Introduction à un des Jeudis de l'Oulipo Marcel Bénabou

  

Beaucoup de nos amis ici présents savent déjà que, mois après mois, le déluge de nos secteurs, pardon, je voulais dire dire le sujet de nos lectures (oui, ce n’était pas une contrepèterie, pas même Canada-dry, mais vous m’accorderez que par les temps qui courent, difficile de ne pas penser au déluge), le sujet de nos lectures donc, s’efforce d’obéir à une contrainte. Mais une contrainte qui, contrairement à celles qui régissent ordinairement nos textes, n’est pas tout à fait de notre choix. En effet, nous essayons, autant que faire se peut (et parfois, je l’avoue, faire se peut peu…) de coller à, ou de nous couler dans, un programme général établi par la direction du Forum des Images. Or, prescience ou complaisance, la dite direction avait mis au programme pour ce mois de janvier le thème de la métamorphose. Un thème auquel, pour une fois, nous allons pouvoir nous conformer sans nul besoin de recourir au moindre artifice dialectique, à la moindre acrobatie rhétorique. Car quoi de plus essentiellement, de plus consubstantiellement  oulipien, que ce thème-là ?

Une métamorphose, tout le monde sait, ou au moins croit savoir, cexé. C’est, disent en gros les dictionnaires, « un  changement, qui affecte  la forme de l’être ou de la chose qui en est l’objet ». La métamorphose n’est donc rien d’autre qu’une transformation. D’ailleurs les deux mots sont exactement calqués l’un sur l’autre : trans est l’équivalent latin du grec meta et forma celui de  morfh (dont il semble bien en outre être une métathèse après un passage par l‘étrusque).

Tout le monde sait aussi, ou du moins se souvient vaguement, que la mythologie gréco-romaine a fait une grande consommation de métamorphoses. Je n’ai évidemment pas besoin de rappeler que le poète latin Ovide, plein de curiosité pour ce foisonnement de récits, n’hésita pas à leur consacrer un vaste ouvrage et que, plagiant par anticipation, sans l’ombre d’une vergogne,  les  fameuses « tentatives d’inventaires » chères à Perec, il en a recensé pas moins de deux cent trente et un, qu’il a d’ailleurs traités de bien des façons différentes. Car c’est en réalité un vrai fourre-tout, Ovide ayant observé dans la composition de son œuvre un savant désordre, qui  rappelle irrésistiblement le disparate cher à Le Lionnais.

Ces métamorphoses, examinons-les maintenant de plus près.

 Nous découvrons qu’elles  sont au moins de deux sortes.

Il y a d’abord celles des dieux, comme Zeus, pour ne prendre que lui comme exemple. On sait qu’il s’est fait taureau pour pouvoir foncer, cornes au vent, sur Europe, l’enlever et la séduire : la malheureuse ne semble pas s’en être tout à fait remise, à en juger par la situation  dans laquelle elle se trouve présentement : elle est encore dans tous ses états et l’on en vient même à se poser des questions sur sa constitution… Le même Zeus s’est aussi fait cygne pour faire signe à Léda, et  s’insinuer en elle : la belle en est sortie, comme on sait, doublement engrossée, mais nullement enlaidie. Ces métamorphoses-là, notons-le, ne sont qu’apparentes, ponctuelles, transitoires, et de pure commodité ; à peine leurs petites affaires amoureuses faites, et plutôt bien faites, en général, les Zeus, les Mars ou les Mercure se hâtent de redevenir eux-mêmes et de reprendre leur forme habituelle, c’est-à-dire bien entendu leur forme olympique.

Mais il y a aussi les autres métamorphoses, celles que les dieux imposent aux humains, souvent (mais pas toujours) à titre de punition. Qui a oublié Actéon changé en cerf, Arachné en araignée, Cadmos et Harmonie en serpents, Cycnus en cygne, Io en génisse, Lycaon en loup, Philomèle en rossignol, les compagnons d’Ulysse en cochons, les paysans lyciens en grenouilles, les Piérides en pies, et bien d’autres encore ? En les regroupant tous et toutes, on aurait largement de quoi faire un joli petit zoo, au seuil duquel pourrait se planter Baucis, celle que Perec définissait ainsi : « l’amante devenue tilleul ». Ces métamorphoses-là, elles étaient bien réelles : les humains ainsi changés conservaient pour longtemps, sinon toujours pour toujours, leur nouvelle forme. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’ils gardaient la forme…

Toutes ces histoires de changement de forme ne pouvaient évidemment laisser insensibles les oulipiens. Non pas seulement pour les qualités poétiques, pittoresques ou fantastiques des récits qui les rapportent. Mais aussi pour la démarche intellectuelle qui les sous-tend. Car une partie non négligeable des productions oulipiennes depuis la naissance même du groupe, peut être considérée comme relevant de la métamorphose : transformation de textes préexistants par addition,  soustraction,  substitution, permutation, etc. D’où le lien particulier qui lie le livre d’Ovide à divers oulipiens, et non des moindres.

Nous avons déjà vu qu’il se situe dans le droit fil des tentatives d’inventaire perecquiennes. Mais il intéresse aussi Calvino. : celui-ci, préfaçant une édition des Métamorphoses, l’intitule son texte « la continuité universelle ». A ses yeux en effet, la multiplicité et la diversité des métamorphoses ne se comprend que si l’on admet qu’il y a, au départ, entre tout ce qui existe au monde, une sorte de parenté, voire d’unité,: comme si les objets, animés ou inanimés, n’étaient que le résultat d’une vaste combinatoire, qui joue avec un nombre relativement  restreint d’éléments. N’est-ce pas exactement ainsi que les oulipiens voient le champ de la littérature, et plus généralement du langage ?.

Mais, ce qui est fascinant, c’est qu’Ovide lui-même, au plein de sa forme, semble avoir pris conscience de ce parallélisme entre l’univers physique et celui du langage,  ainsi que de l’intérêt qu’il pouvait y avoir à importer des modèles de l’un à l’autre. Mieux encore, il a tenté d’en tirer directement profit pour son écriture poétique. Ainsi, à l’incessante instabilité des formes qui, dans le monde physique, favorise toutes les métamorphoses, il a cherché à faire correspondre, au niveau du texte, une égale instabilité langagière. Aux métamorphoses des héros divins ou humains vont donc correspondre chez lui des métamorphoses de mots. Comment ?  Par la multiplication de tous ces jeux qui introduisent dans le langage  une sorte de mouvement perpétuel. Retenons simplement l’anagramme qui fait bouger les lettres, le calembour qui fait bouger les sons,  la syllepse qui fait vaciller les sens, et joue avec le plaisir que donne le glissement progressif de l’un à l’autre. C’est précisément cette leçon qu’un autre oulipien encore, Queneau lui-même, a retenue et magistralement appliquée, dans le vol d’Icare.. Ainsi les Métamorphoses d’Ovide se trouvaient confirmées, aux côtés de quelques autres grands noms de la littérature grecque et latine, dans le rôle éminent de plagiats par anticipation des œuvres oulipiennes.