les Oulipiens et leurs contraintes Marcel Bénabou

Ars est celare artem

 

Luis, contrainte à l’or succulent,

rasoir où stance illustre a coincé

nous l’artiste ciron

l’Auteur

G.Perec, Ulcérations

 

L’oeil suit les chemins qui lui ont été     ménagés dans l’oeuvre.

Klee ( exergue de La Vie mode d’emploi)

 

De leur propre aveu, les membres de l’Oulipo se considèrent comme des rats qui ont à construire le labyrinthe dont ils se proposent de sortir.1 Définition dûment consignée dans leurs textes de référence, et régulièrement reprise depuis, tant par les oulipiens eux-mêmes que par leurs divers commentateurs. On sait en effet que, depuis sa création en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais, l’OUvroir de LIttérature POtentielle s’est donné pour tâche de d’inventer de nouvelles contraintes, de nouvelles sructures. Nous appelons littérature potentielle la recherche de formes, de structures nouvelles et qui pourront être utilisées par les écrivains de la façon qui leur plaira, cet énoncé de Queneau2 est resté jusqu’à ce jour la charte de l’activité oulipienne. L’écrivain oulipien est donc celui qui ajoute, aux règles les plus communément admises (celles de la langue, celles du genre littéraire qu’il adopte), ses propres règles, appelées contraintes, et qui les utilise pour explorer systématiquement les possibilités encore inexploitées du langage.

 Ces contraintes sont généralement des contraintes formelles, empruntées à des modèles mathématiques (ou plus généralement scientifiques). C’est d’ailleurs cet appel aux mathématiques qui fait l’une des originalités du groupe, et qui explique aussi sa composition, laquelle est marquée par la présence conjointe, et la collaboration régulière, de « littéraires » et de « mathématiciens ». Quelques tentatives de classement des contraintes ont été faites, comme celle que j’ai proposée il y a déjà une dizaine d’années, sous le nom de TOLLE (Table des Opérations Linguistiques et Littéraires Elémentaires). Elle contenait un inventaire des opérations (addition, soustraction, multiplication, division, substitution, permutation) que l’on peut effectuer sur les divers « objets linguistiques », des plus simples (le signe typographique, le phonème, la syllabe, le mot) aux plus complexes (la phrase ou le paragraphe).

Mais ces contraintes ou ces structures auxquelles l’écrivain oulipien fait appel comme point de départ obligé de ses travaux,  quel est leur statut par rapport au lecteur ? Doivent-elles nécessairement être portées à sa connaissance, et si oui, de quelle façon ? Doivent-elles, une fois accomplie leur mission (à savoir aider à la production d’un texte), demeurer perceptibles au sein du texte dont elles ont favorisé la naissance ? Ou bien ne devraient-elles plutôt, comme les échafaudages une fois construite la maison,  disparaître ?  

Cette question, celle de l’exhibition des contraintes, s’est en fait posée très tôt aux oulipiens, qui y ont consacré force discussions au cours de leurs réunions mensuelles. Mais ils n’y ont pas tous répondu de la même façon. A priori, ette diversité des attitudes ne devrait guère surprendre, dans la mesure où le groupe, comme il ne cesse de le répéter, ne constitue en aucune façon un « mouvement littéraire » ou un « séminaire scientifique » et n’a donc jamais eu de dogmes qui pourraient s’imposer constamment et uniformément à tous ses membres.

Il reste cependant que, sur ce point particulier, l’on aurait peut-être pu s’attendre à plus d’unanimité. C’est qu’il y a, dans le panthéon oulipien, un prédécesseur (le plus vénéré à coup sûr de tous ceux que l’Oulipo appelle des « plagiaires par anticipation ») qui aurait pu servir de caution, à savoir  Raymond Roussel. Chacun sait que Raymond Roussel a cru nécessaire de révéler quelques uns de ses procédés d’écriture, et qu’il le fit dans son ouvrage au titre explicite Comment j’ai écrit certains de mes livres3. Mais ce précédent incontestable était peut-être moins convaincant, en réalité, qu’il n’en avait l’air. Pour deux raisons. La première, c’est que la révélation roussellienne est intervenue dans un contexte particulier qu’il importe de rappeler. Bien que la première phrase de Comment j’ai écrit certains de mes livres proclame : « Je me suis toujours proposé d’expliquer de quelle façon j’avais écrit certains de mes livres », cette explication  a été en fait longtemps différée, soigneusement tenue secrète par Roussel, qui avait tout aménagé pour qu’elle ne fût que posthume. La deuxième raison, c’est que cette révélation posthume était aussi incomplète, partielle, puisqu’elle laissait hors de son champ une part non négligeable de l’oeuvre. En effet, Roussel, à peine a-t-il fini de décrire ce qu’il appelle son « procédé », prend soin de préciser (en une aimable prétérition) : « Il va sans dire  que la Doublure, la Vue, et Nouvelles Impressions d’Afrique sont absolument étangers au procédé"4. Ce qui autorise M. Foucault à déclarer que  »Comment j’ai écrit certains de mes livres cache autant et plus que n’en dévoile la révélation promise"5 Le précédent roussellien n’avait donc pas, sur ce point, la netteté qu’on lui croit parfois, et l’on comprend que les oulipiens ne se soient pas sentis contraints, en matière d’exhibition des contraintes, d’emboiter le pas à leur illustre prédécesseur.

Force est donc de revenir penauds à notre point de départ :  constater l’attitude dispersée des oulipiens face au problème qui nous occupe. A quoi doit-on l’attribuer ? On peut, bien sûr, commencer par mettre en avant  les préférences personnelles de chacun. Ainsi, à propos des modes de composition de leurs oeuvres romanesques, certains, comme R.Queneau, J.Duchateau ou H.Mathews, ont ce que J. Roubaud a joliment appelé un jour la pudeur de la contrainte6 : ils ne la dévoilent pas ; d’autres, comme G.Perec,  I.Calvino ou J. Roubaud lui-même, sont moins pudiques et n’hésitent pas à révéler tout ou partie des contraintes ou structures employées. Mais l’attitude de chaque oulipien est aussi, et peut-être surtout, déterminée par des facteurs nettement moins subjectifs, à savoir la nature de la contrainte choisie, et le type de texte produit. C’est ce que je voudrais essayer de montrer sur quelques exemples précis, en analysant les trois grands  modes oulipiens de dévoilement des contraintes, que je distinguerai comme suit : le dévoilement obligé, le dévoilement externe, le dévoilement interne.

Mais avant de m’attaquer à cette analyse, il me semble indispensable d’examiner d’abord trois cas que leur particularité permet d’isoler.

Le premier -cher à François Le Lionnais- est celui où la contrainte ne produit pas d’autre texte que celui de son énoncé. Le Président-Fondateur considérait que cela pouvait suffire : une contrainte à ses yeux n’a pas besoin d’être utilisée dans un texte ; il suffit qu’elle ait été découverte et définie. L’exemple est un plaisir que l’on se donne en plus, et que l’on donne au lecteur, déclarait-il lors de la réunion du 28 août 19617. C’est là, on le voit, une position extrême (à laquelle d’ailleurs tous les Oulipiens ne souscrivent pas).

 Le deuxième de ces cas particuliers est celui de la contrainte Canada-Dry : un texte a l’air de respecter une contrainte, mais en réalité ne la respecte pas. F.Caradec a donné un bel exemple de ce type de contrainte dans la série intitulée « Un coup de fil peut sauver une vie »8 : chacun des énoncés de cette suite, par le choix des mots qu’il utilise, qui sont ceux que l’on trouve en général dans les contrepéteries, suggère fortement qu’il est une contrepèterie. Mais si l’on y regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit qu’il n’en est rien. Le modèle implicitement suggéré, mais jamais dévoilé, fonctionne en réalité comme un leurre, une sorte de trompe-l’oeil.

Le troisième cas -encore plus perfide- est celui des textes quevaliens : on dit qu’un texte est quevalien (du nom de Jean Queval, poète, critique littéraire, romancier, scénariste, traducteur, qui fut un des membres fondateurs de l’Oulipo en 1960) lorsqu’il annonce qu’il est écrit selon une contrainte A, alors qu’il est écrit en fait selon une contrainte B, qu’il ne dévoile pas, et qu’il ne respecte d’ailleurs pas entièrement.

Il s’agit donc, on le voit, de cas-limites, que j’ai réunis parce qu’ils me paraissent avoir un point commun : ici exhibition  dissimulation ne sont pas opposables ni séparables ; leur présence conjointe, et l’incertitude que leur dialectique subtile  installe dans l’esprit du lecteur est en dernier ressort ce qui fait fonctionner le texte.

 Ces trois cas une fois écartés, voyons comment s’est posé le problème de l’exhibition.

1)Le dévoilement obligé : l’identification de la contrainte est indispensable à l’intelligence du texte.

Il est des cas  où texte et contrainte ne peuvent en aucune façon être disjoints. Exemple le plus frappant : les Cent mille milliards de poèmes de Queneau. On sait comment se présente cet ouvrage, qui a été étroitement associé à la naissance de l’Oulipo, et qui donnait d’emblée au groupe une de ses orientations majeures (l’orientation vers la combinatoire). Au départ, dix sonnets réguliers, qui ont une double particularité :-ils sont écrits suivant le même système de rimes ; -leur structure syntaxique est telle que chaque vers d’un sonnet donné peut être remplacé par un autre occupant la même place dans n’importe lequel des sonnets restants. Il y a donc, pour chaque vers, 10 possibilités. Pour les 14 vers d’un sonnet, nous avons 1014 poèmes possibles (qui ne sont pas tous exactement des sonnets réguliers). Cette structure combinatoire, et les possibilités infinies qu’elle ouvre, Queneau ne pouvait évidemment songer à la dissimuler. Il la met au contraire en avant de la façon la plus nette, et la plus originale : en faisant imprimer les vers un à un sur de minces languettes que le lecteur peut combiner à son gré pour composer des sonnets jusqu’à la fin des temps9.

La même exigence d’exhibition de la contrainte s’impose dans divers autres cas, notamment pour toute la gamme d’exercices reposant sur la manipulation de textes préalablement choisis. Comment, en effet, comprendre ou goûter le « texte d’arrivée », si l’on ignore tout du « texte-souche » et du traitement qu’il a subi ? Appartiennent à cette série :

-1) tous les exercices reposant sur la substitution, dont on ne rappelera que deux exemples : - la méthode S+7 (remplacer chaque substantif par le 7ème qui le suit dans un dictionnaire donné), et ses diverses extensions récentes10 ; -la littérature définitionnelle (étant donné un texte, remplacer chaque mot signifiant par sa définition, puis réitérer l’opération sur le nouveau texte obtenu, et ainsi de suite11);

2) les divers types de traduction : traduction homophonique, traduction homosyntaxique, traduction antonymique, micro-traduction, traduction lipogrammatique12.

3) les prélévements : -sous le titre La redondance chez Phane Armé, Queneau a soumis divers sonnets de Mallarmé à une haïkaïsation (c’est-à-dire la réduction du sonnet à ses sections rimantes); d’autres types de prélévements sont possibles, qui permettent d’obtenir un poème à partir d’un autre poème. J Roubaud a récemment proposé une méthode pour ramener « à des dimensions raisonnables » des textes anciens, et a appliqué cette méthode à la tragédie de Monsieur Le Royer de Prade intitulé Arsace13.

Une autre gamme d’exercices se trouve dans le même cas : ceux où la contrainte repose sur un réglage numérique précis. Par la traduction typographique (du type calligramme) qu’elles donnent de ce réglage, les différentes variétés de « boules de neige »14 sont l’exemple le plus simple de ces productions, qui s’apparentent parfois nettement à la poésie visuelle.

Le cas des poèmes hétérogrammatiques mérite un plus long examen. On sait que Perec désigne ainsi divers ensembles de poèmes15, pour lesquels il a imaginé un principe de composition original. Il se donne au départ une série de lettres différentes (c’est le sens du mot « hétérogramme"16) appelée "hétérogramme-souche »; chaque « vers » du poème sera ensuite l’anagramme de cet hétérogramme-souche, ce qui implique qu’on ne peut à nouveau introduire une lettre que lorsque l’on a épuisé la série. Pour rendre la contrainte lisible, Perec a jugé nécessaire de donner de ces textes une double présentation : à chaque poème est associée la matrice typographique qui l’a engendré, et qui fait apparaître la succession des séries de lettres utilisées. Perec explique lui-même ainsi la chose : La présentation typographique des textes visualise cette contrainte en donnant de chaque poème deux dispositions différentes : l’une est ordonnée en un carré de onze lettres sur onze, l’autre est libre et propose une sorte de traduction en prose du poème.17 On ne saurait dire plus clairement que le véritable poème est celui qui visualise la contrainte. D’ailleurs, pour plusieurs poèmes d’Alphabets, la matrice permet aussi de visualiser (et par la même occasion d’attirer l’attention sur) des contraintes supplémentaires qui commandent la place de certaines lettres (rimes, acrostiches, diagonales constituées d’une même lettre), et qui n’auraient évidemment pas été perceptibles sans cette précaution18.

En somme, si la lecture de certains textes oulipiens s’apparente à un jeu pour lequel l’auteur demande la participation de son lecteur19, il est indispensable que les règles de ce jeu soient immédiatement perceptibles.

Mais tous les textes oulipiens ne sont pas dans ce cas.

 

2)Le dévoilement externe, ou la contrainte invisible au regard du lecteur non prévenu.

 Je me suis fixé des règles aussi strictes que celles du sonnet. Les personnages n’apparaissent pas et ne disparaissent pas par hasard, de même les lieux, les différents modes d’expression. D’ailleurs, ce n’était pas tellement arbitraire puisque aucun des critiques qui voulurent bien en parler à l’époque ne s’en aperçut, déclare Queneau à propos du Chiendent, après avoir révélé quelques uns des secrets de fabrication du livre20.

Nous avons ici l’exemple-type (bien antérieur à la naissance officielle de l’Oulipo) du « dévoilement externe », par l’auteur lui-même et de sa propre initiative, de contraintes autrement invisibles (ce que Genette appelle l’épitexte auctorial). Il s’agit en l’occurrence de la révélation de contraintes à base mathématique, voire numérologique, dont on sait que Queneau était fort friand. Mais Queneau n’adopte pas cette attitude définitivement. Par la suite, tout en laissant entendre que l’ensemble de ses autres romans obéissait aussi à des contraintes aussi rigoureuses qu’indécelables, il n’a pas cru nécessaire de les faire connaître, dans tous les cas, à ses lecteurs. Peut-être pour leur laisser le soin, et le plaisir, de les découvrir21.

Perec et Calvino ont adopté, au moins pour quelques uns de leurs livres, une autre démarche, que j’examinerai brièvement, en m’en tenant aux deux exemples qui constituent deux des plus grandes réussites de la littérature oulipienne : La Vie mode d’emploi22 et Si par une nuit d’hiver un voyageur23.

S’agissant du réseau complexe de contraintes qui structurent La Vie mode d’emploi (une machinerie particulièrement sophistiquée, dont il n’est pas sûr qu’on percevra jamais ni tous les rouages, ni toutes les roueries) Perec l’a évoqué à diverses reprises dans ses écrits. Il a commencé à le faire avant la publication du livre, dans un chapitre de Espèces d’espaces24 ; il l’a fait après la publication du livre, dans un article de L’Arc, repris ensuite dans  l’Atlas de littérature potentielle25 ; et il l’a fait aussi oralement, au cours d’une mémorable conférence au Cercle Polivanof, ainsi qu’au cours de diverses réunions oulipiennes. C’est assez dire l’importance qu’il semble accorder à ce dévoilement.   Rappelons pour mémoire les principaux éléments de ce réseau :

-l’échiquier de dix cases sur dix figurant un immeuble, chaque case correspondant à une pièce, et chaque pièce correspondant à un chapitre du roman ;

-la « polygraphie du cavalier », empruntée au jeu d’échecs, qui fournit l’ordre dans lequel seront parcourues les pièces décrites dans le roman ;

-le « carré bilatin orthogonal d’ordre dix » (que Perec appelle bicarré latin), qui sert de modèle mathématique pour la distribution des 42 éléments narratifs qui doivent figurer obligatoirement dans chaque chapitre (ceux-ci proviennent de la permutation réglée de 21 fois 2 séries de 10 éléments prédéterminés)26

-la « pseudo-quenine d’ordre dix (aussi appelée par Perec "fausse dizine » ou encore « décine ») qui permet d’engendrer les divers bicarrés latins.

On sait cependant que, si imposant qu’il paraisse, ce dévoilement ne dissipe pas tous les mystères de la composition :  parce qu’il ne fut jamais vraiment complet27, mais aussi parce que Perec, par un usage extraordinairement raffiné du clinamen28, s’est ingénié à pervertir le fonctionnement des contraintes, prétendant vouloir par là dissimuler les structures. L’attitude de Perec face à ce type de dévoilement externe est donc ambiguë : il la pratique abondamment, mais  préserve une partie de ses secrets en ne donnant au lecteur qu’une information incomplète ou biaisée29.

L’attitude de Calvino, à propos de Si par une nuit d’hiver un voyageur, semble être plus nette, puisqu’il a, dans deux écrits différents, révélé une certains des schémas et contraintes qu’il dit avoir utilisés.

Le premier30, rédigé en français et réservé d’abord aux oulipiens, concerne les douze chapitres numérotés, qui ne forment qu’une moitié du livre, et révèle le mode d’élaboration de chacun de ces chapitres. Adaptant des formulations de sémiologie structurale empruntées à Greimas, Calvino a construit un certain nombre de « carrés » qui donnent une représentation formalisée des relations entre les divers éléments appelés à figurer dans le chapitre. De plus, l’ensemble de ces carrés est organisé de façon à constituer la figure oulipienne d’une « boule de neige fondante ».

Le deuxième31, qui est rédigé en italien et ne contient aucune allusion au premier, concerne l’autre moitié du livre, celle qui est constituée de dix « débuts de romans ». A tous les commentateurs, aussi perplexes qu’imaginatifs, qui avaient cru pouvoir identifier les divers « modèles » qu’il aurait « pastichés », Calvino réplique qu’il ne se reconnaît qu’une dette : envers le Queneau des Exercices de style ! Et d’expliquer, schéma à l’appui, que chacun de ces « débuts de romans » n’est que le développement d’un même noyau narratif, et que ces variations obéissent à un ordre rigoureux, fondé sur une série de choix et d’éliminations successifs.

On imagine quel genre de problèmes va poser ce dévoilement externe.  

L’un se pose au lecteur, c’est le problème de la fiabilité : dans quelle mesure en effet peut-on ou doit-il prendre au pied de la lettre les confidences des auteurs ? Ces confidences, savamment dosées comme chez Perec, ou soigneusement cloisonnées comme chez Calvino, ne risquent-elles pas d’être en réalité un élément de plus dans la stratégie de l’auteur. M. Foucault avait posé la question à propos de Roussel. La même méfiance ne doit-elle pas être érigée en règle dans tous les cas ?

Mais, à supposer que la fiabilité soit assurée, un autre problème se pose, à l’auteur cette fois. Le dévoilement modifie profondément le regard du lecteur sur le livre. Et l’exhibition d’une contrainte -surtout s’il s’agit d’une de celles que Perec appelait « dures », comme celle de l’hétérogramme- risque de faire passer au second plan le contenu du texte. Le lecteur, attaché à vérifier si les contraintes ont bien été respectées, n’y voit plus alors que le côté « tour de force »; il se dispense d’une lecture véritable, au grand dam de l’auteur, qui bien sûr avait d’autres visées que celle de se livrer à une démonstration de virtuosité. Perec a eu souvent l’occasion de regretter ce malentendu, tant à propos de La disparition, roman lipogrammatique dont nous aurons à reparler, qu’à propos de ses poèmes d’Alphabets.

 

3) Le dévoilement interne et ses détours

Si le dévoilement externe procède nécessairement par affirmations massives, destinées parfois à surprendre le lecteur, le dévoilement que nous appellerons interne procède, lui, par suggestions plus douces : il « mime » la contrainte dans le texte, ou plutôt il la dit métaphoriquement au moment même où elle est en train d’opérer.

On peut en trouver bien des exemples chez les oulipiens. Nous en choisissons un qui peut donner lieu à une comparaison entre le Perec de La Vie mode d’emploi et le Roubaud d’Autobiographie, chapitre dix  : il concerne le problème de la dissimulation ou de l’aveu des « emprunts » ou des « plagiats ».

En la matière, les pratiques de nos deux oulipiens diffèrent. On se souvient qu’Autobiographie, chapitre dix  est un recueil regroupant des poèmes qui « se greffent » directement sur 84 livres de poésie parus entre 1914 et 1932 : Aragon, Breton, Cendrars,  Desnos, Duchamp, Eluard, Goll, Morhange, Péret, Reverdy, Spire, Tzara, Vaché, Vitrac et quelques autres y sont copieusement mis à contribution  La « greffe » est opérée grâce à quelques manipulations  :

 -prélèvement : les fragments prélevés sont de longueur diverse, et peuvent provenir soit d’un seul texte, soit de plusieurs, tirés d’un même recueil ou de plusieurs ;

-recomposition, en fonction de contraintes nouvelles introduites par Roubaud : ces contraintes peuvent être prosodiques (métrique, rime, disposition sur la page), syntaxiques (suppression, adjonction ou déplacement d’éléments) ou autres32.

Roubaud ne peut donc faire autrement qu’exhiber de la manière la plus nette ses emprunts. Et pour cause : ils sont constitutifs du projet même du livre. A la limite, le lecteur du recueil, s’il veut jouir pleinement du plaisir de lire, devrait avoir sous les yeux, pour chaque poème, le(s) texte(s) de départ et le texte d’arrivée.33

Perec, lui, procède tout autrement : il n’affiche certes pas ses emprunts, mais en transpose l’aveu à un autre niveau. Grâce aux documents préparatoires du roman (ce que Perec appelait son « cahier des charges »), on a pu repérer toutes (ou presque toutes) les citations34  : on sait ainsi, pour ne prendre que quelques exemples, que le portrait de Dinteville par Cadignan35 est la reprise exacte du portrait de Panurge par Rabelais, que la lettre de Laetitia Grifalconi36 provient directement d’une lettre de Flaubert à Louise Colet (celle du 13 septembre 1846), qu’un prétendu poème calligraphié d’Ibn Zaydun37 est en réalité une phrase de Proust38.

Mais, en examinant les modalités de cette activité citationnelle, on découvre une attention toute particulière à la manière d’insérer les emprunts.  Trois soucis sont constamment présents :

-souci d’homogénéisation : toutes les aspérités sont gommées pour que le fragment rapporté se fonde totalement dans le texte d’accueil ;

- souci d’enrichissement :  grâce au déplacement dont il a été l’objet, le fragment remployé actualise des virtualités qui ne pouvaient être perçues dans le contexte initial ;

-souci de dévoilement : par des procédés de démarcation aussi subtils que divers, l’emprunt qui vient d’être gommé est malgré tout signalé.

C’est ce dernier souci qui nous intéresse ici39. Une des méthodes favorites de Perec pour signaler un emprunt est de l’insérer dans une description de tableau, les tableaux jouant le plus souvent le rôle "d’intégrateurs de contraintes"40). L’exemple le plus significatif est sans doute celui de l’aquarelle du dernier chapitre, représentant les ruines d’une cité antique (c’est ce puzzle inachevé qui marque la fin du livre41) : il y est question d’une esplanade insoupçonnable, dissimulée exprès, à l’image (dit Perec) de ces palais des contes orientaux où l’on mène la nuit un personnage qui, reconduit chez lui avant le jour, ne doit pas pouvoir retrouver la demeure magique où il finit par croire qu’il n’est allé qu’en rêve. Or cette image est empruntée mot pour mot à Proust42. C’est-à-dire que, pour reprendre les mots de B.Magné : L’énoncé de Proust, dans ce contexte précis, prend un sens entièrement nouveau et se révèle apte à désigner, de l’intérieur et par lui-même, l’opération d’écriture dont il est l’objet : une occultation qui le rend impossible à retrouver43.

Ce qui ne nous surprend pas. Désigner de l’intérieur, et de toutes les façons possibles, l’opération d’écriture que l’on est en train d’accomplir est en fait une technique où, depuis la Disparition44, Perec est passé maître. On sait en effet que, dans ce roman lipogrammatique (qui s’interdit l’utilisation de la voyelle E), il a réussi à faire que le lipogramme ne soit pas seulement le principe d’écriture, mais qu’il soit aussi le sujet du récit : tous les personnages, tous les épisodes tournent obstinément autour d’un unique thème, qui est précisément la disparition d’une lettre (laquelle ne peut évidemment être nommée, mais seulement suggérée).

Cette réussite a fortement marqué la réflexion des oulipiens, qui, dans leur travaux plus récents, tendent à faire du dévoilement interne de la contrainte une habitude, voire, dans certains cas, une sorte de contrainte supplémentaire. On trouvera quelques exemples aussi bien dans  Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres que dans Jette ce livre avant qu’il soit trop tard.45

 De cette situation, J.Roubaud avait su donner, en 1981, une formulation théorique. C’est celle que que l’on trouve dans le premier des deux principes qui sont parfois respectés par les travaux oulipiens46.   Ce principe s’énonce tout simplement ainsi : Un texte écrit selon une contrainte parle de cette contrainte.