Noé arrachant lui-même son manteau Marcel Bénabou

 

 

 

Noé arrachant lui-même son manteau ?  Non, ce n’est pas un fragment nouvellement retrouvé de la fameuse fresque de Benozzo Gozzoli sur l’ivresse de Noé, au Campo Santo de Pise. Ce  pourrait être, à la rigueur, le titre d’une bien belle œuvre, mystérieuse et suggestive à souhait, de Marcel Duchamp, qui fut, comme on sait, un membre éminent de l’Ouvroir de Littérature Potentielle. Mais ce n’est pas non plus le cas. C’est une simple métaphore, à dessein choisie dans le registre biblique qui m’est cher. Elle s’impose irrésistiblement à moi lorsqu’il m’est demandé, comme ici, de m’expliquer sur ce qui apparaît à beaucoup comme une singularité, voire une anomalie : mon double profil d’historien de la Rome antique et d’écrivain oulipien. J’ai été plus d’une fois amené à me livrer à ce périlleux exercice d’auto-exégèse. Cela a commencé dès les années 1970, peu après la publication, sous la responsabilité de Raymond Queneau, du premier ouvrage qui faisait sortir les travaux oulipiens de la semi-clandestinité dans laquelle ils avaient été volontairement maintenus jusque-là1. Je participais, dans une université de province, à une très docte rencontre de spécialistes de l’Antiquité quand une collègue dont je venais de faire la connaissance me demanda, en baissant un peu la voix,  si je savais que j’avais un homonyme appartenant à un drôle de petit groupe littéraire qu’elle appelait « l’Olipo ». Je me souviens encore de sa surprise et de son incrédulité devant ma réponse. L’idée que l’antiquisant et l’oulipien pouvaient être la même personne ne l’avait pas, m’avoua-t-elle, un seul instant effleurée. Réaction qui peut se comprendre, tant la distance qui sépare les deux démarches  peut, à priori, sembler infranchissable : d’un côté, entièrement tourné vers l’exploration d’une réalité depuis longtemps disparue, l’effort rigoureux de l’historien de l’antiquité, qui n’avance rien dans s’appuyer sur l’assortiment de preuves que les sciences dites auxiliaires lui permettent de tirer d’une documentation toujours trop clairsemée ; de l’autre, ancrée dans la modernité (voire, aux yeux de certains, dans la post-modernité), la démarche ludique et souvent ironique de l’oulipien, qui se veut ouvert en permanence à l’innovation formelle, à l’expérimentation langagière.

Pour cerner la cohérence d’un parcours marqué par une aussi grande divergence, il n’y a en général que deux moyens : ou bien l’on montre que ce parcours n’est que le développement normal d’un projet conçu dès le départ ; ou bien l’on fait apparaître qu’il a conquis et construit son unité en progressant, au fil de ses rebondissements, par ses écarts et par ses ruptures même. En somme, on essaye de s’arranger pour prouver que la cohérence supposée se trouve soit au départ, soit à l’arrivée. Il me semble qu’aucun de ces deux moyens ne s’applique stictement à mon cas, ou plutôt qu’ils s’y appliquent l’un et l’autre, mais en partie seulement. En vérité, je ne saurais sérieusement reconstituer l’itinéraire qui m’aurait mené de l’antiquiste à l’oulipien.  Car il me semble que cet itinéraire n’existe tout simplement pas. Il s’agit en réalité de deux vocations-jumelles, de deux cheminements étroitement entremêlés : chez moi, l’antiquiste n’a quasiment jamais cessé d’être (consciemment ou non) oulipien, ni l’oulipien d’être (au moins en partie) antiquiste.2 Ces deux activités, ces deux démarches,  qui ne sont en réalité pas aussi distantes qu’elles le paraissent  et entre lesquelles il existe bien des convergences,  se sont constituées en s’appuyant sur un solide socle commun. C’est que je vais m’efforcer de montrer, non sans préciser que je ne propose qu’une reconstruction à posteriori : je ne prétends pas avoir parfaitement saisi l’enchaînement des faits que j’invoque, ni en donner  l’interprétation qui soit la seule bonne…

Une phrase de Jacques Derrida (une des rares dont je crois saisir à peu près la signification) me servira de point de départ. « Une généalogie judéo-franco-maghrébine, déclare-t-il à propos de lui-même, n’éclaire pas tout, loin de là. Mais pourrais-je rien expliquer sans elle, jamais3 ?». C’est une déclaration que je ne puis que reprendre à mon compte et appliquer à mon propre cas, en faisant bien entendu les transpositions de temps (la génération de Derrida n’est pas exactement la mienne) et de lieu (l’Algérie de Derrida n’est pas exactement mon Maroc) qui s’imposent . Tant il  me semble vrai qu’une « généalogie judéo-franco-maghrébine » est, pour ceux qui en ont été pourvus par les hasards de la naissance, une réalité difficilement contournable, même s’il va de soi qu’elle n’agit pas de la même façon sur tous.

  Au commencement, pour moi, il y a Meknès, ma ville natale et celle de mes ancêtres, où j’ai passé, de 1939 à 1956, mes dix-sept premières années. Dans ce Maroc encore sous protectorat français,  l’environnement social se caractérisait par une franche diversité. L’origine ethnique et l’appartenance religieuse, assez confusément mêlées dans la plupart des esprits, y jouaient un rôle fondamental. Il y avait donc les « Européens » (chrétiens), les « Arabes » (musulmans) et les Juifs, chacun des groupes ayant gardé tout ou partie de ses traditions et de sa culture. Du fait des choix antérieurs de ma famille (fidèle à la tradition juive, mais ouverte à la culture française, sans avoir pour autant rompu avec l’héritage arabe), je me suis trouvé au confluent de ces trois grands groupes, et porteur à ce titre d’une identité aux composantes multiples. Situation qui allait se révéler déterminante sur plusieurs plans. Elle m’a permis d’abord de bénéficier, en partie au moins, des trois apports. Mais elle m’a en même temps permis de maintenir une certaine distance, au besoin critique, à l’égard de chacun d’eux, évitant ainsi qu’aucun des trois n’élimine tout à fait les deux autres (ce qui eût été incontestablement vécu comme une mutilation).  Elle m’a enfin amené à d’établir avec le langage  un rapport particulier, sur lequel je crois nécessaire d’insister.

Trois langues au moins étaient constamment présentes dans mon entourage immédiat  (le français, l’arabe, l’hébreu) et j’avais la chance d’avoir un accès à toutes les trois. Mais, inégalement maîtrisées, inégalement utilisées, inégalement révérées, elles occupaient dans ma vie quotidienne des places fort différentes, et complémentaires. De plus, chacune des trois pouvait à l’occasion nouer des combinaisons plus ou moins complexes avec l’une des deux autres, et constituer ainsi des sortes de « sous-langues ». Cet ensemble de langues et de sous-langues me permettait de couvrir le champ très diversifié de mes besoins linguistiques. Mais il n’était pas, on s’en doute, d’un maniement simple. Au sein d’une société où l’appartenance communautaire et la spécificité linguistique jouaient un rôle important, il fallait veiller, avec chaque catégorie d’interlocuteurs, à infléchir dans la bonne direction la manière de s’exprimer : choisir d’abord la bonne langue ou la bonne sous-langue, puis, à l’intérieur de celle-ci,  le bon lexique, la bonne syntaxe, et surtout la bonne prononciation. Je découvris assez vite que la gymnastique intellectuelle provoquée par ce souci précoce des convenances langagières était source d’une intense satisfaction. Tel fut donc le soubassement social, culturel et linguistique sur lequel s’est bâtie mon enfance. Et mes deux vocations jumelles s’y enracinent directement.

La filière romaine

Je me souviens encore de mon angoisse en ce jour de l’automne 1960 où, comme tous mes camarades  nouvellement admis à l’Ecole Normale Supérieure, je fus appelé à choisir la discipline dans laquelle j’allais devoir me spécialiser4. Le champ du possible était si vaste ! Diverses raisons (que je reconstitue ici avec peut-être plus de clarté et de rigueur qu’elles n’en eurent sur le coup) me firent finalement opter pour l’histoire de Rome et de sa civilisation. La première de ces raisons pourrait passer pour anecdotique, bien qu’elle ne me paraisse pas tout à fait telle : il se trouve que j’avais, dès avant mon entrée dans le secondaire, acquis sans difficulté (et même avec beaucoup de plaisir !) une certaine  familiarité avec la langue latine, à laquelle une de mes sœurs avait eu la bonne idée de m’initier comme à un jeu, au cours d’un inoubliable été au bord de la mer. Les autres raisons, plis profondes, étaient liées à la conscience que j’avais alors de ma situation d’expatrié. Il me semblait en effet que mon choix présentait un double avantage : d’une part, une discipline aussi vénérable, aussi ancrée dans le classicisme universitaire, m’aiderait à corriger l’excès d’exotisme de mes origines, et témoignerait, s’il en était besoin, de mon intense désir d’intégration dans la tradition européenne ; d’autre part, elle pouvait être aussi  une voie d’accès privilégiée à un patrimoine plus large encore, puisque commun, par delà l’Europe, à une partie du monde méditerranéen. Cette sortie hors du cocon franco-judéo-maghrébin, auquel je ne voulais surtout pas que l’on me réduisît, me semblait alors indispensable.

Un peu plus tard, lorsqu’un nouveau choix fut nécessaire pour préciser mon orientation initiale, le désir de rupture avec le passé ne s’imposait plus avec la même force. Bien au contraire : un désir de retour vers les origines s’amorçait5. Je me suis donc tourné vers l’étude de la société de l’Afrique romaine à l’époque impériale. C’était, depuis plusieurs générations, en raison de la situation de dépendance où se trouvait l’Afrique du Nord depuis plus d’un siècle, un des terrains de prédilection des archéologues et des chercheurs français.  Toute une tradition historique s’était constituée sur ce sujet, tradition qui était souvent, comme cela était probablement inévitable en raison des circonstances, marquée  par l’idéologie coloniale. Or, il me semblait que ma situation me permettrait peut-être de porter sur cette société et ses problèmes un regard nouveau, et quelque peu différent, puisque je pourrais utiliser l’expérience particulière (et, d’une certaine façon, privilégiée) que j’avais du système colonial : cette expérience en effet, je l’avais vécue dans une position intermédiaire qui me permettait d’en voir conjointement les deux faces. La société romano-africaine m’attirait précisément parce que, tout comme celle dans laquelle j’avais grandi,   elle s’était trouvée, du fait de son histoire, porteuse de multiplicité. Une multiplicité due à la coexistence de plusieurs groupes ethniques, de plusieurs modes de vie, de plusieurs traditions culturelles, et dont les effets me semblaient perceptibles à tous les niveaux. C’est ce qui m’a permis d’élaborer, pour aborder l’analyse de cet ensemble complexe et hétérogène, la notion de « résistance à la romanisation6 », qui m’a longtemps servi, dans le petit monde des historiens de Rome, de carte de visite. C’est aussi ce qui m’a mis sur la voie d’une des hypothèses que j’ai proposées pour expliquer le destin singulier de l’Afrique romaine, à savoir l’existence, chez la masse des Africains très inégalement romanisés, d’une « conscience à facettes », capable de faire appel, selon les circonstances, à des systèmes de références  divers. Il me semblait, par exemple, que le mimétisme incontestable qui avait amené les élites  indigènes  à adopter les modèles culturels romains était analogue à celui que j’avais pu observer dans mon propre entourage : dans l’un et l’autre cas, le groupe imitateur n’entendait nullement annuler sa propre personnalité. Sur le plan linguistique, je retrouvais en Afrique romaine une disposition hiérarchique qui ressemblait étrangement à celle qui m’avait frappé enfant : tout en haut, la langue des conquérants, adoptée par les élites au point d’avoir donné à la littérature latine quelques uns de ses plus grands noms ; ensuite, la langue des Puniques qui, bien avant les Romains,  avaient politiquement et religieusement influencé une grande partie des populations urbaines ; enfin la vieille langue que les Romains appelaient libyque, demeurée vivace dans les campagnes et chez ceux que, pour des raisons diverses, la romanisation avait peu ou pas touchés. Mieux encore, le parallélisme entre les époques était tel que j’étais tenté parfois de me projeter plus ou moins dans  certains des personnages que j’étudiais. Ainsi, lorsqu’on me demanda de participer à une publication qui visait à présenter tous les grands hommes qui ont marqué l’histoire du continent africain depuis l’Antiquité, je proposai et traitai deux personnages auxquels les responsables n’avaient pas pensé. L’un, Juba II, fils d’un roi numide vaincu par César, et mis sur le trône de Maurétanie par l’empereur Auguste,  me donnait l’occasion de faire le portrait de l’intellectuel africain parfaitement assimilé à la culture gréco-romaine, mais qui garde néanmoins un certain lien avec ses origines7. L’autre, Tacfarinas, me permettait de faire le portrait d’un chef de tribu berbère qui mena une longue et rude guerre contre l’Empire, ayant su retourner contre Rome les armes et les méthodes acquises dans les rangs romains8. Deux figures parfaitement antithétiques donc, mais il me semblait qu’il était de mon devoir de les traiter ensemble, car dans chacune  d’elles, et dans leur antagonisme même,  je croyais pouvoir instiller un peu de ma propre expérience.

La filière littéraire

Qu’en est-il maintenant des séquelles de ma « généalogie judéo-franco-maghrébine » sur l’autre face de mon activité ? Elles ont été tout aussi déterminantes. C’est cette situation de départ qui m’a mis très tôt sur la voie qui devait me mener, par une assez longue série d’étapes, à devenir l’écrivain que je suis devenu, essentiellement fasciné par le langage et par le livre. Mon intérêt pour les explorations langagières s’était éveillé assez tôt : l’abondance des moyens linguistiques que me procurait le système franco-arabo-hébraïque des langues et des sous-langues (tel que que j’ai évoqué plus haut) me permettait de me livrer, soit seul soit en compagnie d’amis de mon âge, à toutes sortes de jeux verbaux : transpositions homophoniques de mots hébreux ou arabes en français (et vice versa, bien sûr), traduction littérale de comptines ou de formules d’une langue dans une autre, transpositions ou désarticulations syntaxiques.. Cette abondance s’accrut encore grâce à  l’apprentissage de nouvelles langues (anglais, latin, grec) et à la pratique régulière du thème et de la version, que je concevais et traitais, tout au long de mes années d’études,  non comme des pensums, mais comme une variété particulière de  jeux. Tout cela aboutissait à des résultats étranges ou cocasses, qui me réjouissaient. Une autre étape débuta lorsque je fus à même de déceler, avec autant de surprise que de plaisir, le souci formel constamment présent dans certains des textes hébraïques qui se cachaient sous l’austère couverture de mes livres de prières : recours fréquent à des procédés tels que l’acrostiche (simple ou multiple), recherche de la richesse des rimes ou des assonances, de la variété des rythmes et des dispositions strophiques, goût pour les longues énumérations de noms ou de verbes groupés en fonction de leurs affinités phonétiques. Plus tard vint la découverte des méthodes utilisées par les kabbalistes pour interpréter la Tora : spéculations sophistiquées sur la forme des lettres de l’alphabet hébraïque, sur leur valeur numérique, manipulations et exercices combinatoires opérés sur certains mots, certaines phrases. Je me trouvais ainsi plongé dans un démarche dont je devais découvrir, quelques années plus tard, qu’elle était fort voisine du travail oulipien…

Parallèlement à cette exploration, se mettait en place un rapport particulier à l’objet livre. Mon premier livre ayant été un livre de prières, j’ai gardé longtemps le sentiment qu’il existe un lien entre le livre et le sacré, entre la lecture et la prière. Si bien que, lorsqu’apparut chez moi le désir de devenir l’auteur d’un « livre », l’ouvrage que je souhaitais produire se ressentit évidemment beaucoup de ce conditionnement. : je me mis à rêver d’un livre singulier, multiple et  unique à la fois, où se croiseraient des textes divers, auxquels seul le lecteur pourrait, au terme d’un patient travail de décryptage et de recomposition, conférer sens, cohérence et unité. Le modèle était évidemment celui que m’offraient ces pages du Talmud que j’avais eu quelquefois l’occasion de manipuler : avec leurs lignes et leurs colonnes savamment réparties, leurs alphabets multiples, elles donnaient à voir d’un seul coup d’oeil cinq à six textes distincts. Ces rêveries, qui en réalité ne m’avaient jamais vraiment quitté, me sont revenues en mémoire un peu plus tard, à la faveur de mes études littéraires. Je jugeais juste et évidente l’assertion de Mallarmé selon laquelle “tout au monde existe pour aboutir à un livre”9, et je me trouvais particulièrement disposé à y souscrire. Ce qui me permettait de retarder sans remords la production de ce livre devenu mythique.

C’est dans ce contexte que se développa mon amitié avec Georges Perec. Entamée dans le cadre stimulant de la Ligne générale10,  elle se transforma en  véritable complicité grâce à la découverte de notre goût commun pour toute une tradition littéraire qui met en avant des notions comme celles de structures ou de contraintes. Des notions qui n’étaient guère prisées en ce temps-là dans notre entourage amical immédiat, lequel se défiait de toute tentation formaliste.   Dans notre commune recherche de nouveaux pères et de nouveaux repères, nous fûmes ainsi entraînés de Mallarmé à Roussel, de Roussel à Leiris et à Queneau. Ainsi s’est mis en place le processus qui devait, tout naturellement, nous mener à franchir les portes de l’Oulipo et à y trouver la famille dont nous avions l’un et l’autre, pour des raisons différentes, la nostalgie11. Pour moi, une bonne partie de ce que j’avais esquissé ou simplement rêvé prenait enfin sens.

Convergences 

Reste à faire l’inventaire des convergences entre la démarche de l’oulipien et celle de l’historien. Ce n’est pas un exercice  bien difficile. Le caractère  ludique de l’une, la prétention scientifique de l’autre les rapprochent plus qu’ils ne les éloignent. Il y a beau temps que l’on sait qu’il existe  un lien étroit entre la science et le jeu. Raymond Queneau en avait déjà fait la théorie dans un passage fameux12  :  L’idéal  que  se sont forgé  les savants durant tout ce début de siècle a été une présentation de la science non comme connaissance, mais comme règle de méthode. On donne des notions (indéfinissables), des axiomes et la façon de s’en servir, bref un système de conventions. Mais qu’est-ce là sinon un jeu, en rien différent des échecs ou du bridge.  Est-il besoin d’ajouter que cette observation, qui est sans conteste valable pour les sciences réputées dures, l’est encore plus pour une discipline comme l’histoire, et singulièrement l’histoire de l’antiquité ?

 On sait que les oulipiens prennent plaisir à se définir comme les “rats qui ont à construire le labyrinthe dont ils se proposent de sortir”13. Mais, me semble-t-il, la démarche qu’implique cette définition, « construire le labyrinthe »,  peut aisément s’appliquer à l’histoire, telle qu’elle est aujourd’hui couramment pensée et pratiquée. L’on a fini par admettre que le passé n’est nullement une réalité figée qu’il faudrait retrouver, mais qu’il change avec le présent, qu’il est en perpétuelle construction. Dans le cas de l’historien de l’antiquité, les choses sont encore plus nettes : comme pour l’oulipien, il y a au départ de son travail des contraintes, dont la principale est à coup sûr celle qui lui est imposée par l’insuffisance des documents, les lacunes de l’information. Contrainte qui, contrairement à celle de l’oulipien, n’est pas choisie, mais subie. Mais contrainte qui, comme chez l’oulipien, stimule l’ingéniosité du chercheur. Quoi de plus chargé de « potentialité » que ces sources incomplètes dont chaque chercheur est obligé de faire le tour pour tenter d’y trouver réponse à des questionnements sans cesse renouvelés ? Et dans la suite de son travail, lorsqu’il s’attelle à l’élaboration d’un récit où doivent nécessairement prendre place, dans un ordre donné, toute une série d’informations fournies par la documentation, sa démarche  n’est-elle pas analogue à celle de l’écrivain oulipien aux prises avec le « cahier des charges » qu’il s’est donné ?

Pour finir sur un sourire, ne dirait-on pas que Queneau (encore lui !) avait pressenti quelque chose de cette parenté improbable, mais si réelle, entre le latiniste et l’oulipien lorsqu’il déclarait : Puisqu’il n’y a plus d’espoir de ressusciter le thème latin, ce merveilleux exercice qui faisait le pont entre la dissertation française et le problème de géométrie, peut-être cette fonction pourrait-elle être remplie par les travaux oulipiens de littérature potentielle14 ?