

Cet épisode aurait pu, et aurait dû normalement, mettre fin à mes relations avec l’institution : je quittais le cocon douillet qu’était l’école de mon quartier pour entrer dans un autre monde, bien différent, celui du lycée. En fait, il n’en fut rien. Si mes liens avec l’Alliance avaient commencé bien avant les début de ma scolarité, ils se prolongèrent bien au-delà. Mais la proximité que j’avais connue dans mon tout jeune âge allait prendre de nouvelles formes. Dans les années cinquante, deux nouveaux membres de ma famille, un frère et puis une sœur,  entrèrent comme enseignants dans les écoles de notre quartier. Tous deux avaient auparavant été élèves de l’Ecole normale israélite orientale de Paris, et ils avaient été l’un et l’autre fortement marqués par la personnalité du directeur, qui n’était autre à l’époque qu’Emmanuel Lévinas. C’est donc par eux que j’entendis prononcer pour la première fois ce nom, qui me devint vite familier, quelques dizaines d’années avant qu’il ne devînt un des grands noms de la philosophie française.

Pour terminer cette évocation de la place de l’Alliance dans mes souvenirs d’enfant, je ne voudrais surtout pas omettre de mentionner « le Cercle ». « Le Cercle », dont le nom complet était « Cercle des Anciens Elèves de l’Ecole de l’Alliance Israélite Universelle de Meknès » était une sorte de club qui remplissait dans le quartier de multiples et indispensables fonctions  : avec sa buvette, sa table de ping-pong, ses jeux de dames et d’échecs, il servait d’abord de lieu de détente et de divertissement.  Mais il pouvait être aussi, à l’occasion, centre de rencontre et de débats pour la poignée d’adolescents curieux dont je faisais partie. Ce qui faisait son principal attrait à nos yeux, c’étaient les quelques centaines de volumes reliés qui y étaient conservés dans une armoire à double porte vitrée. Le fond était constitué d’un mélange de classiques de la littérature française et de livres se rapportant au judaïsme. Comment puis-je oublier que c’est dans cet embryon de "bibliothèque publique » que débutèrent les lectures qui devaient nourrir mon projet d’épopée familiale…