A qui sait les lire, les textes de Georges Perec n’offrent pas seulement un plaisir d’une qualité rare. Ils peuvent aussi, à l’occasion, faire un don plus précieux encore : c’est une espèce de fièvre, légère mais tenace, et dont on ne guérit — comme à regret que plume en main.

 

 

 

 

 

Les médecins redoutent plus les fiévres produites par les causes cachées qui s’amassent peu a peu que celles qui ont des motifs manifestes.

Plutarque

 

 

L’œil ébloui

C’est une petite pièce aveugle, depuis longtemps oubliée. Elle ne figure plus sur aucun des plans de l’appartement, et il n’est pas sûr qu’elle y ait jamais vraiment figuré, sinon peut-être sous une forme très allusive : un léger dégradé dans la couleur, un décalage subtil dans l’orientation des fines hachures grises couvrant le rectangle étroit qui représente l’atelier du peintre Hutting. Mais s’agit-il bien là d’une pièce ? Certainement pas au regard des critères anciens, dont certains agents immobiliers parisiens se sont fait récemment les hypocrites défenseurs. De fait, si peu scrupuleux qu’il soit, et quelle que puisse être son ignorance des conventions qui régissent le langage codé des petites annonces, aucun propriétaire n’oserait mentionner un espace de cette sorte sous une dénomination autre que celle de rangement, dégagement, cagibi, appentis. C’est qu’il s’agit tout simplement d’un étroit débarras, n’ayant guère plus d’un mètre de profondeur. Mais on ne peut d’aucune façon soupçonner son existence, car il est entièrement dissimulé par le mur peint qui occupe le fond de l’atelier.

Peu après son arrivée dans l’immeuble, le peintre avait en effet décidé de se réserver exclusivement l’accès de cet antre providentiel, et, pour s’assurer que cet espace ne serait jamais découvert, il eut recours à un artifice aussi simple qu’efficace. Il peignit, sur le mur du fond de l’atelier, un décor représentant avec une précision, une minutie et une exactitude stupéfiantes, un appentis qui était la réplique de celui qu’en réalité le mur devait dissimuler.

Sur de larges étagères de chêne, soutenues par des montants rapprochés dont l’ensemble dessinait une sorte de grille, se pressaient, perpendiculairement au mur que la perspective déformait légèrement, un grand nombre de tableaux aux cadres sculptés. Ils étaient rangés dans les casiers avec beaucoup de soin, selon leurs dimensions, mais les casiers n’étaient pas tous également remplis, certains même étaient vides. Aucun des tableaux n’était identifiable, car on n’en voyait que le bord extérieur, en général doré et brillant, mais par endroit terni par un impalpable dépôt de poussière. Sur le sol, deux grands coffres de marin, aux ferrures sombres, portant sur leur couvercle diverses figures gravées : croissants, étoiles, rosaces, croix, mais aussi monogrammes, chiffres entrelacés d’ancres et de lauriers.

L’effet était spectaculaire. Hutting s’amusait de la déconvenue de certains de ses visiteurs lorsque, pressés d’examiner les mystérieux trésors que promettait l’appentis, et tendant déjà la main pour soulever délicatement l’un des lourds cadres sculptés, ils se heurtaient au mur peint. Mais nul bien sûr ne pouvait imaginer que ce leurre si parfait servait en fait à dérober la vue de ce dont il étalait avec tant de complaisance l’image.

Le peintre ce soir est un peu las. Réprimant un léger frisson, il s’installe dans son vieux fauteuil Voltaire et ne peut s’empêcher, une fois de plus, de contempler son mur. Car il est heureux d’avoir su y mettre l’essentiel de ce qui depuis si longtemps lui tient à cœur. Il avait enfin réussi à utiliser le précieux pouvoir qu’il croyait maintenant détenir, celui d’aspirer le réel et de l’incorporer à une toile, à un mur. Mais cela ne lui était pas venu tout seul.

N’a-t-il pas, tous comptes faits, passé plus de temps dans sa vie à réfléchir sur son art qu’à le pratiquer ? Une attirance irrésistible l’avait, très jeune, amené à se passionner pour les peintres de l’Antiquité, et il n’ignorait rien de leurs écoles, de leurs tendances, de leurs réalisations. Sa tête était pleine de tous ces tableaux que personne n’avait vus depuis une vingtaine de siècles, et qu’il s’était donné pour tâche de ressusciter. Mais il se désespérait chaque fois qu’il se mettait à l’ouvrage, car jamais il ne lui semblait serrer la réalité d’assez près. Comment rendre le visage de cet Ajax tout enflammé des feux de la foudre, attribué à Apollodore d’Athènes ? Quelle pouvait bien être la position exacte du Polyphème endormi de Timanthe. et quel était précisément le chiffre des petits satyres qui lui mesuraient le pouce avec un thyrse ? Longtemps aussi, il avait été fasciné par l’étude des gestes des orateurs, ces gestes qui chez les anciens étaient précis, réglés, éloquents comme une véritable langue. Mais de cette langue, la médiocre gestuelle moderne n’avait presque rien su conserver : à peine l’équivalent de quelques cris inarticulés, de quelques propos confus.

Tels étaient les problèmes qui le hantaient, et à la longue le paralysaient. D’autant plus qu’il ne se sentait guère de taille à rivaliser avec certains maîtres modernes dont il admirait l’audace. Celle d’un Holbein par exemple. Chargé de peindre, sur les murs d’une salle de bals publics, une danse paysanne, il fit tant traîner les choses — consacrant son temps à boire et à danser — que le propriétaire impatienté dut le rappeler à l’ordre. Et Holbein aussitôt de peindre sur la muraille, juste en dessous de son échafaudage. deux jambes pendantes. L’impression était telle que le propriétaire, croyant à toute heure voir le peintre à l’œuvre. s’émerveillait de son soudain acharnement au travail… Ou bien aussi l’audace d’un Courbet qui, dans une de ses toiles, avait si parfaitement reproduit la manière de Velasquez que le jury du Salon, auquel la toile avait été soumise, refusa de croire à un faux malgré les aveux insistants du peintre lui-même…

Ce genre d’anecdotes — qu’il traquait avec un zèle de bénédictin au cours de lectures sans fin et qu’il recopiait sur de grands registres reliés de toile noire — maintenait son esprit dans une constante fièvre. Car il aurait voulu, lui aussi, que chaque détail de son œuvre, chaque moment de sa vie fût soumis aux exigences secrètes de son art. Ce mur seul pour l’instant répondait à son double vœu. Mais l’excès même de sa réussite parfois l’effrayait et faisait germer en lui d’étranges craintes. Un jour viendrait — il en avait la certitude — où il serait lui-même absorbé par ce décor, ne ferait plus qu’un avec lui : réduit à une ombre minuscule, imperceptible, il irait rejoindre ces formes nettes qu’il avait su agencer il prendrait place parmi elles, modeste tache colorée qui jaillirait soudain, engendrée par un jeu de lumière, légère et transparente comme un pétale.

Mais aujourd’hui, bien qu’absorbée dans la contemplation, sa pensée a pris d’autres chemins. Peut-être parce que l’on est en juin, qu’il est bientôt huit heures, et qu’avec la chaleur qui curieusement semble ne pas décroître, une légère somnolence commence à l’envahir. Des images défilent dans sa tête et, par touches successives, se recompose l’histoire de son atelier. Tout avait commencé par un mariage.

Impasse des Gorges Percées

C’était en effet le jour où Anton Voyl épousait Bérengère de Brémen Brévent. Un événement qui provoquait dans le monde des lettres une certaine agitation, en raison de la personnalité et du passé de chacun des époux : lui, écrivain secret et encore peu connu ; elle, actrice au sommet de sa carrière. Hutting, qui avait été longtemps leur intime, connaissait par le menu leur histoire, qu’il avait d’ailleurs intégrée à la sienne propre.

Anton Voyl était apparu dans divers salons parisiens vers la fin du printemps de 1969. Il appartenait à une lignée dont l’origine était ancienne et controversée. Longtemps les généalogistes les plus sérieux avaient enseigné que la famille d’Anton, ainsi d’ailleurs que celle de son inséparable compagnon Amaury Conson. était originaire des côtes du Liban. Mais un chercheur américain venait de démontrer que les deux familles n’avaient pu s’allier qu’en Grèce, et certainement pas avant le viiie siècle. Ces querelles de spécialistes n’affectaient guère Anton, dont les intérêts étaient ailleurs. Marqué par sa formation de philologue. Voyl avait fait du langage son souci dominant, le centre de sa méditation. Chaque phrase, chaque mot avait à ses yeux une force de suggestion incomparable, et le moindre assemblage de lettres, de sons ou de syllabes était pour lui riche d’échos sans fin. Il y trouvait l’occasion toujours offerte d’inventions cocasses ou profondes, dont il se délectait. Il s’était ainsi forgé comme une langue personnelle, saturée de références et régie par des règles connues de lui seul. Cela donnait à sa conversation un tour constamment imprévisible, car ses auditeurs ne parvenaient jamais à repérer le fil qui le guidait dans le labyrinthe du langage. Pourquoi éprouvait-il le besoin d’évoquer longuement le Caravage lorsqu’il entendait un chien aboyer ? Pourquoi se référait-il à Titien, ou même, par un redoublement malin, à Ribera, à propos d’un enfant jouant aux quilles ? Que pouvaient bien signifier ces textes de trois ou quatre lignes, qu’il regroupait en petits fascicules, soigneusement imprimés et numérotés, pour les adresser — en guise de vœux de nouvel an — à quelques amis choisis ?

Son amour des mots se doublait d’une passion au moins égale pour les livres ; acharné collectionneur, toujours aux aguets, fasciné surtout par les plus anciens dictionnaires, les vieilles encyclopédies, les bibliographies, les catalogues, il lui semblait injuste de ne pas donner à des auteurs oubliés, à des oeuvres inconnues, une nouvelle chance.

C’est d’ailleurs au fond d’une librairie, tout en bas de la rue des Ecoles, qu’Anton et Hutting s’étaient rencontrés pour la première fois. Il faisait vraiment chaud ce jour-là. On n’était pourtant qu’au mois de mai. Paris semblait déjà en vacances, et de jeunes Américaines en short et en tennis sortaient en s’épongeant d’un restaurant chinois de la rue Descartes. Hutting était depuis quelques jours à la recherche d’un petit ouvrage dont il attendait beaucoup : le De Arte Graphica, de Dufresnoy. Aucun des libraires spécialisés qu’il avait contactés n’avait, bien entendu, été en mesure de lui en procurer rapidement un exemplaire. Il se serait pourtant contenté, à défaut de la première édition en latin — due à Mignard et publiée en 1668, après la mort de Dufresnoy — de la réimpression un peu fautive de 1673, celle où figurent la traduction et les remarques de Roger de Piles. Alors, comptant comme à l’accoutumée sur son flair, il faisait le tour des bouquinistes du quartier latin. Avec la certitude qu’il allait dénicher un matin, au fond d’une caisse, au milieu de livres de piété dépenaillés, dans les ultimes vestiges de quelque bibliothèque de couvent — dont il porterait encore sur sa première page le cachet difficilement déchiffrable — le volume convoité.

Aux quelques paroles qu’ils échangèrent par hasard dans cette arrière-boutique mal éclairée et à peine aérée où le libraire conservait en vrac ses vieux bouquins, Hutting et Voyl se découvrirent très proches. La différence d’âge — une bonne douzaine d’années séparaient les deux hommes — parut très vite s’évanouir. Ils avaient le même goût pour les chefs-d’œuvre disparus et les tâches réputées impossibles. Ainsi naquit entre eux une de ces solides complicités de collectionneurs, qui ne tarda pas à devenir une véritable amitié. Ils avaient vite pris l’habitude de se retrouver chaque semaine, le samedi matin, dans le bureau très encombré d’Anton où, après avoir déplacé livres et papiers pour libérer des sièges, ils bavardaient sans contrainte deux heures durant. Anton, qui sentait chez le peintre une personnalité plus complexe, plus rigoureuse que la sienne propre, l’entretenait volontiers de ses activités littéraires.

Dans ses débuts, Anton s’était d’abord limité, comme par jeu, à divers travaux d’érudition, dont le plus important était un copieux mémoire, publié par une obscure revue belge, sur “ Les disciples africains de Térence ”. Il n’avait osé se lancer dans l’écriture de textes de fiction — de minces récits d’une dizaine de pages — que sous le couvert hautement proclamé du pastiche. Il est vrai que ces deux types d’exercices — articles savants et nouvelles “ à la manière de ” — avaient à ses yeux une étroite parenté : ils exigeaient le même type de travail. Anton ne se trouvait à l’aise que dans ces textes à multiples entrées, à double fond et à triple visage, où chaque mot est à la fois lui-même et autre.

Les quelques récits qui le firent connaître se ressemblaient beaucoup : ils avaient la particularité d’être purs de toute histoire, dépourvus de la moindre anecdote. C’était toujours, dans un décor parisien apparemment familier, un homme seul, partagé entre les tentations du monde et les exigences changeantes de sa conscience, aux prises en somme avec l’ambiguïté de la vie. Et il ne fallait pas être grand clerc pour déceler, derrière ces pages qui ne laissaient dans la mémoire du lecteur que les suggestions hasardeuses de leur symbolisme, une forte odeur de métaphysique.

Le succès inattendu obtenu par ces premiers morceaux l’enhardit. Et plutôt que de continuer à user d’habileté pour agencer au mieux le lot inépuisable de ses réminiscences, il voulut se risquer à n’être que lui-même, à faire œuvre originale. Mais ses projets étaient restés longtemps fluctuants : tantôt il souhaitait échafauder un de ces grands cycles romanesques qui le plus souvent ne font que recenser les mille et une vies imaginaires de leur auteur ; tantôt au contraire le hantait le vieux rêve d’un livre parfait, complètement clos sur lui-même et ne racontant rien d’autre que sa propre genèse. Il venait de se décider en faveur de ce second projet lorsqu’intervint sa rencontre avec Bérengère de Brémen Brévent.

A vrai dire, longtemps avant cette rencontre, Anton avait bien des fois entendu parler de Bérengère : une fulgurante carrière de comédienne, grandement facilitée par sa beauté singulière et l’extrême fermeté de son caractère, l’avait rendue célèbre. En quelques années elle était devenue la vedette des vedettes, la déesse éthérée des scènes, la fée des kermesses et des fêtes, révérée à Leeds comme à Dresde, vénérée de Nevers à Tlemcem et de Brême jusqu’à Bethléem. Les journaux avaient, semaine après semaine, rapporté — en les amplifiant le plus souvent — les épisodes les plus marquants d’une vie devenue légendaire. C’était d’abord, à seize ans, le scandale de l’évêché d’Exeter : surprise — en pleine messe — en entretien très galant avec les révérends Spencer, Kenneth et Herbert, elle s’en tira en répondant à son oncle, l’évêque édenté, qu’après tout, il fallait bien aussi qu’elle célèbre, ce jour-là, la fête des pères ! Puis était venue l’époque de ses lettres désespérées à Mehmet Ben Berek : le célèbre chef des sectes zénètes rebelles avait dressé ses tentes en cercle près des venelles éventrées de Meknès ; elle l’avait recherché, échevelée, de djebel en djebel, mais leur entente avait été éphémère. Il y avait surtout ses éternels démêlés avec les mecs : les sept éphèbes grecs d’Ephèse (de fameux dormeurs !), un ménestrel celte replet (avec crécelles et rebecs), et même des bergers belges (très tendres, entre les mélèzes et les hêtres).

Mais on savait aussi qu’elle n’était pas heureuse : les mêmes événements, présentant en gros le même caractère, avaient jusque-là scandé sa vie. Et elle commençait à s’en lasser. Elle cherchait maintenant des voies inconnues, rêvait en secret d’éléments nouveaux qui viendraient enrichir son monde. Plus qu’un vœu, c’était chez elle une véritable idée fixe.

Dans les derniers jours de septembre 1972, Bérengère était revenue à Paris, qu’elle avait quitté contre son gré quelques années auparavant, au moment même où Voyl venait d’y débarquer. Ce retour après un injuste exil prenait l’allure d’une revanche et s’annonçait d’ailleurs comme un véritable triomphe. Elle avait obtenu un contrat fabuleux : un triple récital à donner alternativement à Pleyel, au Rex et au Sélect. Comme à l’accoutumée, elle était descendue chez son amie Hélène d’Estrées dont l’appartement — vaste et commode mais dépourvu d’originalité — avait une grande terrasse donnant sur le Jardin des Plantes. Une vieille tendresse attachait Bérengère à ces lieux : c’est sur cette terrasse qu’elle avait, avec Hélène, pris nue ses premiers bains de soleil ; c’est dans une de ces chambres qu’elle avait accueilli, brûlante, son premier amant. Et son affection s’était, de proche en proche, étendue à tout le quartier. Elle aimait surtout s’y promener en fin d’après-midi, au retour de ses répétitions. Elle s’inventait alors des itinéraires fantasques, à travers ces rues étroites, dont les noms désuets et rustiques charmaient son oreille. Et tout en marchant, elle essayait de se représenter ce qu’avaient bien pu être — et en quels temps lointains — ce fer à moulin, cette épée de bois ou ce pot de fer, dont le souvenir avait ainsi mérité d’être conservé.

C’est au cours d’une de ces promenades qu’elle remarqua, un jour, tout. près de la Mosquée, derrière la petite porte — exceptionnellement ouverte — d’un immeuble banal, une curieuse cour, longue et étroite : deux grands arbres, cinq ou six jardinets aux contours indécis, couverts de gazon et de buissons, et, entre ces parcelles minuscules, une allée de gros pavés irréguliers sur lesquels jouaient deux chats. La lumière un peu voilée de cette fin d’après-midi d’automne achevait de donner à cette vision inattendue le caractère d’un décor prêt à s’évanouir. Elle en fut émue aux larmes et, sentant son pouls s’accélérer, son corps prêt à trembler, n’osa pas s’attarder.

Elle revint le lendemain : une curiosité qu’elle ne maîtrisait pas la poussait. La petite porte de bois noir était fermée. Une forte pluie tombait depuis plus d’une heure. Bérengère, trempée, dut longuement tâtonner avant de trouver le bouton qui commandait l’ouverture. La porte grinça. Bérengère se glissa dans l’entrée, et s’avança dans la cour. Mais la pluie avait détruit l’harmonie du spectacle dont elle avait eu, la veille, une vision trop rapide. Une forte odeur montait du sol gras : une odeur de forêt, d’humus, de feuilles pourrissantes. Elle se laissa un long moment pénétrer par cette senteur si peu parisienne puis, la pluie s’étant calmée, elle décida de quitter ce lieu et de reprendre sa promenade. Elle s’aperçut alors qu’un homme s’était réfugié sous le passage couvert, près de la porte.

Anton Voyl ne se trouvait pas là par hasard. Il connaissait de longue date cet immeuble et sa cour, et avait même lié amitié avec un couple de retraités qui habitaient là (au fond de la cour, dernier étage, à droite) depuis mars 36. D’eux il avait appris que cette cour s’était appelée un temps impasse des Gorges Percées, et que des choses s’étaient passées là au début des années soixante. Ses questions, et ses recherches ultérieures ne lui avaient pas permis d’en savoir plus, mais l’endroit s’était chargé pour lui d’un poids de mystère et presque de nostalgie comme si ces lieux avaient pu être liés à ses origines lointaines, à sa propre histoire.

L’apparition de Bérengère de Brémen Brévent dans ce décor le laissa d’abord un moment interdit. Puis, se ressaisissant, il s’effaça pour la laisser passer. Mais elle vint se mettre auprès de lui, le regarda, sourit de le voir si embarrassé et dit : “ Ce temps en septembre ! Je me sens en effervescence. Venez me délester de mes détresses. Le temps presse. Venez ! ” Et ils partirent ensemble, marchant lentement, bousculés par des groupes d’étudiants qui portaient des pancartes et se dirigeaient vers le parvis de Jussieu. La pluie avait complètement cessé. Les premiers mots échangés furent hésitants. Anton gardait son quant à soi, Bérengère était sur sa réserve. Ils se quittèrent pourtant en se promettant de se revoir.

Ils se revirent en effet, et dès le lendemain. Anton, anxieux, avait monté la garde le long du Jardin des Plantes tout l’après-midi. Elle apparut, sur le coup de cinq heures, moulée dans une robe de taffetas froncée. Il la regarda. Avec gratitude, sans un mot, longtemps.

Puis ils se parlèrent, et c’était comme si pour chacun d’eux une nouvelle langue naissait à cet instant. Des phrases qu’ils n’avaient encore jamais prononcées, des mots qui leur avaient semblé interdits venaient spontanément à leurs lèvres. Anton découvrait la tendresse, Bérengère faisait connaissance avec l’amour. Le vide qui les avait si longtemps habités était soudain comblé. Ils ne pouvaient rêver plus bel épithalame.

L’homme à la chapka d’astrakan

Hutting fut bien entendu le premier à être invité au mariage. Il hésita cependant à s’y rendre. C’est qu’il sortait fort peu depuis une année, et trouvait dans cette claustration volontaire comme un plaisir morose. L’essentiel de son énergie s’employait, certains jours, à faire l’inventaire de tout ce à quoi il renonçait : pas la moindre parcelle des jouissances qu’il s’était refusées n’était omise dans cette récapitulation, devenue chez lui une sorte d’activité régulière. L’événement mondain que constituait ce mariage ne l’attirait certes pas, et s’il se décida finalement à y aller, c’est que sa curiosité de peintre l’avait emporté sur ses autres sentiments.

Il arriva fort tard à la fête et se perdit aussitôt au milieu des quelque deux mille personnes que le couple avait réunies dans les salons du cercle Interallié. Flottant au gré des mouvements de la foule, il échangeait parfois un sourire, parfois un simple signe de tête, avec tel ou tel invité qu’il reconnaissait. Il tenta un moment de s’approcher d’un des buffets, mais l’arrivée d’une équipe compacte de la télévision rendit la manœuvre impossible. C’est alors qu’il fut abordé par un homme dont le faciès d’un blanc mat ne lui disait rien, mais dont le vêtement peu banal lui rappelait quelque chose. L’homme portait en effet, par dessus son strict habit noir boutonné sur la poitrine et se terminant en deux longues basques, un vaste manteau afghan agrémenté de diverses bandes d’étoffe plissée ; de plus, sa chapka à glands et son brassard d’astrakan évoquaient incontestablement un personnage de Franz Hals. Dédaignant les sourires a peine dissimulés que provoquait son passage, les commentaires amusés qui surgissaient dans son sillage, il s’était planté devant Hutting : “ Mon nom est Andras Mac Adam ” déclara-t-il, et sans laisser à son malheureux vis-à-vis le temps de réagir, il entreprit le récit de ses aventures dans l’Arkansas…

Poli, mais médiocrement intéressé par les péripéties obscures d’un conflit visiblement fort ancien, dont les protagonistes lui etaient inconnus, et qui de plus semblait n’avoir d’autre origine qu’une banale histoire de lettre, Hutting guettait le moment où il pourrait s’esquiver sans désobliger son bavard interlocuteur, lorsque tout d’un coup celui-ci, s’interrompant, planta son regard dans celui du peintre et d’une voix qui couvrit le brouhaha ambiant, s’exclama “ Mais je vous connais ! vous êtes Hutting. n’est-ce pas ? ”

Déjà, autour d’eux, les conversations s’interrompaient. Des têtes se tournaient même pour les observer. Nullement impressionné, l’homme à la chapka à glands passa d’autorité son bras sous celui du peintre, et bousculant sur son chemin divers invités, gagna la sortie. “ Suivez-moi, lui dit-il, vous ne le regretterez pas ”. Quelque peu désemparé, Hutting n’osa guère opposer qu’une résistance de pure forme. Un sentiment fait de curiosité, d’inquiétude et de peur, mais qui n’excluait pas un certain plaisir, l’empêchait de réagir plus vivement. Et, sans trop savoir comment, il se retrouva chez Andras.

L’appartement qu’occupait Andras depuis son retour d’Ankara lui avait été prêté par un de ses amis, le jeune linguiste Karl Kurz, dont Voyl et Hutting connaissaient de longue date le génie et les foucades. KarI, petit-neveu du collectionneur germanoaméricain Heinrich Kurz (aujourd’hui bien oublié), avait entassé dans son pied-à-terre parisien tout ce qui lui restait de son grand-oncle, puis était allé en Australie Centrale étudier les surprenantes particularités du langage Walbiri, dont il avait entendu parler un vendredi soir, au cercle Polivanov. Mais, quatre mois après son départ, et alors qu’il n’avait jusque-là donné signe de vie à  personne, il avait envoyé à Andras un télégramme auquel celui-ci ne comprit rien : il eut beau consulter les cryptographes les plus compétents, le message ne put jamais être déchiffré et resta donc sans réponse.

Trois années de silence absolu suivirent, au terme desquelles une lettre arriva, émanant d’une femme qui se disait la compagne de Karl. Dans un très mauvais anglais, cette dame faisait savoir à Andras que son ami avait perdu l’esprit, qu’il ne quitterait probablement plus jamais les Walbiris, qu’en conséquence il pouvait se considérer, lui, Andras Mac Adam, comme le détenteur légitime des biens du malheureux KarI Kurz et en disposer à sa guise, à condition toutefois de ne pas les disperser.

Telles étaient du moins les grandes lignes du récit qu’Andras fit à Hutting, alors qu’ils étaient installés sur l’une des deux causeuses en bois de palissandre et en soie cramoisie brochée d’or qui constituaient l’essentiel du mobilier de la pièce (au demeurant pleine de caractère) où ils se tenaient : le reste de la décoration consistait en une grande glace presque circulaire, une table de marbre octogonale et, sur un haut candélabre d’argent, une petite lampe antique pleine d’huile parfumée.

Fasciné, le peintre commençait enfin à comprendre ce qui lui arrivait. Car, sitôt son récit achevé. Andras l’entraîna dans le petit cabinet où Kurz avait entassé une quarantaine de tableaux. Là, à la lumière d’un simple globe de verre poli suspendu par une mince chaîne dorée, Hutting, qui s’échauffait à mesure que les toiles défilaient devant ses yeux, découvrit l’extraordinaire richesse de ce trésor inconnu. Il y avait là de quoi faire le bonheur de l’amateur le plus exigeant.

Hutting exultait. Son hôte, qui avait conservé tout son calme, le laissa un long moment se livrer à sa joie bavarde ; puis, avec sa brusquerie ordinaire, il l’interrompit au milieu d’une phrase en lui jetant : “ Vous aimez donc ces tableaux ! Eh bien, ils sont à vous. ”

Ce qui restait de la nuit se passa en tractations entre les deux hommes, puis en allées et venues entre les deux appartements : vers neuf heures du matin, la collection qui avait jadis appartenu à Heinrich Kurz était rangée dans l’atelier de Hutting. A midi, Andras Mac Adam y ajouta deux magnifiques coffres qu’il tenait de son aïeul, le comte de Schlaberndorf qui, dans sa jeunesse, avait participé au bombardement et au pillage d’Alger avec lord Exmouth.   Après cette nuit mémorable, Hutting n’entendit plus jamais parler d’Andras.

La nuit est maintenant tombée sur Paris, une belle nuit de juin : sur les quais, un bouquiniste, prêt à rentrer chez lui, écoute la fin de la retransmission des sonates du Rosaire de Heinrich Biber ; à Montmartre, des Hollandaises en blue-jeans se souviennent qu’il est l’heure de regagner leur pension de la rue des Boulangers, et pour aller plus vite, prennent le funiculaire avec leur banjo et leur biniou. Dans l’atelier de Hutting, l’obscurité s’est faite.

Le peintre, sorti de sa méditation, vient de prendre une décision : il n’achèvera pas le portrait de l’homme d’affaires japonais sur lequel il travaille depuis quelques jours. Il consacrera désormais la totalité de son temps à faire connaître les œuvres prodigieuses que le hasard a réunies entre ses mains, et qu’il s’est jusque là employé à enfouir plus qu’à révéler.

Il se lève brusquement, le front et le cou mouillés de sueur. Il actionne avec nervosité le mécanisme secret qui permet au mur peint de basculer lentement. Mais, dans l’appentis qui apparaît maintenant en pleine lumière, il n’y a rien, sauf, sur le marbre poussiéreux d’une cheminée désaffectée, un bouquet de feuilles et de fleurs artificielles dans un vase de porcelaine bon marché.

 L’appentis revisité, Berg International, 2003