Je dois l’avouer, la première fois que j’ai lu — ou peut-être après tout l’ai-je seulement, ce jour-là, entendu lire par un de mes amis (mais alors lequel ?), au cours d’une de ces doctes réunions où, un verre de vin à la main (plus exceptionnellement aussi ce pouvait être un verre de  vodka ou de tequila), nous aimions, mettant en pratique l’idéal communautaire qui nous unissait encore (et qui ne trouvait guère d’autre occasion de se manifester dans nos vies trop confortables d’apprentis érudits), faire partager aux quelques élus de notre petite bande le plaisir de nos plus récentes découvertes littéraires, philosophiques  ou artistiques— la première fois, donc, que j’ai lu ou entendu lire (ce détail au fond n’a pas grande importance, sinon en ce qu’il signale une bien singulière défaillance de ma mémoire) le fameux monologue du Bilboquet de Charles Cros (un écrivain dont le nom m’était si peu familier que j’avais encore quelques doutes sur la bonne façon de l’orthographier et de le prononcer), ce n’est pas le fou rire, réaction communément provoquée par cet étrange monument d’un humour dont je ne connaissais pas alors d’analogue, qui prévalut chez moi. Ma réaction fut beaucoup plus retenue. Ou même, à vrai dire, plutôt ambivalente. Oh, bien sûr, j’ai ri. Difficile de faire autrement. Mais je n’aurais guère aimé que l’on me requît sur le champ de justifier mon rire. Je n’aurais su que dire, et n’aurais sans doute pas tardé, contrit et penaud, à ravaler mon hilarité. C’est que je ne parvenais pas, malgré les grosses ficelles d’une farce qui semblait n’avoir d’autre but que d’imposer les sempiternelles leçons de la défiance et de la dérision, à trouver ridicule le héros de cette histoire.

Souvenez-vous. C’est un homme habité d’une dévorante passion, un amateur enragé (jusqu’au fanatisme, et légèrement au-delà) de bilboquet. Il a élevé ce jeu innocent (consistant, comme chacun sait, à essayer de faire se rencontrer le bout rond d’une longue tige de bois et l’orifice, aménagé à cet effet, d’une grosse boule mobile) au rang d’art majeur. Mais, malgré des années de véritable ascèse, au cours desquelles il a accepté de bon cœur de subordonner chaque instant de sa vie aux exigences d’unentraînement forcené, il n’a pu atteindre les sommets de rigueur, de perfection, auxquels il aspirait. Et, avec un désespoir chaque jour accru, il découvre les vertigineux abîmes de son incompétence.

Pour moi, sans ignorer ce qu’une telle interprétation pouvait (aux yeux du moins de ceux qui semblaient le mieux connaître les arcanes de la pensée de Cros) avoir  d’hérétique, voire de franchement incongru, je n’étais pas loin de trouver à ce personnage une pathétique grandeur, qui le hissait au rang des Sisyphe et des Don Quichotte, ou qui, plus justement encore, faisait de lui, attelé à la recherche obstinée d’une perfection qui ne le mène qu’au martyre, une sorte de Prométhée devenu à lui-même son propre vautour.

J’ignorais encore qu’il existait une première version de ce texte majeur, celle qui fut publiée dès septembre 1873 dans La Renaissance littéraire et artistique, alors que la version définitive n’est parue qu’en 1877 dans le recueil collectif Saynètes et Monologues (deuxième série). Mais lorsque je la découvris, quelques années plus tard, dans l’édition des Œuvres complètes de Cros chez Pauvert (un gros volume dont le format inhabituel, très proche du carré, et les multiples illustrations — notamment divers manuscrits reproduits en fac-similé — avaient d’emblée attiré mon intérêt), elle me parut de nature à conforter mon impression ancienne.

Cette version comprenait des fragments inédits. J’y relevai, avec la joie que l’on devine, des formules telles que : être nul, c’est le but de tous les efforts des hommes ou bien : travaillez toujours, vous arriverez au découragement. Formules dont le puissant pessimisme — outre qu’il anticipait quelques-unes des plus fortes maximes de la pensée marxienne (tendance Groucho bien entendu, celle qui n’a aucunement souffert, bien au contraire, de la réaction de rejet qui semble actuellement frapper la principale tendance-sœur) — semblait renvoyer directement à telle page de la correspondance de Flaubert ou, mieux encore, à l’essence même du message mallarméen. Dès ce moment, le doute à mes yeux ne fut plus possible.

Ce joueur de bilboquet, pour lequel ma sympathie fraternelle s’accroissait à chaque nouvelle lecture, ce perfectionniste au bras tétanisé par l’excès d’exercice, mais c’était depuis toujours, souterrainement, mon modèle, le parfait héros de mes rêves, aussi proche de moi que ceux qui étaient depuis des années mes deux plus fidèles compagnons de route, Frédéric Moreau et Frédéric Amiel. Je comprenais enfin pourquoi, dès notre première rencontre, j’avais réagi en face de lui (toutes proportions gardées bien sûr) comme Rousseau ou Musset devant le personnage d’Alceste.

Nos jeux, certes, n’étaient pas tout à fait de même nature. Mais ils diffèrent peut-être moins qu’on ne pourrait à priori le croire. Je ne tardai pas à découvrir, par exemple, que mon instrument ressemblait d’assez près au sien. C’était pour lui (vous vous en souvenez certainement, même si vous n’avez pas les mêmes raisons que moi d’être ému par ces sonorités) un bilboquet Schutzenberger en ébène à boule d’ivoire,  c’est-à-dire un mince bâtonnet noir et une grande sphère blanche. Or, que faisais-je d’autre, moi aussi, et depuis tant d’années, que tenrer, nuit après nuit, de favoriser la rencontre d’un peu de noir avec beaucoup de blanc ? De ce subtil dosage, le vieux poète persan Kisai (et Mallarmé bien après lui) avait fait l’essence même de l’acte d’écnre : un dosage donc je découvrais combien il était difficile a réussir. Si bien que je m’étais à la longue persuadé, comme mon héros, que l’on ne peut pratiquer l’art du bilboquet si l’on n’est pas parfaitement convaincu de son inaptitude radicale à en pénétrer même les premiers rudiments.

Il subsiste pourtant entre nous une légère différence, et c’est peut-être le seul avantage que me donne sur lui le long siècle qui nous sépare. Je ne m’attelle plus à la tâche de révéler à autrui, pour le désespérer ou pour le guérir, les profondeurs de l’art du bilboquet. Et même, je ne m’indigne plus de voir quelques garçonnets — novices à peine dégrossis, qui ignoreront toujours la nécessité d’unir un manche de Schutzenberger a une boule de Cascarini — se donner en spectacle comme des funambules et s’attirer, par une succession réglée d’acrobaties, l’admiration des foules somnolentes du dimanche soir.

Publié dans L’Infini, 19, 1987, 135-138

(trad. allemande : « Ein Bilboquet aus Ebenholz mit einer Elfenbeinkugel », Kiesstrasse Zwanzig Uhr, Huss’sche Universitätsbuchhandlung, 1983-1993, Frankfurtam Main 1993, 158-160