Parmi les ancêtres de la science linguistique, qui comportent une foule de noms prestigieux, il y a un personnage assez inattendu. Il appartient à la longue série des Pharaons d’Egypte, est le sixième et dernier roi de la XXVIème dynastie (VIème siècle avant J-C), et son nom est Psammétique III.Si les manuels d’histoire le connaissent surtout pour ses déboires avec les Perses (il fut battu et fait prisonnier à Peluse par Cambyse, qui le fit mettre à mort et c’est ainsi que l’Egypte passa sous la domination des Perses), les ouvrages des linguistes omettent rarement de mentionner l’expérience à laquelle il se livra. On croyait les Pharaons obsédés seulement par le souci d’assurer leur survie en bâtissant des Pyramides. Psammétique III montre que certains avaient d’autres soucis, et étaient capable de mettre leur pouvoir au service d’une recherche d’ordre scientifique.
Le récit de l’expérience menée par Psammétique, particulièrement circonstancié, a été fait par Hérodote (II,2). Lequel, en bon “père de l’histoire” que, de notoriété publique, il est, soucieux de donner ses sources, nous dit le tenir des “prêtres d’Héphaïstos à Memphis”. Ce qui est évidemment une sacrée caution historique…
Au départ, il y a, comme presque toujours, un conflit, ou au moins un débat, un de ces débats dont les peuples de l’Antiquité étaient particulièrement friands : il s’agissait de déterminer qui était le peuple le plus ancien de la terre. Les Egyptiens d’un côté, les Phrygiens de l’autre prétendaient à ce titre fort envié. Un mot au passage à propos des Phrygiens, un peuple surtout connu aujourd’hui pour l’extraordinaire développement qu’il sut donner à une branche généralement négligée de l’industrie textile, je veux dire la bonnetterie. Tout le monde connaît, au moins depuis la Révolution, le bonnet phrygien, et il n’est que de regarder une représentation de Marianne ou de la Semeuse, ces impérissables symboles de la République, pour constater de visu la vitalité de cette coiffure.
Pour trancher le débat qui opposait Egyptiens et Phrygiens, le roi Psammétique, esprit éminemment pratique, et qui n’avait pas attendu de lire Claude Bernard pour se persuader des beautés de la méthode expérimentale, imagine l’expérience suivante.
Il prend deux nouveau-nés qu’il arrache à leurs parents naturels, les confie à un berger, qu’il charge de les élever complètement à l’écart du monde, en lui enjoignant de les faire nourrir exclusivement par des chèvres, et en lui interdisant par-dessus tout de leur adresser la moindre parole. Il s’agissait donc, dans son esprit, de créer, en quelque sorte in vitro, les conditions pour assister à la naissance du langage : qu’est-ce qui allait pousser les deux enfants à dire leur premier mot ? dans quelle langue le diraient-ils ?
Or, il se trouve que, après deux années de ce régime, et passés les balbutiements du premier âge, nos deux malheureux cobayes prononcent, et même répètent avec une certaine obstination, un mot et un seul, le premier mot donc qui sort de leur bouche, (un mot que, pour des raisons de sécurité, nous nous garderons bien de révéler pour l’instant). Le berger se hâte de rapporter cela au roi, et Psammétique, qui attendait avec impatience ce moment crucial, vient lui-même vérifier la chose de auditu.. Il ne lui reste plus ensuite, pour aller au terme de son expérience, qu’à s’interroger sur l’origine de ce mot. Les doctes philologues qu’il avait mobilisés pour la circonstance (dont Hérodote ne nous dit pas le nombre ni l’origine, mais rien ne nous interdit d’imaginer une sorte d’académie, voire d’ouvroir de langage potentiel) lui apprennent alors que ce tout premier mot n’est autre que celui qui désigne le pain en langue phrygienne.
Les conclusions semblent s’imposer :
1) puisque c’est le nom du pain que profèrent en premier ces enfants, on est fondé de dire que c’est la faim qui les a fait parler. Notons que cette conclusion de Psammétique se trouve en léger désaccord avec une hypothèse bien connue de Raymond Queneau qui, dans son Histoire modèle, avait mis aux origines du langage “un type qui avait mal au ventre et qui voulait le dire”. On peut toutefois tenter de faire une harmonieuse synthèse entre Psammétique et Queneau (comme le suggère la forme de leur nom : on aura remarqué en effet que Queneau commence là où finit Psammétique) : on admettra que le mal au ventre dont souffrait “le type” évoqué par Queneau est celui que provoque la faim.
2) puisque c’est le phrygien que ces enfants utilisent spontanément, c’est que le phrygien est la langue originelle, antérieure par définition à toutes les autres. La palme de l’ancienneté revient donc aux Phrygiens. Dure déconvenue pour l’égyptien Psammétique, mais telle est la dure loi de la méthode expérimentale mise au service de la recherche de la Vérité Scientifique.
Ce sont ces deux conclusions que je vais me permettre de contester aujourd’hui avec la plus grande vigueur certes, mais avec la sérénité qui sied à la Science.
1) D’abord celle qui concerne la raison qui a poussé ces enfants à parler. Il me semble en effet que Psammétique a fait preuve, dans son interprétation, d’une certaine précipitation, et en tout cas d’une insuffisante connaissance de la psychologie infantile. Si, dans la conception m^me de son expérience, il avait su être le plagiaire par anticipation de Claude Bernard, il n’a malheureusement pas su en faire autant pour Freud, Piaget, Dolto ni même pour Laurence Pernoud. Que pouvaient en effet réclamer, en tout premier, des enfants élevés dans les conditions aussi sévères, aussi draconiennes que celles dans lesquelles nos deux malheureux cobayes avaient été mis ? Du pain ? Pas nécessairement. Pour manifester ce besoin-là, les cris pouvaient suffire, comme ils avaient apparemment suffi depuis le début de l’expérience. Mais, comme chacun sait, l’homme ne vit pas seulement de pain, et l’enfant encore moins. Il est donc probable que la première utilisation du langage n’ait pas eu pour but d’exprimer le besoin de nourriture. Il est clair à mes yeux que ce qu’ils voulaient exprimer en premier avec cet outil merveilleux qu’était le langage articulé, c’était plutôt leur intense, leur irrépressible besoin d’affection. Cruellement privés, pour les besoins de l’expérience, des soins et de la tendresse d’une mère, ce qu’ils réclamaient, et avec une certaine insistance, c’était tout simplement, de l’amour. De l’amour, encore de l’amour, toujours de l’amour. Et si possible, des manifestations concrètes de cet amour
2) Ce qui me mène à contester la deuxième conclusion, celle qui élève le phrygien au rang de langue originelle. Quelle langue croyez-vous que nos cobayes allaient utiliser pour réclamer la part d’amour qui leur était jusqu’ici refusée ? Avec une singulière prescience, ils ont d’emblée eu recours à la langue qui allait être, quelques millénaires plus tard, universellement reconnue comme celle de l’amour. Vous avez déjà compris à quelle importante révélation je voulais arriver au terme de ma démonstration : cette langue n’est autre évidemment que notre bel et bon français. Car ce fameux mot que Psammétique avait cru pouvoir identifier comme le nom du pain en phrygien, est en réalité un mot on ne peut plus français. Le grand Larousse du XIX le définit ainsi : petits baisers donnés du bout des lèvres avec la prestesse de l’oiseau qui donne un coup de bec. Et c’est évidemment le mot : BECOTS, BECOTS