Isabelle Dubosc, Marcel Bénabou et Jacques Roubaud
Textes, images et manipulations :
quelques remarques et recettes
La majeure partie de la sagesse humaine est contenue dans la combinatoire
Quirinus Kuhlmann
En littérature comme dans les arts plastiques, la production d’œuvres par manipulation d’éléments simples est une pratique ancienne. Il suffit d’évoquer, pour la littérature, la longue lignée d’écrivains qui, de Lucrèce à Perec en passant par Borgès, conçoivent la littérature comme le produit d’une combinaison d’objets linguistiques élémentaires : dans l’ordre ascendant, les lettres (ou les signes typographiques), les mots, les phrases, etc. Rappelons les propos, depuis longtemps fameux, du maître de l’épicurisme latin sur la question : Réfléchis ; dans nos vers même, tu vois nombre de lettres communes à nombre de mots, et cependant ces vers, ces mots, est-ce qu’ils ne sont pas différents par le sens et par le son ? Tel est le pouvoir des lettres quand seulement l’ordre en est changé1. Et rappelons les lointains - mais très reconnaissables - échos que ces vers de Lucrèce ont trouvés chez Georges Perec. D’abord, indirectement, sous la plume du héros d’Un homme qui dort : Tu peux encore t’étonner que la combinaison, selon des règles finalement très simples, d’une trentaine de signes typographiques soit capable de créer, chaque jour, ces milliers de messages2 . Et puis, quelques années plus tard, dans une déclaration à un journaliste à propos de ce chef d’œuvre (au sens médiéval du mot) oulipien qu’est La vie mode d’emploi : « (…) un pavé avec quelques milliers de lignes composées de lettres », (…) « des mots pris dans le dictionnaire qui ont été rassemblés d’une autre façon ».3 Toute œuvre, dans cette perspective, n’est donc qu’un arrangement singulier, une mise en ordre particulière, d’une quantité déterminée de lettres ou de mots4. Si l’on passe du texte à l’image, il est clair que, dès l’antiquité, les frises ainsi que toutes les figures décoratives fondées sur la répétition et la combinaison d’éléments géométriques simples ont été précédées d’une réflexion sur les conditions d’un assemblage efficace de droites et de courbes : faut-il rappeler combien le nombre, les proportions, ont obsédé ceux qui se sont intéressés à la représentation et à l’image ? La reprise d’une même forme au sein d’un même décor montre que les artisans avaient compris la valeur esthétique de la répétition. On sait quelle influence ont eue précisément les écoles décoratives sur les peintres au début du Xxème siècle, époque où l’on voit fusionner certaines de ces écoles avec les écoles des Beaux-Arts et où le Bauhaus s’organise autour du projet d’intégration des différentes techniques permettant le travail du bois, des métaux, du verre, etc. Il est donc intéressant de dresser un état des diverses manipulations qui, dans ces deux domaines du texte et de l’image, ont été exploitées et de celles qui resteraient encore à explorer, en examinant leurs conditions de possibilité. Sans vouloir bien entendu remonter à des problèmes comme celui des sources iconiques de l’écriture5, on cherchera surtout à mettre au jour l’existence de pratiques croisées ou parallèles, ainsi que le jeu des transferts, des influences réciproques qui marquent la démarche d’un certain nombre de littérateurs et de plasticiens, au nombre desquels les auteurs de cet article..
A. Manipulations textuelles
Dans cette première section, on examinera divers cas de manipulations textuelles, éventuellement en relation avec des images. On se cantonnera dans le domaine de la littérature combinatoire, non sans avoir pris soin de préciser le sens de ce terme qui, rappelons-le, apparaît pour la première fois chez François Le Lionnais dans sa postface aux Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau6. Car, si tout texte est incontestablement le produit d’une combinaison plus ou moins inédite d’éléments préexistants, il ne s’ensuit pas nécessairement que toute littérature puisse être dite combinatoire. On réserve en général cette appellation à un ensemble de textes qui peuvent être extrêmement divers de genre ou d’inspiration7, mais qui ont un point commun : ils sont le produit d’une démarche particulière, utilisant les travaux des mathématiciens qui pratiquent la discipline dénommée combinatoire. Il faut ici se souvenir que la combinatoire, selon la définition qu’en donne l’oulipien Claude Berge dans ses écrits8 et qui se trouve aussi chez le fondateur de l’Oulipo François Le Lionnais9, est « l’étude des configurations ». Elle vise, entre autres, à démontrer l’existence ou non de configurations ayant des propriétés données, à calculer leur nombre, à les classer, éventuellement à les décomposer : l’exemple classique est celui des carrés magiques, ou encore celui des carrés gréco-latins ou bilatins (dont on sait combien ils furent utiles à Perec)10.
Plutôt que de littérature combinatoire, nous préférons parler de textes combinatoires, appelés ainsi parce qu’ils sont le produit d’une combinatoire séquentielle : une famille d’objets étant donnée, on cherche les configurations valables qu’on peut leur affecter, c’est-à-dire les manières de les assembler en respectant certaines règles ou contraintes. Notons immédiatement qu’en l’occurrence, ces objets peuvent être soit des objets linguistiquo-littéraires, comme des mots, des phrases, des vers, des paragraphes, des strophes, des pages, des chapitres, soit des objets sémantiques, comme des lieux, des moments, des sentiments, des activités11. Nous allons donc voir qu’en ce domaine diverses voies ont été explorées par les Oulipiens, et que les textes obtenus ne se ressemblent guère12. Nous suivrons ici une suggestion judicieuse de Claude Berge, qui avait proposé de distinguer entre une littérature «factorielle» et une littérature «exponentielle»13.
Dans la littérature dite factorielle, certains éléments du texte sont soumis à des permutations. Ce traitement ressemble à celui que l’on fait subir aux lettres de l’alphabet lorsqu’on pratique l’anagramme14. On sait que le nombre de configurations possibles pour un ensemble de n éléments est égal à factorielle n (soit 1 x 2 x 3 x…n). Un exemple ancien, et très souvent cité, est celui du 41e baiser d’amour de Quirinus Kuhlmann intitulé «L’alternance des choses humaines»15. Le poème se présente comme un sonnet, où les douze premiers vers contiennent chacun 13 substantifs permutables, tandis que les deux derniers vers (Tout alterne ; tout veut aimer ; tout parait haïr quelque chose / Seul qui médite ce principe aura accès à la sagesse), qui sont chargés d’expliciter le message philosophique, de portée universelle, transmis par le poème, restent inchangés. Voici d’ailleurs en quels termes enthousiastes Kuhlmann commentait son propre travail : « Ce Baiser d’amour, dans ses douze premiers vers, contient l’ensemble des combinaisons. Laisse à leur place, de chaque vers, le premier et le dernier mot : en permutant les 13 autres, et sans altérer rime ni sens, 6.227.020.800 combinaisons sont possibles (…) Dans ce poème sont contenues, comme en un condensé, toutes les semences de la logo-rétho-étho-philo-arithmo-géo-acoustico-astro-médico-physio-juridico -graphologie, et plus tu le sonderas, plus tu y trouveras de choses»16.
Lorsque l’on passe de la littérature factorielle à la littérature exponentielle, ce n’est plus l’ordre, mais bien la nature des éléments combinés qui change. L’exemple le plus connu est évidemment celui des Cent mille milliards de poèmes de Queneau. qui reposent, comme chacun sait, sur un ensemble de dix sonnets dont les vers de même ordre (le premier, le deuxième , etc. jusqu’au quatorzième) sont substituables : il y a donc, pour chacun des quatorze vers d’un sonnet, dix possibilités. Le nombre des combinaisons possibles est bien cent mille milliards ou (10 puissance 14), puisque nous avons un ensemble de 14 éléments dont chacun peut prendre 10 valeurs différentes.
Il importe de faire ici quelques remarques importantes pour notre propos. Raymond Queneau a reconnu que, pour la conception de cette œuvre, il s’était inspiré du livre pour enfants intitulé Têtes folles.17 Or ce dernier, pour reprendre les mots mêmes de Queneau, «consiste en figures de personnages coupées en trois, il y a la tête, le corps, les jambes ; on peut fabriquer ainsi des bonshommes plus ou moins bizarres, drôles.18». C’est donc une manipulation d’images qui, en l’occurrence, a suggéré une manipulation de textes et lui a servi de modèle. Mais ce qui, appliqué à l’image, n’était que jeu d’enfant, s’est singulièrement complexifié en s’appliquant au texte, au point de changer de nature. L’entreprise littéraire de Queneau est en effet d’une tout autre portée que celle des Têtes folles. Chez lui comme chez Quirinus Kuhlmann, il ne s’agit pas d’un simple exercice de virtuosité formelle. Le souci du sens, et même une vaste visée métaphysique, ne sont nullement absents19. C’est ainsi que G. Pestureau, examinant de près les motifs des dix sonnets initiaux de Queneau, est parvenu à la conclusion que «c’est à la fois un itinéraire intellectuel et moral, une peinture du monde et un bilan philosophique sur l’homme, son devenir et son destin»20. A quoi il faut encore ajouter ceci : l’importance du rôle dévolu au lecteur (vieille obsession quenienne depuis ses premiers écrits), puisqu’ici c’est le lecteur seul qui, par son patient travail d’assemblage, compose «ses» poèmes21.
D’une ambition peut-être moins grande, mais fondées sur un principe analogue, diverses tentatives combinatoires de Georges Perec. Nous nous contenterons de rappeler pour mémoire les 81 fiches cuisine22 où aucune place n’est faite à l’image. Quant aux 243 cartes postales en couleurs véritables23, ne nous laissons pas leurrer par leur titre : les images que pourrait suggérer le terme de «cartes postales» n’existent pas en réalité ; comme dans le cas précédent, nous n’avons ici que des textes. En revanche, nous regarderons de plus près Un petit peu plus de quatre mille poèmes en prose pour Fabrizio Clerici24. Ici, et c’est ce qui nous intéressera, les poèmes ne sont pas seuls. Le volume porte un second titre, Un petit peu plus de quatre mille dessins fantastiques, et contient une série de dessins de Fabrizio Clerici, composés selon le même principe que les poèmes (4 éléments et 8 choix pour chaque élément). Nous avons donc un strict parallélisme entre le traitement appliqué aux textes et le traitement appliqué aux images, sans que pour autant le texte décrive l’image ni que l’image soit une illustration du texte. On ne s’étonnera pas de trouver chez Perec cette coexistence du texte et du dessin : on sait assez l’importance de la place qu’occupent les arts plastiques, et singulièrement la peinture, dans sa pensée comme dans son œuvre. La réflexion théorique sur les rapports entre le textuel et le visuel, de même que l’exploitation pratique des ressources qu’offre la collaboration de ces deux domaines, est constamment présente chez lui, et ce depuis les premiers articles de l’époque de la Ligne générale.25
D’une nature légèrement différente, mais juxtaposant aussi texte et image, est le travail combinatoire commun accompli par Jacques Roubaud et Christian Boltanski dans un volume intitulé Ensembles. Il contient deux séries d’éléments : en première partie, 99 listes de noms propres, constituées par Jacques Roubaud à partir de trois ouvrages de Boltanski dont il a diversement réordonné le contenu ; en deuxième partie, une série d’images, «35 puissance 3 fantômes» ressuscités par Boltanski «à partir de 35 portraits déjà utilisés par lui» : une image, ou un portrait, se compose de 3 éléments qui se présentent sous forme de languettes (le front, les yeux, la bouche) et on a 35 choix pour chaque élément26. C’est donc encore un rapport singulier entre texte et images qui est ici suggéré : les images que le lecteur obtient en manipulant les languettes servent à ressusciter les fantômes qui peuplent les listes de la première partie, à leur donner un visage.
Il importe enfin de faire une place particulière, dans cette revue, à une tentative originale, celle qui est à l’œuvre dans Le château des destins croisés, d’Italo Calvino27. En prenant comme éléments narratifs, non des fragments de récits (c’est-à-dire des textes), mais les cartes d’un jeu de tarots (c’est-à-dire une série d’images), Calvino prend une direction féconde dans l’utilisation du rapport texte-image : l’image en effet, dans le mutisme qui fait sa force, ne saurait être réduite à une signification unique ; elle se laisse interpréter de manière différente selon le parcours dans lequel elle vient s’insérer, et peut donc générer des textes divers. Ce qui ouvre la voie, dans la constitution des récits, à des possibilités plus nombreuses28.
B. Manipulations plastiques
Avec ce dernier exemple, nous sommes donc entrés dans un domaine où la manipulation d’images est première. Vaste domaine, en vérité, car, comme le notait F. Le Lionnais avec sa pertinence coutumière : «le prurit combinatoire exerce ses ravages au-delà du domaine du langage»29. Mais, comme nous venons de le voir, la cohabitation, en matière de manipulations combinatoires, entre pratiques d’écrivains et pratiques de plasticiens repose sur quelques bases communes : la référence à des modèles mathématiques partagés, ainsi que la prise en compte des grandes règles de composition, de cohérence et d’harmonie. A partir de ces bases communes apparaît ensuite, chez certains, la tentation d’aller plus loin, et d’envisager des rapprochements d’un autre genre, plus étroits encore.
C’est précisément un cheminement de ce type qui, on va le voir, est à l’œuvre dans les recherches d’un peintre comme Isabelle Dubosc (qui n’est d’ailleurs pas un cas isolé). Si elle utilise volontiers, dans certaines de ses œuvres, des mécanismes de manipulation, en particulier de permutation, proches des pratiques combinatoires oulipiennes ou directement inspirées de celles-ci, son intérêt se porte aussi vers une alliance plus étroite de sa peinture avec la littérature, ce qui l’amène à proposer des directions nouvelles : une sorte de «poésie spatiale», ainsi qu’une mise en forme plastique de textes oulipiens, comme Ulcérations de Perec ou les Cent mille milliards de poèmes de Queneau.
I. Permutations et mobilité
Si l’on commence par l’examen de ce qui, au sein des arts plastiques, peut apparaître comme la manipulation la plus spécifique, on ira voir du côté de celle qui porte sur des éléments formels pour les rendre mobiles. Manipulation qui, à priori, parait difficilement pensable en littérature, même si les lettristes, en coupant les lettres, ont rendu cet élément aussi manipulable qu’une forme géométrique. On sait que c’est au Bauhaus que naissent et se multiplient, sous la direction de Moholy-Nagy et d’Albers, des études sur les éléments simples et, par la suite, des systèmes que l’on peut classer parmi les premières œuvres dotées de mouvement. Certains, comme Duchamp (avec sa roue de bicyclette), Gabo, Tatline ou Léger s’intéressent aussi très tôt au mouvement des formes plastiques. Depuis, un certain nombre d’artistes pratiquant l’abstraction géométrique, en Europe et aux USA (dans le Hard Edge), ont montré leur capacité d’invention en créant des œuvres où l’on trouve une répétition sérielle d’éléments plastiques et en imaginant des systèmes d’assemblages de formes en mouvement : Agam dès 1953, puis en 1954 à la Galerie Louise René pour l’exposition « le mouvement » ; Pol Bury et ses créations dans les années cinquante ; Tinguely avec ses reliefs et sa machine à peindre en 1959 ; Calder avec ses mobiles ; Jaquet et ses rouleaux à la Galerie Breteau en 1962 ; le mouvement cinétique et le groupe GRAV dans les années 60 ; Moles et son manifeste de l’art permutationnel en 1962 ; les productions cinétiques dans les grandes expositions entre 60 et 70 : au Stedelijk Muséum d’Amsterdam à Stockholm en 1961 et à Zagreb la même année, puis à Paris et à Venise, avec les œuvres de Jiri Kolar, Le Parc, Ghérasim Luca, Soto, Morellet, etc.. Enfin, la plupart des artistes travaillant sur ordinateur vont s’intéreser aux problèmes de combinatoire, de mouvement et faire appel aux mathématiques pour les résoudre. De fait, si les productions cinétiques du passé proposaient trop souvent des œuvres qui bougeaient sans se transformer vraiment, les tentatives actuelles mettent trop souvent un écran entre le spectateur et l’œuvre.
Il reste donc beaucoup à faire : se risquer, par exemple, à revenir aux éléments simples et spécifiques, aux structures fondamentales, aux procédés élémentaires, et aussi explorer l’interface entre sculpture et peinture. Se pose alors le problème des règles. Car, alors que les Oulipiens, dans leurs manipulations, restent fidèles aux grandes règles de la rhétorique et même les durcissent à plaisir, force est de constater que, chez les plasticiens, la tendance est plutôt à la dérégulation (au point qu’on en arrive parfois à se demander s’il restera un seul principe d’organisation acceptable ! ) Cette dérégulation, ce recours à l’aléatoire systématisé imposent d’avoir une réflexion sur ce que l’on pourrait appeler ‘’les lois de recomposition optique", celles qui sont utilisées, de façon consciente ou inconsciente, par le spectateur. Car, si le mouvement étonne d’abord, il peut rapidement étourdir ou lasser ; il importe alors de donner au spectateur (comme au lecteur dans certains textes combinatoires), la possibilité d’intervenir pour interrompre le processus, pour lui éviter l’obligation de subir passivement les formes et les couleurs imposées par l’artiste. D’où la nécessité de trouver des règles susceptibles de s’appliquer même à l’intérieur des systèmes les plus soumis à l’apparente anarchie de l’aléatoire. Règles que l’on discernera mieux en examinant successivement divers types de manipulations susceptibles de produire, dans une œuvre, du mouvement.
- 1. Faire tourner des éléments simples : le boulier
Des boules percées forment, par rangs successifs, une surface colorée mouvante. Mais pour que le boulier ne demeure pas l’instrument élémentaire que nous connaissons et permette des assemblages infinis (n°1), il faut que ce système respecte certaines conditions : - que l’on prenne soin de rendre les boules au moins bicolores ; - qu’une moitié des boules soit de couleur sombre et l’autre de couleur claire ; - qu’une des couleurs primaires soit presque entièrement supprimée pour faciliter l’harmonisation du tout ; - que le nombre d’éléments mis en jeu soit important, mais non pas tel qu’on ne distingue plus nettement chaque élément ; - qu’on ait distribué suffisamment de couleurs vives pour que s’annulent les éventuelles tensions excessives ; - que le spectateur puisse suivre ou effacer à sa guise certains chemins colorés, en créer d’autres qu’il va privilégier.
2. Faire tourner des éléments ready-made
Si l’on mélange ready-made et mouvement, on peut créer des tableaux mobiles avec, par exemple, des pinces à linge, montées sur des tiges en métal et peintes des deux côtés de couleurs différentes. (n°2). La forme structurante des pinces impose un rythme plus perceptible que la forme de la boule, qui correspond en fait à un point alors que la pince crée un trait. Mais ce système doit garder les mêmes caractéristiques que le précédent pour offrir au spectateur le maximum de choix. On peut encore compliquer le système en utilisant des objets dissymétriques qui, en tournant, présentent des formes différentes. Il faudrait répertorier tout ce qui est susceptible de tourner autour d’un axe et jouer avec le ready-made : jouets, boîtes, bobines, etc.
3. Peindre sur roue ou sur rouleau
Autre possibilité, plus complexe, l’usage d’éléments mobiles plus grands, comme la roue ou le rouleau : si l’on peint sur des rouleaux à peindre (n°3 et n°4), on dispose d’une surface plus vaste pour créer de petites compositions à additionner. Il est alors nécessaire
- de tenir compte de la liaison entre l’harmonie locale, que l’on a proposée sur chaque rouleau, et l’harmonie générale, qui intéresse l’ensemble des rouleaux mis en jeu ;
- de créer un ensemble d’éléments dotés de proportions en rapport les uns avec les autres, jeu de proportions capable de créer une liaison rythmique, quel que soit l’ordre d’apparition de ces éléments ;
- d’éviter de constituer une surface remplie de formes déjà dynamiques et répétitives, car en tournant elle créent un mouvement excessif qui donne le vertige et risquent de lasser par la similitude de leurs formes ;
de faire en sorte que des ruptures soient possibles, ruptures qui n’existent que si une partie du rouleau est différente de l’autre, en valeur comme en rythme.
Il est possible d’utiliser des formes figuratives : des foules, mais aussi des danseuses placées sur des rouleaux qui tournent, offrant des positions variées, et donc des danses différentes, suivant la façon dont on tourne. Mais là encore, des temps morts sont souhaitables.
4. Déplacer un aimant
Autre facteur de mobilité, l’aimant qui, porteur d’une forme, se déplacera sur une surface métallique. L’utilisation de l’aimant peut être développée de diverses façons. La superposition de ces formes n’entraîne pas de problème majeur, sinon celui de trouver des aimants de hauteurs différentes. En grossissant les éléments à la taille de petites toiles pourvues d’aimants, on obtient des permutations faciles et l’on constate alors que les proportions ou le rythme, là encore, remplacent les raccords par bordure (fig 5.) La complexité de ce nouveau système peut s’enrichir encore d’un rapport avec un fond qui transformera radicalement le tableau d’origine où les morceaux sont groupés. Le fond peut réserver la surprise d’éléments noirs ou blancs que l’on peut faire apparaître ou disparaître. Il n’est pas impossible de créer des œuvres figuratives avec ce système. Mais, quelle que soit la complexité du système utilisé, on retrouve toujours le problème de la diversité maximale des possibilités offertes au spectateur.
5. Utiliser d’autres éléments favorisant le mouvement
Si l’on répertorie les éléments qui favorisent le mouvement, on trouvera en bonne place :
- les substances liquides, gazeuses ou celles qui, comme le sable, peuvent glisser dès que l’on incline la surface sur laquelle elles sont placées (Pol Bury) ;
- le vent, pour faire bouger des éléments suspendus (Tinguely), des girouettes regroupées en tableau ou des plastiques fins, des hélices, ou simplement des morceaux de papier aluminium superposés, dont les couleurs différentes vont apparaître et disparaître au gré du vent ;
- le fil (de nylon ou autre) auquel on suspend ou non des éléments formels (Soto) et que l’on arrête plus ou moins bas dans la surface du cadre, arrêt qui se fait à l’aide d’un système de pinces ou de noeuds ; le fil de nylon permet des œuvres placées à l’extérieur (à utiliser aussi de façon figurative) ; ce fil de nylon peut se combiner avec une grande roue pleine de clous auxquels seraient accrochés des éléments formels : en bougeant la roue, on fait bouger la place de ces éléments ;
- la construction ou sculpture en bois porteuse d’éléments colorés et mobiles, comme l’a réalisée Pol Bury ;
- la fixation sur un panneau de bois ou de métal des éléments qui tourneront, à plat, autour de leur fixation (on peut ainsi créer un Delaunay mobile ou une composition mobile) (n°6) ;
- l’accordéon et donc la mobilité des éléments liés en accordéon qui s’étirent suivant que l’on actionne la baguette qui les retient des deux côtés.
- le circuit avec des boules colorées ;
- l’espace vide où l’on regroupe des éléments plastiques : un grand cube transparent, rempli de matériaux capables de glisser les uns sur les autres, permettrait de former des configurations toujours nouvelles : si on lui ajoute une paroi aimantée et que les éléments formels sont en métal, chaque configuration nouvelle est immobilisée pendant le temps que l’on souhaite : en ajoutant des cloisonnements, on obtient des compositions plus ordonnées.
- le kaléidoscope : en construisant d’autres formules de multiplication de la réalité par un jeu de miroirs mobiles (N. Schöffer) ;
- le store est un objet mobile qui permet aussi des peintures mobiles ; du store on peut passer au rideau et à des surfaces plus ou moins transparentes et colorées qui glisseront, les unes devant les autres, un peu comme certains décors de théâtre ; ce système permet des productions figuratives, peintes sur des films transparents que l’on peut superposer et faire bouger ;
- les tiges : grâce à des trous fabriqués dans une planche, on peut planter des tiges cylindriques comportant des éléments divers (Agam) ;
- les cubes sur lesquels on peint de petites peintures, figuratives ou non (fig. 7)
Beaucoup de ces systèmes ont déjà été exploités mais, dans le tissus troué de l’art, déchiré par ceux qui le tirent en avant, on est loin d’avoir exploré de façon systématique tout ce que la mobilité des éléments peut apporter, les premières tentatives ayant été, comme nous l’avons dit, assez rapidement débordées par la mobilité due aux moteurs, à la lumière et aux mécanismes des ordinateurs ou des champs magnétiques. Et ce mouvement brouille quelque peu les accords fondamentaux entre les éléments. De plus, en revenant à des systèmes plus simples, on s’aperçoit que certains d’entre eux peuvent être exploités de façon à créer des images figuratives. C’est pourquoi il ne semble pas inutile d’étudier des systèmes plus élémentaires encore, comportant de simples combinatoires, pour en tirer des leçons plus claires. Car c’est dans la simplicité, la science le démontre amplement, que l’on met le mieux en évidence les propriétés et le potentiel des éléments à étudier. C’est en prenant les couleurs deux à deux que l’on a découvert les lois de contraste simultané. Cette recherche du potentiel des éléments de base est parallèle à celle de l’Oulipo ; elle a commencé à se faire systématiquement dès que, avec l’art abstrait, on a fait retour aux éléments les plus simples.
Les manipulations qui mettent en jeu des éléments permutables sont très souvent enrichissantes, surtout si l’on s’attache à exploiter des œuvres du passé ou le « déjà-là » de l’art moderne et contemporain. Et pour commencer par le plus évident, les permutations d’éléments abstraits ou d’art figuratif rendus abstraits par morcellement.
II. Permutations d’éléments abstraits
Dans le cadre d’une utilisation non mobile d’éléments plastiques répétés, on trouve, parmi les premières recherches et les plus connues, celles de Lohse et Bill, qui choisiront un module unique et des degrés de couleur précis pour pouvoir utiliser des algorithmes et construire des œuvres dominées par les mathématiques. Le module sera repris avec des modifications de couleur ou d’espace guidées par ces algorithmes. Bien d’autres créateurs tenteront d’utiliser des éléments permutables, dont Dewasne avec les membres de l’OuPeinPo. On peut en donner ici des exemples, qui seront une occasion de préciser les problèmes que pose ce type de création.
- 1. Prenons une œuvre de Pollock : en la découpant en carreaux et en redistribuant ces carreaux, on ne détruit nullement la cohérence de l’œuvre, car l’œuvre, pourtant faite avec une grande liberté, a été rythmée par la longueur du bras et le pas de Pollock. Les modules obtenus sont très proches les uns des autres et tout à fait permutables. Le tableau « Eyes in Heat », coupé en huit rectangles et redistribué, reste très proche de l’original, avec une touche de rigueur en plus. (n°8)
Toutes les œuvres qui comportent une grande part de répétition se prêtent naturellement aux permutations de leurs éléments découpés, tant il est vrai que la répétition est structurante et nécessaire à la permutation. On pourrait donc classer les œuvres d’après leur « potentiel permutatoire », ces possibilités donnant une indication sur le fonctionnement créatif de leurs auteurs. Il va de soi que les œuvres qui comportent déjà des morceaux qui se répètent, avec seulement des variations de couleur, comme c’est le cas pour certaines productions d’Andy Warhol, autorisent des permutations en leur sein. On pense alors pouvoir affirmer que la combinatoire se nourrit des éléments semblables qui sont permutables. On verra que ce n’est pas si simple, parce que ces éléments semblables ne sont pas toujours évidents à trouver, et que les éléments contraires ou complémentaires jouent parfois le rôle d’éléments semblables ou un rôle structurant indispensable.
- 2. Prenons une œuvre figurative classique : en la réduisant à des fragments de taille semblable, suffisamment petits pour que le caractère figuratif disparaisse, on obtient des éléments qui sont permutables. Un anti-puzzle, en quelque sorte. Ainsi, la Joconde, coupée en petites lamelles irrégulières, permet des recompositions abstraites (fig. n°9), qui ne correspondent ni aux clivages opérés par Jean Margat dans sa Jocondoclastie, ni à son « éparpiller »30. Mais, là encore un certain nombre de conditions sont nécessaires :
- qu’il se trouve parmi ces fragments beaucoup de noir, ce qui permet une recomposition structurée ;
- que les permutations soient régies par un processus d’alternance des couleurs qui empêche la création de morceaux trop gros pour être assimilables ;
- que l’on redistribue les noirs de façon plus satisfaisante, à moins que l’on ne regroupe au contraire les noirs de façon à former plusieurs grands ensembles.
La recomposition pourrait se faire de façon totalement aléatoire si l’on ajoute une quantité non négligeable (un quart de la surface) de petits éléments formels diversifiés et noirs.
3. On peut, en prélevant dans diverses œuvres d’un peintre moderne (chez Degas par exemple, fig. 10) des fragments abstraits, constituer une œuvre nouvelle. Mais il faut, pour obtenir des œuvres cohérentes et diversifiées :
- choisir plusieurs fragments dans la même œuvre, afin d’avoir suffisamment d’éléments semblables capables d’unifier le tout ;
- choisir plusieurs fragments suffisamment clairs pour opérer des contrastes de valeurs ;
- rependre le procédé mentionné plus haut à propos de la Joconde, à savoir une alternance des couleurs et/ou de regroupements des valeurs sombres ;
- donner dès l’origine aux éléments choisis des formes géométriques simples ou complexes, formes qui seront structurantes puisqu’elles comportent des éléments communs, créateurs de rythme (ce qui se vérifie aussi dans la langue).
L’on voit que l’on a affaire, avec les organisations plastiques abstraites, à un système plus souple que celui qui gère le langage, même lorsqu’il est poétique. Si ce sont seulement les couleurs qui sont étrangères les unes aux autres, elles finissent par se neutraliser et donc une alliance est possible dans une structure forte. La couleur est très souvent permutable dans les œuvres magistralement construites, comme celles des Constructivistes russes ou des membres de De Stijl. On serait alors tenté de dire que, plus le matériau de départ est complexe, désorganisé, ou diversifié, plus la structure organisatrice doit être simple, lisible, et qu’en revanche, plus le matériau est simple, évident, plus la structure organisatrice doit être complexe. Ainsi, ceux qui, comme Lohse, ont choisi des modules simples (le carré, par exemple) sont très vite passés à l’utilisation d’algorithmes complexes qui permettent des dérives progressives brisant la monotonie des répétitions. Même phénomène pour les œuvres relevant de l’esthétique numérique, dont on sent encore, quoique de moins en moins, la pesanteur du mécanisme qui les sous-tend. Mais on voit aussi des utilisateurs de formes simples, comme Mondrian et certains constructivistes russes, faire appel à des structures simples et évidentes ; c’est donc que ces dernières peuvent servir dans tous les cas de figure. Des structures fixes plus ou moins originales, jouant un rôle analogue à celui des «moules» dans les aphorismes oulipiens31, permettent des échanges d’éléments qui trouvent en leur sein une place toute prête.
4. Si l’on cloisonne une surface donnée de façon à répartir, suivant une organisation simple (comportant éventuellement des vides), des éléments formels que l’on y jettera de façon aléatoire, on a des chances de créer des assemblages satisfaisants, pour peu que les éléments soient judicieusement choisis, c’est-à-dire de façon à avoir des aspects tantôt semblables, tantôt complémentaires, ainsi qu’une bonne dose de géométrie capable de créer des liens entre droites, courbes et angles. On se rend ainsi compte que les règles à suivre pour construire des systèmes à base de permutations ne sont autres que les règles nécessaires à la création, la peinture classique ayant plus d’éléments semblables que d’éléments complémentaires et la peinture moderne pratiquant en général l’inverse.
On peut aussi recourir des éléments spécifiques, particulièrement faciles à organiser : les signes ou simili-signes :
- On constate que, à l’instar des formes géométriques, les lettres de couleur noire, jetées au hasard sur un fond non structuré, suffisent à structurer un espace. On peut y ajouter, comme chez Miro32, divers « signes » qui n’ont pas de sens précis, des formes simplifiées, ou des taches (comme ces taches de forme ronde qu’on trouve chez Picabia), qui se distribuent sans peine dans un espace vide. Il est bon toutefois de prévoir pour ces signes un ordre de distribution qui exclut des regroupement trop anarchiques et une dispersion trop aléatoire. On peut en conclure que l’harmonisation d’éléments abstraits, pour être satisfaisante, doit respecter des règles de rythme, de similitude, de contraste et de diversité, mais aussi d’organisation générale. Quand J. Itten affirme qu’il suffit de choisir certaines couleurs (placées en forme de triangle isocèle sur le cercle chromatique), pour qu’elles soient harmonieuses, il oublie qu’une harmonie est aussi affaire de valeur et d’organisation.
De plus, comme on le verra plus loin, il semble que la taille des éléments formels mis en jeu soit aussi importante pour que l’on puisse obtenir du spectateur, non pas un mélange optique, mais une véritable « recomposition optique », recomposition globale qui semble se faire naturellement, comme lorsque le spectateur reconstitue, suivant les lois bien connues de la Gestalt, la bonne forme, géométrique ou non, quand elle est ébauchée devant lui. Ici cependant nous avons affaire à des recompositions plus complexes, mettant en jeu non des éléments formels connus, mais un ordre dont l’origine serait à préciser, qui reprend en général les grandes figures organisatrices de la nature. Il semble donc qu’il existe un plaisir réel, celui de mettre de l’ordre dans un ensemble qui propose tous les éléments nécessaires à cet ordre : formes ayant des correspondances entre elles, circulation possible d’un élément à un autre de même couleur, contraste évident entre les éléments.
III. Permutations figuratives.
Le procédé de « mise en éléments permutables » des œuvres du passé est beaucoup moins aisé quand il s’agit d’œuvres figuratives dont on veut garder le caractère figuratif.
1. L’exemple ici présenté (n°11), à savoir le mélange d’une œuvre de Van Gogh et d’une œuvre de Picasso, a requis deux conditions : que le sujet soit proche (bouquet d’un côté, nature morte de l’autre) ; que des raccords permettent le « fonctionnement gestaltique » de reconnaissance des formes chez le spectateur moderne, rompu à ce type de déchiffrement. Il y aurait donc un seuil de reconnaissance en-deçà duquel le spectateur pourrait avoir une réaction de fatigue ou d’amusement dépréciateur, signalant qu’il ne sait plus s’il est dans la figuration ou à l’abstraction.
2. Les œuvres de Ghérasim Luca, qui associent des éléments figuratifs très reconnaissables, comme une main ou un visage, et les mêlent à des éléments abstraits ou rendus abstraits par le morcellement, demeurent lisibles grâce à la taille des fragments qui introduisent un vrai morceau de réalité. Mais on est alors moitié dans le figuratif, moitié dans l’abstrait, un peu comme les cubistes, et les permutations introduisent du désordre.
- Pour que les permutations soient possibles quand on prend une œuvre figurative, il est nécessaire de découper plusieurs fois la même œuvre, en morceaux assez gros pour ne pas perdre la représentation des objets : on peut constituer des ensembles cohérents d’éléments permutables.
3. Si l’on prend des œuvres cubistes, on obtient une amplification de la cohérence, au détriment de la lisibilité et du caractère figuratif de l’œuvre ; on passe donc du cubisme analytique au cubisme synthétique, ou du cubisme synthétique à l’abstraction.
Si l’on tient à être figuratif, de nouveaux problèmes se posent. Les jeux d’enfants constitués de cubes sur lesquels on a collé des reproductions ne sont pas faits pour permuter ; chaque face au contraire appelle celle qui fut sa voisine, comme dans un puzzle. En revanche, les livres où l’on associe, grâce à des lamelles, la tête d’un animal, le corps d’un autre et le bas d’un troisième33, sont très appréciables : ils sont à la fois immédiatement lisibles et susceptiles de grandes métamorphoses. Il y a donc des possibilités là encore de réutilisation :
4. Si l’on coupe en lamelles une œuvre, comme l’a fait Jean Margat pour la Joconde34, et plus tard, Vanarski pour la Grande Odalisque d’Ingres35, la Gestalt qui permet à reconnaître la « bonne forme » fonctionne tant que les lamelles gardent un certain ordre par rapport à l’original, mais devient plus problématique quand les lamelles sont mélangées de façon plus anarchique. Si on veut créer un processus combinatoire, il est bon, pour ne pas se heurter à certaines incohérences, de respecter des contraintes de bordure, de rythme, de proportions ou de structure. Il faut donc créer des fragments qui permettent des permutations lisibles, en tenant compte du fait que la combinatoire de formes, réalistes ou non, est d’autant plus féconde qu’elle entraîne, elle aussi, le plus de diversité possible, tout en maintenant haut l’exigence de cohérence. Si l’on répète à peu près la même image, il est certain que l’on peut associer facilement les images créées, mais la ressemblance des débuts se traduira dans l’œuvre où elle s’accumule de façon ennuyeuse. Or c’est le passage d’une forme donnée à une autre vraiment différente qui est intéressant. N’est-on pas saisi devant ces œuvres anciennes, peintes sur des surfaces ondulées, qui donnent des images très différentes selon qu’on les regarde de face, du côté gauche ou du côté droit (relief réutilisé par Agam pour des œuvres abstraites) ? Il semble donc intéressant de combiner des aspects très différents de la réalité.
5. On peut produire, avec des éléments qui se combinent, le passage d’un paysage luxuriant à un désert. Des lamelles peintes à l’endroit et à l’envers montrent ces deux aspects de la réalité. Et en retournant progressivement ces lamelles, on mélange de façon harmonieuse les deux images jusqu’à substituer l’une à l’autre (n° 12 et n° 13).
6. Si l’on trouve des tableaux où les éléments formels sont bien distincts, on peut remplacer des éléments figuratifs par d’autres, des personnages par d’autres, ou même par des animaux ou des objets, transformant une scène animée en nature morte. Transporter des personnages du passé dans des peintures représentant le monde moderne (ou l’inverse) peut donner des images surréalistes, comme chez Delvaux ou Magritte.
7. Si l’on reprend l’exemple des signes forts, on peut distribuer des personnages en noir ou des objets dans un espace plus ou moins irréel, repris d’une peinture ancienne ou créé de toutes pièces, décomposé ou non (comme l’a fait Magritte).
En fait, ces exemples montrent que l’on joue avec la réalité, que l’on a tendance à la tyraniser et qu’en ce qui concerne la peinture figurative, si l’on veut rester réaliste, les problèmes de continuité et de cohérence sont aussi complexes que dans la langue, même s’ils ne relèvent pas des mêmes règles. C’est pourquoi on est tenté par des systèmes qui permettent des permutations partielles.
IV. Reprise et redistribution totale ou partielle des éléments d’un ensemble donné
L’on en arrive à divers cas de redistribution d’éléments :
1. On peut partir d’une composition géométrique (ou autre) qui servira de base, que l’on répétera autant de fois qu’on le voudra (n°14), et ajouter à ces « bases » un nombre limité d’éléments formels capables de tirer l’ensemble vers un sens figuratif : par exemple, ici, une foule36 (n°15). Ce procédé, qui opère donc la mutation d’une organisation donnée, est appelé « poésie spatiale » par Isabelle Dubosc. L’on a ici quelque chose qui rappelle la fameuse technique roussellienne des «deux phrases presque identiques»37 : on garde le maximum d’éléments, et l’on en change un minimum. On peut d’ailleurs essayer de transposer ce système à la création poétique sous la forme suivante : faire un poème à partir d’un vers que l’on répète, mais qu’il faut transformer radicale en y ajoutant par exemple un minimum de lettres.
2. On peut partir d’une même image (ici, une affiche, n°16) que l’on découpera de plusieurs façons différentes et dont on réassemblera chaque fois les fragments d’une façon différente : l’affiche utilisée ici a été transformée en scène de carnage, puis en une scène de contemplation. (n°17 et n°18). Ce qui montre que l’on peut utilement travailler sur des éléments faisant partie d’un même tout, sans rien y ajouter, comme cela se fait aussi parfois en littérature, lorsque l’on s’astreint à écrire un nouveau texte avec le seul lexique d’un texte-source. Mais, en art plastique, on a le droit de découper les formes que l’on veut les éléments utilisés, plus malléables que les mots, pourront être différents à chaque organisation. Cependant, comme en littérature, l’effet de surprise est grand, car on ne s’attend pas à des modifications aussi importantes. Et la fantaisie de l’œuvre nouvelle est d’autant plus appréciable qu’elle utilise de façon plus inattendue le matériau de l’œuvre source.
3. On peut transformer une œuvre figurative en y ajoutant ou en retranchant certains éléments, comme l’ont fait Dali ou Duchamp… On peut aller plus loin et apporter à un personnage peint des modifications systématiques, comme l’a fait Jean Margat avec la Joconde38.
4. On peut, sans aucunement toucher aux éléments, obtenir une sorte de « combinatoire optique », à condition que le tableau comporte une superposition de sens (n°19). Le spectateur distinguera, en un même morceau du tableau, soit une forme, soit une autre, et cette possibilité ira se répétant ; il découvrira donc, suivant qu’il privilégiera tel ou tel aspect, une multitude de tableaux différents. On a là une amplification de l’effet produit par tout tableau complexe, comportant une part de mystère, ce qui est le cas des grandes œuvres. Il en va de même dans l’exemple de « poésie spatiale » présenté plus haut : on y voit tantôt des visages, tantôt des animaux, mais jamais toutes les formes figuratives ensemble.
V Mariage entre littérature et art plastique
L’on en arrive enfin, après ce long cheminement, au mariage concret entre littérature et art plastique. On pense bien entendu immédiatement aux nombreux cas où de grands peintres ont illustré des œuvres littéraires, et à ce qu’on appelle généralement «livres d’artistes»39. Mais on trouve aussi bien d’autres cas de mélange plus ou moins étroits entre texte et image. Les plus intimes de ces mariages étant ceux où le texte se fait image, comme dans les calligrammes, les pictogrammes de Queneau40 certains collages où le texte forme une composition, ou bien encore les productions des lettristes41.
Isabelle Dubosc a mis au point des alphabets figurés, dont les «lettres» sont fabriquées à partir de formes géométriques et de couleurs simples. En transposant dans ces nouveaux alphabets certains textes qui reposent sur des manipulations littérales, comme les poèmes hétérogrammatiques de Perec42, on obtient des tableaux nouveaux (en noir et blanc ou en couleurs, n° 19 et n° 20)
En ce qui concerne les Cent mille milliards de poèmes, elle propose un rouleau dont chaque partie mobile porterait, placés en des rectangles dûment décorés et associés sur la bande placée sur le rouleau, tous les premiers vers, puis tous les seconds et ainsi de suite. Ce qui permet de voir d’un seul coup d’œil, ou presque, l’ensemble des poèmes de Queneau de les recomposer à volonté en créant de nouvelles organisations formelles et colorées. La mobilité peut ainsi servir à rendre la poésie lisible.
Conclusion
Comme on a pu le voir sur une série d’exemples précis, littérature et arts plastiques, s’ils ont incontestablement des points communs qui les relient, ne manipulent pas de la même façon, ni avec les mêmes résultats, leurs éléments spécifiques : les éléments plastiques, non soumis aux obligations qui sont celle du langage, apparaissent comme beaucoup plus souples, plus favorables donc à des jeux de hasard. N’oublions pas cependant l’importance du rôle des écrivains, l’audace par exemple des lettristes qui ont entraîné la littérature sur les voies de l’abstraction
. On a beaucoup proclamé, ces dernières années, que l’art était mort, à commencer par la peinture. Ce qui nous apparaît au contraire, et que les manipulations ici évoquées mettent en évidence, c’est qu’il risque de proliférer, en mariant les genres, les époques et les disciplines. Mais ces manipulations éclairent aussi le besoin de bases solides permettant de créer avec lucidité des œuvres cohérentes.