On se souvient qu’en l’an 2000 une loi a été promulguée en France, qui établissait, pour la plupart des élections, la parité hommes/femmes. Un pas dans le bon sens, assurément. Mais la politique n’est pas tout. Il reste un vaste domaine où le souci de parité n’est guère pris en compte, celui du langage. Qu’on songe à la forte formule de Roland Barthes, prononcée en janvier 1977 au cours de sa leçon inaugurale au Collège de France : « La langue est fasciste ». N’implique-t-elle pas, cette formule, dans la mesure où fascisme rime souvent avec machisme, que la langue est machiste ? Il y a donc un énorme effort à faire pour rétablir, dans l’usage que nous faisons quotidiennement du langage, le nécessaire équilibre entre masculin et féminin. J’ai voulu m’attaquer à cette indispensable tâche, en commençant par un domaine qui m’est depuis longtemps familier, celui du « langage cuit ». Le langage cuit, expression empruntée à Desnos, désigne chez les oulipiens tous ces dictons, proverbes, locutions ou citations qui donnent au français une partie de son incomparable saveur. Il se trouve que, parmi ces énoncés familiers, nombreux sont ceux qui contiennent des noms d’animaux, le plus souvent des noms d’animaux mâles. C’est donc sur ceux-là qu’ont naturellement porté mes premiers efforts de féminisation.
Une surprise de taille m’attendait : j’avais eu un prédécesseur, et un prédécesseur illustre, en la personne de Spinoza. Eh oui, le grave, le sérieux, le respectable Spinoza n’avait rien trouvé de plus urgent à faire, il y a de cela plus de trois siècles, que de plagier ma démarche féminisante ! Cela vous avait sans doute, comme à moi, échappé à la première lecture. Mais allez donc relire, dans la deuxième partie de l’Éthique, la scolie de la proposition 49. Vous découvrirez que Spinoza n’a pas hésité à transformer le très fameux âne du philosophe médiéval Buridan[1]en une ânesse (Buridani asina en latin spinoziste)[2]. Pourquoi a-t-il jugé nécessaire de procéder à ce brutal changement de genre ? Etait-il déjà animé d’un souci de parité ? C’est peu probable. Je crois plutôt qu’il avait il avait intuitivement compris l’intérêt que présentait en l’occurrence la féminisation : devenu femelle, le banal baudet buridanesque trouvait aussitôt sa place parmi le vénérable troupeau des ânesses dont la tradition judéo-chrétienne a conservé la mémoire : l’ânesse de Balaam qui sut signaler à son maître la présence d’un ange[3], l’ânesse sur le dos de laquelle Marie et Jésus se rendirent en Egypte[4], l’ânesse qui eut l’honneur de servir de monture à Jésus lorsqu’il fit son entrée à Jérusalem[5]…
Sans me laisser impressionner par ce précédent inattendu, j’ai poursuivi ma tâche, et j’ai pu découvrir combien, dans certains cas, la féminisation est susceptible d’influer sur le sens et l’usage des dictons les plus familiers. Soit en renforçant leur pertinence, soit en leur conférant des résonances que les énoncés initiaux, dans leur machisme tranquille, n’avaient pas.
Prenons quelques exemples, en commençant précisément par l’ânesse.
Si un bonnet d’ânesse n’est ni plus ni moins infamant qu’un bonnet d’âne, je suis persuadé que, pour celui ou celle qui le reçoit, le coup de pied de l’ânesse sera ressenti comme infiniment plus humiliant que celui de son compagnon mâle. De même, il me paraît qu’il y a bien moins fantaisie, d’imprévisibilité, dans une conversation, si l’on se contente de passer du coq à l’âne que si l’on ose sauter de la poule à l’ânesse.
De l’ânesse à la jument, il n’y a qu’un pas que nous sauterons sans hésiter.
Non sans avoir salué au passage deux figures de proue de la femellitude équine qu’on ne saurait qualifier, malgré leur âge, de juments de retour : Al Bourak, sur le dos de laquelle Mahomet fit son fameux voyage nocturne, et Rossinante que Cervantès donna comme monture à don Quichotte. De pareilles idées, convenons-en, ne se trouvent pas sous les sabots d’une jument..
Un remède de jument est-il plus ou moins efficace qu’un remède de cheval ? Je ne sais, et ne ferai pas de cette question ma jument de bataille pas plus que je ne monterai sur mes grandes juments si vous êtes d’un autre avis que moi. Surtout si vous portez, chère mademoiselle, une jolie coiffure en queue de jument…
Quittons maintenant l’écurie pour entrer au chenil.
On admettra sans difficulté que, à l’instar de son compagnon mâle, bonne chienne chasse de race, que ce qui n’est pas fait pour les chiens l’est encore moins pour les chiennes, et que nul n’hésitera à accuser de la rage la chienne qu’il veut noyer. Mais ils me semble que la caravane, qui, comme chacun sait, passe avec placidité, ou même avec une souveraine indifférence, quand les chiens aboient, aurait tendance à accélérer quelque peu le pas si c’étaient les chiennes qui soudain se mettaient à aboyer. Pourquoi ? Peut-être parce que, si l’on admet volontiers que chien qui aboie ne mord pas, la sagesse et l’expérience interdisent qu’on puisse en dire autant de la chienne…
Des chiennes, on va tout naturellement aux louves, comme nous y incite l’expression « entre chienne et louve ».
Nul ne niera que si l’homme est un loup pour l’homme, comme l’avait affirmé Plaute[6] repris par Hobbes, la femme peut être, tout tout aussi sûrement, une louve pour la femme. Ce qui explique que l’on n’aime guère faire entrer la louve dans la bergerie pas plus qu’on ne supporte de se trouver dans la gueule de la louve. Bien mieux qu’avec les loups, on apprendra à hurler avec les louves, lesquelles, même lorsqu’il arrive que la faim (une faim de louves, bien entendu) les chasse du bois, gardent cette éminente qualité : elles ne se mangent pas entre elles. C’est pourquoi il ne faut pas trop compter sur moi, en l’occurrence, pour crier à la louve…
Faisons maintenant un petit détour par les rates.
Rendons d’abord hommage à deux catégories qui nous sont particulièrement chères, celles qui fréquentent assidûment les bibliothèques, et celles qui se consacrent à cette noble tâche : construire le labyrinthe dont elles se proposent de sortir. Ces sympathiques bâtisseuses, surtout lorsqu’elles ont le bon goût d’être musquées, ont plus de mérite encore que leurs compagnons mâles. Mais il n’en est pas de même pour toutes. Ainsi, il me semble qu’aucune femme qui se respecte ne tolérera qu’on puisse dire d’elle, même si elle est enfermée à double tour, qu’elle est faite comme une rate. Quant à moi, j’avoue qu’une catastrophe ne me semblera vraiment imminente que lorsque je constaterai, de visu, que les rates ont quitté le navire
La rate a le rare mérite de nous mener tout droit à la chatte, laquelle va nous poser quelques problèmes délicats.
Constatons d’abord que, si l’on se flatte volontiers d’appeler un chat un chat (cele passe pour une marque de courage intellectuel), on ressent parfois de l’hésitation, voire de la gêne, quand il s’agit d’appeler une chatte … une chatte. Comme si cet animal, attirant autant que mystérieux, faisait un peu peur… On le sait pourtant indispensable, puisque l’on quitte sans regret un lieu où il n’y a pas une chatte. D’ailleurs, disons-le tout net, seul un mauvais coucheur, doté en outre d’une bien mauvaise vue, oserait prétendre sérieusement que la nuit toutes les chattes sont grises. Chacun se souvient au contraire d’en avoir vu, au fil de ses nuits, de toutes les couleurs : des brunes touffues, doux et soyeux des blondes bouclées des rousses frisées. A moins qu’il ne faille prendre ici grises au sens de ivrses, éméchées auquel cas le dicton reprend évidemment toute sa pertinence. Ajoutons, pour rester dans le même registre, deux remarques supplémentaires. Ce n’est à coup sûr pas pour signifier un quelconque renoncement que, dans certains cas, l’on accepte de donner sa langue à la chatte. Et, dans ces cas-là précisément, l’on ne s’embarrasse guère de scrupules pour réveiller la chatte qui dort. Certains même ne seront pas fâchés de laisser croire, avec un sourire entendu, qu’ils ont d’autres chattes à fouetter… Et que dire de ceux qui avouent un net penchant pour des partenaires qui ont une chatte dans la gorge ?
On comprendra qu’après cela, j’ose à peine m’engager dans la féminisation des locutions qui font référence à ce mammifère rongeur prolifique qu’on appelle … lapin. C’est vrai, il faudrait par exemple examiner de près ce qui distingue lapine de garenne et lapine de clapier
Mais peut-être jugerez-vous qu’il y a bien de la pudibonderie, voire de la pusillanimité, dans ma démarche. Je vous l’accorde bien volontiers. Tout ce que je viens de vous raconter là ne vaut pas, en fin de compte, un pet de lapine.
[1] On sait que ce malheureux animal, incapable de faire un choix, mourut de faim et de soif entre son picotin d’avoine et son seau d’eau.
[2]Ce que Roland Caillois, le traducteur de Spinoza dans la Pléiade, p. 407, ne semble pas avoir remarqué. Voici le texte de Spinoza : Quarto objici potest si homo non operatur ex libertate voluntatis, quid ergo fiet si in æquilibrio sit ut Buridani asina ? Famene et siti peribit ? Et voici la traduction que R. Caillois en donne : « Quatrième objection possible : si l’homme n’agit pas d’après la liberté de sa volonté, qu’arrivera-t-il donc s’il est en équilibre comme l’âne de Buridan ? Périra-t-il de faim et de soif ? ». L’asina latine est redevenu âne en français…
[3] Nombres, 22, 21-35
[4] Mattieu, 2, 13-23
[5] Matthieu 21 :1-11
[6] Asinaria (La Comédie des ânes)