Mythe et morale

La mythologie grecque, on le sait, n’est pas à mettre entre toutes les mains. Sans faire preuve d’une excessive pruderie, on ne peut s’empêcher de constater qu’elle est faite d’une accumulation de récits  (baptisés indistinctement mythes, fables ou légendes) dont les personnages principaux, les divinités, celles de l’Olympe ou d’ailleurs (car il y a des dieux en d’autres lieux que l’Olympe), n’apparaissent pas vraiment comme des parangons de vertu : leurs occupations principales, et leur préoccupations constantes, semblent bien être soit le crime (un exemple, pris au hasard : Chronos dévore ses propres enfants), soit la fornication, avec même un penchant certain pour l’adultère, l’inceste, la pédophilie, la zoophilie et j’en passe : à elles seules, les frasques de cet impénitent dragueur qu’est Zeus, toujours prêt à se jeter sur le premier péplum qui passe (qu’il soit celui d’une nymphe, d’une déesse ou d’une simple mortelle), auraient de quoi nourrir de détails scabreux plus d’un chapitre de la Psychopathia Sexualis de Krafft Ebing.

On ne s’étonnera donc pas que tout un tas de gens sérieux, philosophes, moralistes, hommes politiques, choqués par ce déferlement d’histoires immorales, se soient beaucoup battu les flancs, dès l’Antiquité, pour essayer de donner sens décent à tout cela. Parmi les divers systèmes d’explication qui ont été, au fil du temps, proposés, j’en retiendrai trois.

Il y d’abord celui qui considère que les récits mythologiques ne sont que des récits historiques plus ou moins dénaturés ; mais alors il faut croire que les personnages historiques qui ont servi de modèles étaient de drôles de paroissiens.

Il y a ensuite celui qui considère que les divinités de la fable sont des symboles cosmiques. Mais alors c’est le cosmos lui-même qu’il faudrait accuser d’immoralité.

Il y a enfin celui qui considère que les dieux et leurs aventures sont la transcription d’idées philosophiques particulièrement élevées, ce qui ouvre une voie royale aux interprétations allégoriques. Nous sommes alors, et c’est ce qui nous intéresse ici, en plein dans la potentialité. Et avec ce système, l’Olympe et ses frasques n’est plus qu’une sous-préfecture du vaste royaume d’Oulipie.

 Difficile de passer sous silence un des sommets de cette tradition, atteint au XIVème siècle avec l’Ovide moralisé[1] : dans cet ouvrage, un savant usage de l’allégorie permet à l’auteur de retrouver, en analysant les Métamorphoses d’Ovide, rien de moins que… la morale chrétienne !

Voici par exemple ce que donne, passée à la moulinette exégétique, la charmante histoire de Léandre et Héro [2] :

 Par Léandre nous est signifiée la dissolution de l’homme qui met ses efforts en de folles amours. Et par Héro nous est signifiée la luxure qui naît chez le sexe féminin [Sextos], et par laquelle les amants sont enflammés au point de courir nus en pleine nuit, dans l’obscurité, pour braver les périls infinis qui se rencontrent dans la mer de notre monde. C’est pourquoi on appelle les folles amours des amours «amères», car elles sont pleines de tribulations, de dangers et d’amertume.

    Et le fait que Léandre allait nager nu la nuit signifie que ceux qui s’adonnent au stupre et à de folles amours se gaspillent et y perdent leur raison, leur temps, leurs biens, leur corps, leur âme et leur honneur. Ils perdent leur raison, puisqu’ils s’amusent trop fort et qu’ils y attachent, ô vanité, leurs pensées de sots. Leur temps s’y perd aussi, car ils transforment la nuit en jour et le jour en nuit, sans en tirer aucun bénéfice ni fruit. Ils se trouvent gâtés, leur vie et la santé de leur corps sont détruites, et leur corps meurt avant la fin de ses jours dans un état pitoyable. Ensuite, leurs âmes sont détournées des œuvres vertueuses et des saints désirs, elles se chargent de vains soucis et de mauvaises habitudes en s’éloignant de leur salut. Finalement, ils perdent en ceci tout ce que chaque bonne personne désire fortement acquérir par une vie honnête à l’exercice de la vertu et des bonnes mœurs. Ces personnes sont par conséquent trop pauvres, car elles se sont soumises à de tels hasards par le jeu périlleux et sot de folles amours ; et on se moque d’elles ; le monde les méprise ; enfin, elles s’éloignent trop de la grâce divine et de leur salut.

    On peut exposer autrement cette fable de cette manière : à savoir que Héro représente la sagesse divine, qui conduit tout à son but mérité. Et par Léandre il faut comprendre le genre humain, par Sextos la haute protection des cieux, par Abydos le monde, par la mer cette mortelle vie où nous n’avons pas d’autre bateau que notre corps pour tenter d’atteindre le paradis, là où la sagesse divine nous attend, elle qui nous conduit à travers le monde, qui nous montre le chemin, si nous savons suivre sa doctrine et la lumière de la foi catholique.

 

Les fables ovidiennes sont ainsi, l’une après l’autre, interprétées comme autant de préfigurations de l’Ecriture sainte. Le plus intéressant en cette affaire, c’est que les premiers humanistes, héritant de ces spéculations, ont vu dans l’œuvre d’Ovide un véritable manuel de morale et de sagesse chrétienne, et ont abondé dans ce sens en ajoutant, dans leurs éditions, gloses et commentaires[3]….

Léda

Parmi les figures mythiques qui ont été le plus souvent évoquées  dans l’art occidental figure celle de la belle Léda. Ce qu’on a retenu d’elle, habituellement, c’est bien entendu son aventure fameuse avec Jupiter, qui se transforma en cygne pour la posséder. Cet épisode a inspiré peintres, sculpteurs et poètes depuis la nuit des temps. Rappelons pour mémoire, parmi les plus fameux tableaux consacrés à cet épisode, ceux de Léonard de Vinci[4], Michel Ange, Nicolas Poussin, Gustave Moreau, Wunderlich, Dali. Parmi les poèmes, en voici un que j’ai eu le plaisir de retrouver dans une revue du siècle dernier, et qui mérite à mes yeux de sortir de l’oubli où il est injustement tombé : « Léda, élégie antique », tiré de L’écho des feuilletons.

Mais quelle que soit la grâce de ce poème, la figure de Léda est, historiquement, d’une tout autre envergure, comme je vais essayer de le démontrer en examinant quelques points la concernant.

D’abord, et c’est un signe qui ne trompe pas, ses origines sont incertaines. Je dirai même qu’elles sont passablement brouillées, comme les œufs qu’elle pondit après son union avec le cygne (œufs d’où devaient sortir Hélène et les Dioscures Castor et Pollux). Les  mythographes  anciens donnent des versions différentes sur les origines de la future épouse de Tyndare. Les uns la disent fille du roi d’Eolie Thestios, les autres en font le produit des amours de Glaucos et de Leucippe ( elle-même fille de 1’Argonaute grec Thestor ). L’existence de deux généalogies divergentes montre bien que la tradition n’en a à l’origine possédé aucune, et qu’elles ont donc été toutes deux bricolées a posteriori.

D’autre part, deuxième signe, l’histoire elle-même est pleine d’incertitudes, puisque l’on l’on en connaît au moins trois versions différentes

1ère version :     Léda est la fille du roi d' Etolie, Thestios, et la femme du roi de Sparte, Tyndare. Pour s’approcher d’elle, Zeus se  transforme en cygne sauvage abandonné, et celle-ci le recueille  dans son sein. Léda  pond, quelques temps plus tard, deux oeufs rouge orangé dont proviennent quatre personnages de la mythologie : de l’un sortent Pollux et Hélène et de l’autre Castor et Clytemnestre.

2ème version :     Même histoire, sauf que Léda n’a qu’un seul enfant avec Zeus : Hélène ; les autres Pollux, Castor et Clytemnestre sont les enfants de Tyndare.

3ème version :    Zeus est tombé amoureux de Léda et en apprenant cela elle s’enfuit, se jette dans l’eau sous la forme d’un poisson. Zeus la poursuit sous la forme d’un Castor, et Léda ne peut se débarasser de lui car il se transforme en un animal toujours plus rapide qu’elle. Elle réussit quand même à lui échapper, mais pas avant que Zeus l’ait serrée dans ses bras et qu’il lui ponde un oeuf, que Léda retrouva un peu plus tard et d’où sortit Hélène de Troie.

Pourquoi cette  accumulation d’incertitudes, savamment entretenues par les mythographes ? Je me permets de penser qu’elle n’est nullement l’effet du hasard ou de l’ignorance, mais qu’elle est au contraire, comme il arrive souvent, parfaitement concertée : un véritable rideau de fumée, destiné à dérober  une vérité qui dérangeait les puissants. Mézalors, mézalors, que s’agissait-il donc de cacher, quel est le secret de Léda, et pourquoi faisait-elle peur aux puissants ? C’est ici qu’intervient le point principal de mon hypothèse : en fait, Léda n’est pas une simple mortelle, mais bel est bien une divinité.

 Chacun sait que les divinités grecques se répartissent en deux grandes catégories : les ouraniennes (celles qui ont rapport avec le ciel, comme Zeus, Héra ou Apollon) et les chthoniennes, celles qui ont à faire avec la terre (comme Déméter ou Pluton). Léda est à ranger au nombre des divinité chtoniennes. C’est à ce titre qu’elle a été  la déesse tutélaire de tous ceux qui travaillent la terre,  et par extension de tous les de tous les pauvres,  de tous les misérables, de tous ceux qui triment comme des forçats sans parvenir même à assouvir leur faim, en un mot de tous ceux  auxquels on ne savait pas encore donner le nom de « prolétaires », car ce mot est romain et nous sommes en Grèce. Cette Grèce d’en bas, que celle d’en haut, la haute Grèce, considérait bien entendu comme la mauvaise Grèce, vénérait Léda avec une belle ardeur,  faisait souvent appel à elle, attendant d’elle qu’elle l’aidât dans sa lutte, qu’elle espérait finale, contre la classe des oppresseurs.

Mais, comme il arrive trop souvent, hélas, les hymnes que ces malheureux,  au cours de leurs cérémonies, adressaient à leur protectrice, ont été soigneusement occultés par nos sources, tant grecques que latines, honteusement manipulées sur ordre des puissants. Un seul  de ces hymnes, miraculeusement, a survécu. Il s’est vaillamment maintenu de siècle en siècle et a été repris et diffusé mondialement depuis le XIXe siècle. C’est celui qui commençait par un vibrant appel,  demandant à la déesse  de sortir du sommeil où elle semble parfois se s’attarder (car, on l’aura compris, le sommeil de Léda plonge ses adorateurs dans le malheur). Et, dans sa version française, il garde la trace incontestable de la vraie nature de la déesse. Car il commence ainsi :  Debout, Léda née de la Terre, Debout Léda née de la faim

 

 

[1] Ovide moralisé, éd. par C. de Boer, Amsterdam, J. Müller, 1936.

[2] Voir  Ovide moralisé en prose, (traduction)  p.150-152, sous la dir. de C. de Boer, Amsterdam, 1954

[3] Voir, par exemple, P. Ovidii Nasonis Metamorphoseos libri moralizati, cum pulcherrimis fabularum principalium figuris, Lyon, Jacques Mareschal, 1519. In-fo

[4] Assurément une des toiles les plus sensuelles de toute la Renaissance. Notons au passage que le visage de Léda y arbore un sourire au moins aussi énigmatique que celui de la Joconde