Paru dans  Formules,  Revue des littératures à contraintes, n° 10, 2006, 375-387

1. Le paradoxe bénabolien

En obéissant à sa « poétique ironique de l’échec »,[i] Marcel Bénabou, l’auteur oulipien qui n’a « écrit aucun de ses livres » — de même que son alter ego, celui qui dans ses œuvres occupe la place du narrateur — ne cesse paradoxalement de produire du narratif. L’incapacité d’écrire comme génératrice du texte — un phénomène qu’on pourrait appeler le paradoxe bénabolien — se retrouve aussi dans son plus récent roman, Écrire sur Tamara. Mais si le titre de son quatrième roman suggère que l’auteur/narrateur s’est finalement décidé à écrire au lieu de ne pas écrire ou de jeter le livre, l’auteur signale, dès le début du texte, que ce que le lecteur est en train de lire est, comme dans les romans précédents (Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres, Jette ce livre avant qu’il soit trop tard et Jacob, Ménahem et Mimoun[ii]), l’histoire d’un échec : « Écrire sur Tamara ? Peut-être devrais-je plutôt dire : ne pas écrire sur elle. »[iii]

Les réflexions sur l’écriture comme thème de l’écrit, la mise en scène du procès de narrer rapprochent l’œuvre de Bénabou de la tradition des textes métalittéraires. Mais si, selon le mot bien connu de Jean Ricardou, le roman moderne n’est plus le « récit d’une aventure », mais « l’aventure d’un récit »,[iv] cette aventure d’un récit devient chez Bénabou celle de l’écrivain, de lui-même : l’aventure d’un récit d’artiste.

 

2. Le héros fragmenté

La plus évidente marque distinctive dans Écrire sur Tamara est que cette fois-ci le narrateur à la première personne n’est pas l’auteur lui-même, mais un personnage du roman, le marocain Manuel, un écrivain manqué, qui pendant trente ans a essayé en vain d’écrire l’histoire d’un amour inavoué. Toutefois, le prénom du héros ressemble fort à celui de l’auteur lui-même, et ce n’est pas la seule caractéristique que l’auteur et son héros ont en commun : tous deux sont nés en 1939, tous deux ont quitté leur Maroc natal pour étudier à Paris (avec un léger décalage puisque Marcel Bénabou est parti en 1956, et Manuel seulement en 1957). Ce qui est plus frappant, c’est que l’auteur Marcel Bénabou comme son narrateur Manuel écrivent un livre sur Tamara, dont le personnage principal, le héros, est un jeune homme nommé Manuel. Manuel, le narrateur, finalement réussit à écrire l’histoire de Tamara en se mettant « dans la peau de celui qui se charge de publier la dernière œuvre, inachevée, d’un ami mort »,[v] qui en l’occurrence n’est autre que lui-même.

Le choix d’un narrateur qui se fait l’éditeur de sa propre œuvre inachevée consistant en fragments « qui prennent les formes les plus diverses : notes récapitulatives, injonctions à moi-même, bouts de romans, morceaux d’analyse introspective », n’est pas sans conséquences : non seulement il en résulte un roman fragmentaire, mais cela permet à l’auteur de nous confronter avec un héros aussi fragmenté que son écriture. Nous avons en effet :

1) Manuel âgé, narrateur-éditeur, qui au milieu des années quatre-vingt-dix, écrit à la première personne et au présent et s’adresse fréquemment à un hypothétique lecteur.

2) Le Manuel du Bildungsroman, qui présente au moins quatre figures  :

a) Le héros fictif des fragments du roman inachevé du jeune Manuel, dont les aventures sont racontées à la troisième personne et au passé.

b) Le commentateur de ses propres « bouts de romans », écrits à la première personne et au passé.

c) L’auteur des fragments d’un journal, écrit à la deuxième personne, du singulier et du pluriel, pendant les années 1957–1965.

d) Le jeune Manuel du Cahier Vert, journal fictif de Tamara, écrit par lui-même.

Manuel, le narrateur, à la recherche des formules pour écrire « un véritable Bildungsroman, qui serait en même temps une non moins véritable « éducation sentimentale », essaye ainsi de romancer son passé : « Non pas, certes, pour tenter, par la grâce de l’écriture, de transformer en succès les échecs ou les déceptions de ma vie réelle […]. Mais parce que je craignais de ne rien comprendre à ma vie réelle si je n’avais d’abord pris soin de la doubler d’une vie imaginaire, patiemment produite, subtilement construite, selon des recettes qui ne devraient rien au hasard ni à l’arbitraire. »[vi] Les exagérations romanesques qui en résultent dans les fragments du roman inachevé sont aussitôt corrigées par « la voix d’un narrateur narquois qui reprendrait périodiquement, avec fermeté et à la première personne, les rênes du récit, pour critiquer les moyens utilisés et rétablir, après chaque écart romanesque, les droits imprescriptibles de la vérité. »[vii]

Cette voix qui s’adresse directement au lecteur pour lui donner des explications ou des justifications — d’une part sur le procès littéraire, l’écriture, d’autre part sur la vie personnelle du narrateur, dont l’amour pour Tamara joue le rôle le plus important — intervient au début de neuf chapitres,[viii] dont les passages qui suivent ces interventions sont écrits par le jeune Manuel, à la première ou à la deuxième personne du singulier. Il y a également neuf chapitres sur le héros fictif,[ix] ce qui met en équilibre la « réalité » et la fiction. Il est remarquable que, dans deux des quatre chapitres restants,[x] l’auteur a ajouté la deuxième personne du pluriel au journal de Manuel. — L’utilisation du vouvoiement fait penser à La Modification de Butor et le titre du chapitre, Louvre, indique le même point de départ, Paris, d’un voyage intérieur du narrateur, obligeant en même temps le lecteur à s’identifier au personnage, à vivre avec lui la quête d’un amour qui ne se réalisera pas. L’emploi de la deuxième personne du pluriel n’est cependant pas univoque. La réalité du narrateur ainsi que celle du lecteur se modifie avec l’interprétation du vous.

Peut-être, en choisissant ce pronom, Bénabou souligne-t-il les moments les plus intimes entre Tamara et Manuel. En  n’utilisant plus la deuxième personne du singulier, Bénabou présente Tamara et Manuel comme une unité. Pour quelques instants dans la vie de Manuel le tu (je) devient vous (nous). Il s’agit de moments d’une intimité tout intellectuelle, consacrés à de communes lectures poétiques ou à la contemplation d’œuvres d’art au Louvre. C’est dans ce qui les unit, c’est-à-dire l’art et la littérature, que Manuel cherche des modèles, des solutions pour enfin avouer son amour à Tamara. En vain : « Mais toutes ces pensées partagées ne nous faisaient faire en amour aucun progrès. Comme si un mur continuait à séparer ce monde-là de l’autre. »[xi] Bénabou présente dans Écrire sur Tamara un double échec de son héros : Manuel n’est ni capable d’avouer son amour à Tamara ni d’écrire le Bildungsroman qu’il avait envisagé. Le vous reste fictif, mais comme dans La Modification, un livre futur en sera né.

3. L’amant-narrateur : La Délie réécrite

Si dans son roman précédent, Jette ce livre avant qu’il soit trop tard, Bénabou avait mis en scène deux histoires parallèles (celle de la lecture du livre, mais aussi, moins évidente, celle de son amour pour Sophie)[xii], nous trouvons dans Écrire sur Tamara également deux histoires, avec cependant une différence : cette fois, c’est l’histoire d’amour qui paraît dominer celle de l’écriture. Thomas Klinkert a noté que dans Jette ce livre… l’amour est une allégorie de la lecture, et vice-versa.[xiii] Dans Écrire sur Tamara, la lecture est remplacée par l’écriture : ici, l’amour est une allégorie de l’écriture et vice-versa.

En choisissant comme sujet principal l’amour lié à l’écriture, Bénabou fait revivre la tradition de l’amour courtois. Suivant l’exemple des textes de la fin’amor que l’on peut considérer comme la représentation littéraire ou poétique de l’amour, le héros de Bénabou conçoit l’amour comme une forme d’art, inséparable de la poésie. Pour lui, la déclaration d’amour convenable, qui suit les contraintes formelles et poétiques de l’amour courtois, est plus importante que l’action d’aimer. Ainsi, Écrire sur Tamara devrait être lu « écrire sur Tamara » — plutôt qu’« écrire sur Tamara ». Ce qui paraissait une histoire d’amour pour la femme adorée se révèle comme histoire d’amour pour des mots, pour l’écriture. L’amour pour Tamara et l’amour pour la langue deviennent synonymes. Tamara devient une allégorie de la littérature. Écrire sur Tamara c’est Écrire sur la littérature.

Il n’est pas surprenant que ce soit dans un texte que Manuel voit le moyen de trouver quelqu’un/quelque chose qui pourrait jouer pour lui le rôle de Gallehaut : « Où allais-je le trouver, ce texte qui serait capable de nous servir de révélateur, de médiateur, pour nous mener, comme Paolo et Francesca, jusqu’au baiser, et au-delà ? »[xiv] Manuel ne trouve pas de médiateur. Il ne lui reste qu’à écrire lui-même un tel poème, ce dont il sera pourtant incapable.

Le jeune héros, bloqué par « son incertitude quant aux sentiments de Tamara »[xv] (sentiments dont le lecteur ne sait rien non plus), aspire à l’inaccessible : à Tamara — et, au niveau textuel, après la mort inattendue de sa bien-aimée, à l’écriture sur Tamara. En ce qui concerne Tamara, Manuel s’en rend compte au dernier chapitre (qui est le dernier de son roman ainsi que de celui de Bénabou) quand il se pose la question : « Et si Tamara n’était apparue que pour figurer, aux yeux de tous ceux qui l’avaient approchée, l’idéal, autour duquel on rôde sans pouvoir l’atteindre ? Ou bien encore l’absolu, dont on s’approche sans pouvoir le posséder ? »[xvi]

Auteur oulipien, Bénabou combine les méthodes de l’intertextualité, qui joue un rôle remarquable dans toutes ses œuvres, avec des contraintes littéraires de l’anoulipisme.

Nous proposons d’établir un parallèle entre le roman de Bénabou et l’œuvre de Maurice Scève, Délie — Object de plus haulte vertu, écrit en 1544, qui semble particulièrement avoir inspiré l’auteur oulipien sur ce point.[xvii] L’influence de Scève sur Bénabou se manifeste surtout à travers l’histoire sentimentale du héros masculin. Comme dans Écrire sur Tamara, l’amour du je narratif de Scève pour la femme adorée sert comme métaphore : ici le désir pour Délie, anagramme de l’idée, est une métaphore du désir pour le savoir, le vrai, le sens. Il est impossible de posséder ces idées abstraites, comme il est impossible de posséder la femme idéalisée. D’après Nancy M. Frelick, le lecteur de Délie, « who searches for meaning in the text is made to experience the search for knowledge and meaning for which the love experience stands as a metaphore. »[xviii] Dans Écrire sur Tamara, une quête analogue mène à expérimenter l’écriture et le paradoxe bénabolien. L’objet du désir se transforme en texte après la mort de Tamara.

Si Thomas Hunkeler note que Délie « n’est pas une image de la dame, mais à l’image de la dame ; son but ne consiste pas tant à retracer l’histoire d’une fascination, que dans l’idée de répondre à la fascination de la dame en fascinant celle-ci, et avec elle tous ses lecteurs potentiels »,[xix] dans Écrire sur Tamara, répondre à la fascination de la dame est en même temps le moyen de répondre à la fascination de la littérature.

Et si Tamara, en tant que femme inaccessible, ressemble à Délie, Manuel, le narrateur, ressemble à beaucoup d’égards à l’amant-poète de Scève. Pour les deux héros, leur propre histoire pose des problèmes qu’ils n’arrivent pas à résoudre, ce qui rend difficile une narration linéaire ou chronologique de leur vie. Il en résulte, dans les deux cas, une fragmentation du texte. Comme l’amant-poète dans Délie, Manuel se tourne vers le passé — interrompu par des réflexions au présent — même si ce passé n’est souvent qu’imaginaire.

Nancy M. Frelick, en citant Yuri Lotman, souligne l’importance d’un événement unique pour la création poétique : « The poetic theme does not aspire to be a narrative about some one event among many, but rather a story about the Event, monumental and unique, about the essence of the lyrical world. »[xx] Selon elle, l’Événement dans Délie est clairement le moment traumatique du innamoramento. Dans Écrire sur Tamara, Manuel rencontre Tamara juste au moment où il avait besoin d’un tel Événement : « C’est vrai, Tamara surgissait à point nommé pour me servir de référence, de point fixe, à un moment où je ne savais vers quoi tourner ma vie. »[xxi] La description de cet Événement se trouve dans le deuxième chapitre du roman inachevé de Manuel, qui est le quatrième du livre de Bénabou : « Jamais encore il n’avait rencontré pareille physionomie. Ce qui le frappa d’abord, ce ne fut pas l’évidence tranquille de sa beauté. Un autre trait, qui allait bien au-delà, lui sembla plus remarquable : ce mélange de pureté, de franchise et de bienveillance qui rayonnait d’elle et qui lui imposa, dès le premier regard, la certitude qu’elle devait être chargée de quelque chose d’unique, de sacré. Comme si quelque bienfaisant génie, enfin sensible à ses appels de détresse, avait pris les choses en main, Manuel trouvait soudain devant lui, vivante et réelle, tendant vers lui, dans un geste déjà plein d’une joyeuse familiarité, ses deux mains blanches et fines, celle-là même que, depuis des mois, il désirait voir surgir et qu’il ne s’attendait plus à rencontrer ailleurs que dans son imagination. Elle était l’incarnation précise, scrupuleuse jusqu’au vertige, du plus constant, du plus tenace de ses fantasmes. »[xxii]

Quand Manuel, après des mois de frustration, désillusionné à cause de sa solitude qui « était tellement contraire à [son] idée de Paris »[xxiii] rencontre Tamara pour la première fois, ce n’est pourtant pas une femme de chair et de sang qu’il aperçoit, mais l’incarnation de la pureté, quelque chose de sacré. La présence physique de Tamara est réduite à ses deux mains, que Manuel voit seulement à cause de leur geste. Dans la perception de Manuel, qui attend « les silences qu’elle [Tamara] glisse entre ses phrases»,[xxiv] la voix, pourtant douce et calme, de la femme aimée n’est point retenue, ce sont les«gestes, regards, attitudes, mouvements du corps»[xxv] qu’il enregistre. L’Événement, l’innamoramento, est le prétexte pour la création poétique et l’élément générateur à la fois.

Si Délie est l’histoire de l’impossibilité d’assimiler l’Événement traumatique, Écrire sur Tamara de l’auteur oulipien est en outre l’histoire de l’impossibilité d’écrire sur l’impossibilité d’assimiler l’Événement traumatique.

Déjà dans l’œuvre de Scève, l’amant-poète est « a split subject in the text. It is important to keep in mind, when reading the Délie, that the poetic persona presents himself at once as a character, the Lover, and as a narrator, the Poet. »[xxvi] D’après Frelick, on apprend la situation de l’amant à travers des images évoquées par le texte, des images d’innamoramento, filtrées, tandis que la situation du poète se trouve dans le présent itératif du texte, dans le discours fragmenté qui recompte le moment de fragmentation. Pour Scève comme pour Bénabou, l’amant et le poète/narrateur sont deux aspects de la même personne poétique, pourtant, au niveau textuel, l’on n’arrive pas toujours à les distinguer.

Manuel (âgé) essaye depuis trente ans en vain d’écrire autre chose que des fragments sur Tamara. Il n’est pas capable de créer un livre où tout « est en place : les personnages, les événements, les décors, les sentiments, mais aussi les mots, les phrases, les paragraphes. »[xxvii] Comme le je narrateur dans Délie, Manuel est un sujet divisé, déchiré, « forever caught between his desire (or the image of the desired object) and the impossibility of its fulfillment. […] Just as the Lover is denied access to the object of his desire, the Poet is denied integration through poetry. »[xxviii]

Déjà le titre, Écrire sur Tamara, suggère ce que Hunkeler a mentionné au sujet de Délie  : « Tout le travail du poète consiste alors à rapprocher écriture et réalité jusqu’à ce que les frontières s’estompent, jusqu’au point où Délie sera simultanément femme et fiction, objet à (d)écrire et objet écrit. Aux yeux de Scève, la poésie amoureuse n’est pas un moyen pour approcher la dame, mais pour la rendre présente à travers les mots et les sons. C’est pourquoi sa poésie est intrinsèquement idolâtre : au lieu d’être envisagée comme un moyen de représenter une Délie qui existe ailleurs, l’œuvre sera le seul véritable lieu de son existence. Ailleurs que dans l’œuvre, ailleurs, qu’en tant qu’œuvre, Délie n’existe pas. »[xxix] Quand Manuel se décide finalement à construire son récit en utilisant des pages écrits pendant sa jeunesse, il tente, comme l’amant-poète de Scève, de créer un lieu d’existence pour celle qui ne pourra plus exister ailleurs que dans son texte : « il se jura intérieurement de tout faire […] pour donner à sa jeune morte l’immortalité des héroïnes et des martyres […]. Il s’efforcerait d’inventer les mots et les phrases qui lui restitueraient la plénitude de la vie […]. En même temps, il veillerait à ce qu’elle devienne, pour tous ceux qui ne la connaîtraient qu’à travers lui, un mythe. »[xxx]

Au dernier chapitre, qui est écrit à la troisième personne, nous apprenons la mort de Tamara. Le narrateur n’y a rien ajouté. Après la mort de Tamara, c’est le silence. Un silence de trente ans. En faisant semblant « de publier la dernière œuvre, inachevée, d’un ami mort », Manuel se considère mort comme sa bien-aimée. C’est en écrivant et publiant le roman inachevé, que Manuel renaît et qu’il fait revivre Tamara. Ce qui n’était pas possible en réalité devient possible dans le récit : là, Manuel est pour toujours réuni avec la femme adorée. À travers le texte, Manuel, le narrateur, trouvera la paix et l’unité du moi ce que Manuel, l’amoureux, avait cherché en vain.

En choisissant la réécriture d’une œuvre de la fin’amor comme contrainte littéraire (il y en a d’autres, bien sûr), Marcel Bénabou a surpassé brillamment les chemins usés de l’intertextualité de ses romans précédents.  

4. L’éducation sexuelle : Violetta, la belle connue.

Si Tamara est une apparition, comme l’annonce le titre du chapitre où elle surgit, le deuxième personnage féminin, qui joue un rôle important dans la vie de Manuel, est introduit dans un chapitre qui porte son nom : Violetta. C’est elle qui séduit notre héros timide, c’est à elle que Manuel doit un sens de réalité concernant le féminin. Tandis que Tamara est décrite comme un ange blond — fragile et pâle à cause de sa maladie (ce que Manuel essaye d’ignorer tant il s’occupe de lui-même), Violetta, qui « tranchait violemment sur l’ordinaire »[xxxi] respire la santé: grande, fine, des yeux sombres, de longs cheveux noirs. D’origine française, elle est une « vraie-jeune-fille-de-Paris ».[xxxii] C’est à cause d’elle que Manuel imagine Paris comme un lieu enchanté, comme la « Ville de l’Intelligence et de l’Amour »[xxxiii], la VIA (si on ne prend que des lettres capitales), le chemin à prendre pour échapper à la vie provinciale. Il est frappant que les lettres V, I, A sont les premières et la dernière de VIolettA.[xxxiv] Pour Manuel, Paris (représentant la réalité) et Violetta sont synonymes.

Contrairement à Tamara, Violetta a une voix dans le texte. C’est elle qui prend les choses en main, qui sait quoi faire et où aller pour de longues heures de tête-à-tête. C’est seulement quand Manuel quitte le Maroc et découvre la vie d’étudiant qu’il se rend compte que le Paris de ses rêves n’existe pas. Ignoré par les jolies Parisiennes, frustré à cause du temps grisâtre et de l’humidité insupportable, Manuel se croit abusé, ce qui le prédestine à cet Événement, qui se révélera être une jeune fille russe, Tamara.

L’éducation sentimentale de Manuel, qui se fait donc grâce à deux femmes complémentaires, ressemble — entre autres[xxxv] — à celle de Guinglain, le Bel Inconnu de Renaud de Beaujeu. Il est frappant, d’ailleurs, que l’œuvre de Beaujeu, écrite dans la seconde moitié du XIIe siècle, se singularise aussi par des interventions répétées du narrateur dans le récit et par un inachèvement de l’histoire. « [T]he choice to be made (by Guinglain, by the author) is not only between the two feminine poles of attraction ; it is a choice of genres as well, a choice of literary categories for the text under consideration. »[xxxvi] Dans Écrire sur Tamara, Bénabou choisit également des formes littéraires distinctes : tandis que Tamara est l’objet du désir dans le roman courtois du jeune Manuel, Violetta ne fait partie que du projet amplifié de son Bildungsroman. Comme la voix du narrateur narquois qui critique l’exaltation du jeune romancier, le personnage de Violetta relativise l’amour idolâtrique de Manuel pour Tamara.

L’initiation sexuelle des deux héros, Manuel et Guinglain, se fait en fin d’adolescence par des femmes d’une grande maîtrise intellectuelle. La Belle aux Blanches Mains de Beaujeu a appris les sept art libéraux,[xxxvii] la formation de Violetta dans Écrire sur Tamara l’a faite experte en littérature et en musique. Mais Guinglain ainsi que Manuel, victimes de leur passivité, viennent de subir une première défaite, quand la femme séductrice, au début de leur connaissance, interrompt l’acte sexuel :

« L’initiation sexuelle [de Guinglain] progresse quand la dame se couche sur le héros et commence à l’embrasser. Ces gestes sont accompagnés de propos des plus tendres. C’est à ce moment que la meneuse de jeu interrompt brusquement celui-ci en déclarant qu’aller plus loin hors mariage serait une infamie […] et plante là le héros dans un état fort pénible d’excitation et d’ébahissement »[xxxviii] Violetta a choisi de « pratiquer ce qu’elle avait elle-même baptisé un flirt très poussé »,[xxxix] en s’imposant la contrainte de la virginité, malgré son mépris pour tous ce qu’elle appelle morale bourgeoise. Manuel souffre de ce qu’il considère comme trop ou trop peu.

Ce n’est que plus tard que les deux héros font l’expérience d’une éducation sexuelle complète par ces mêmes femmes. C’est quand Manuel, pour un instant, remet en question la construction du moi romantique parisien[xl]  : « Et, l’espace d’un éclair, tu as cru pour de bon que ta vérité était là, dans ce corps à corps enfin retrouvé avec ton experte complice de jadis, que tout le reste, ce nouveau moi que tu t’es laborieusement construit depuis ton arrivée ici, n’était qu’un inutile et fastidieux détour. »[xli] Même si Manuel se perd toujours dans des rêves idylliques quand il pense à Tamara, qui doit quitter Paris de plus en plus souvent à cause de sa maladie, cette initiation le libéra de son idée trop étroite de l’amour : « c’était l’époque où je multipliais sans vergogne les liaisons d’une nuit, d’une semaine ou d’un mois. »[xlii]

Violetta devient partenaire amoureuse et confidente pour Manuel : « Je ne pouvais oublier qu’elle était la seule personne qui avait connu de très près, et depuis mes années marocaines […] les phases successives de mon évolution. La seule dans les bras de qui je pouvais retrouver […] la continuité de ma vie […] de ma véritable identité. »[xliii] C’est avec Violetta, que Manuel mènera une vie d’après l’exemple du couple Sartre-Beauvoir.[xliv]  

5. Künstlerroman

Dans sa critique d’Écrire sur Tamara, Warren F. Motte voit le roman de Bénabou moins dans la sphère du Bildungsroman que dans celle du Künstlerroman (roman d’artiste).[xlv] Quelles sont donc les caractéristiques du roman d’artiste autres que celle de l’arrivée de l’artiste à maturité ? Dans sa thèse sur le Künstlerroman et la vie urbaine, Max von Hilgers montre entre autre que pour « le roman d’artiste, l’abandon du pays natal familier et le passage de l’ancien à un nouveau milieu de vie ont une signification au niveau narratif. Sans changement d’univers, le conflit classique entre les idées propres et les idées générales de l’intégration du héros dans la société ne se produit pas. Le roman d’artiste au XIXe siècle fait de ce conflit externe un conflit interne ; il dramatise la tension par la rencontre du protagoniste avec la ville. Tandis que d’autres personnages s’adaptent sans difficulté à la vie urbaine, le héros du roman d’artiste manque souvent la capacité d’intégration et d’accommodation. Il s’ensuit un désenchantement inévitable. […] La ville se présente comme un univers hostile à l’art, qui ne laisse pas au peintre ou au poète d’espace suffisant pour son activité. […] La rencontre de l’individu et du monde urbain conduit donc à un conflit personnel qui fait naître un isolement intérieur. »[xlvi]

Ce sentiment d’isolement et d’hostilité urbaine existe également au XXe siècle quand le jeune Manuel quitte son pays natal, le Maroc, pour découvrir la France, Paris. « Paris était tout pour lui : lieu idéal, patrie de l’audace, mélange unique des qualités les plus rares. Là seulement seraient assouvis, dans l’immédiat, ses plus pressants désirs, ceux qu’il osait à peine s’avouer à lui-même ; là seraient aussi réalisés, à plus longue échéance, ses espoirs concernant son futur. »[xlvii] Le vrai Paris cependant n’est pas conforme à ses rêves et sa déception est si grande qu’il lui manque des mots pour la décrire. Il lui faut dix ans, pour tracer quelques mots sur papier de ce qu’il avait refoulé pendant si longtemps. Enfermé comme pensionnaire au lycée Louis-le-Grand, Manuel qui considérait des personnages de romans — comme Gavroche, Marius ou Cosette — comme ses amis, qui croyait que c’était un malentendu du destin de ne pas être été né aux bords de la Seine, commence lentement à se rendre compte qu’il avait toujours vécu dans un monde imaginaire. Entouré d’autres élèves, il se sent seul. Les farces et brimades des anciens élèves le choquent tellement qu’il est incapable d’en parler.

Manuel n’arrive pas à s’acclimater. Et pas seulement au sens premier du mot, même si l’humidité, les journées de pluie qui se succèdent sans cesse, le tourmentent. La solitude est pire. S’il avait imaginé la communauté académique «s’adonnant exclusivement, en un parfait accord, au culte des belles-lettres»[xlviii], il devait se tromper. Paris qui pour lui, l’enfant d’un pays de soleil, était beau et pur, se révèle sombre et grossier. Comme dans le roman d’artiste au XIXe siècle, ce conflit externe, le manque de la capacité d’intégration, se transforme en conflit interne.

Nous avons dit plus haut que l’apparition de Tamara se passe juste au moment où Manuel est le plus désespéré. Paris n’est ni la ville de l’intelligence et de l’amour comme il croyait, ni « une véritable personne, partenaire à part entière dans tout ce qu’il allait entreprendre.»[xlix]. L’Événement traumatique que Manuel, qui se sent trahi par la ville, subit et dont nous avons parlé plus haut, pourrait être aussi le moment de cette déception profonde. Il s’ensuit que la femme Tamara devient ce que Paris n’était plus pour lui : Un être sublime, au-delà de toute misère barbare de la vie quotidienne. En elle, Manuel retrouve la beauté qu’il croyait perdue. Elle est ce que le Paris réel n’était pas. Elle représente le Paris de ses rêves. Ce que Manuel espérait, en vain, de la ville, l’initiation aux arts et aux sciences pour trouver sa propre identité, il retrouve en Tamara : « Comme si c’était autour d’elle seule que pouvait se faire l’unité de ta personne. »[l]

Si nous avons remarqué plus haut que Tamara est une allégorie de la littérature, nous pouvons conclure ici que Tamara est aussi une allégorie de Paris qui, à son tour, est une allégorie de la littérature. Tamara, la femme russe, est la plus petite des trois poupées russes qui s’appellent Littérature, Paris, Tamara.

Tamara est (presque) un homophone de «t’aimera», donc inclut la notion amour en général, ce qui nous tente de proposer la lecture suivante du titre du roman : Écrire sur ce que j’aime.

En présentant des images littéraires ainsi que leur genèse, en évoquant la Délie pas seulement comme femme mais aussi comme œuvre poétique, Marcel Bénabou finit par écrire la rencontre avec son propre soi. Du procédé narratif résulte un processus de connaissance de soi-même, peut-être grâce à son amour pour Tamara qui représente tout ce qu’il aime le plus.

 

 

 

[i][i] Klinkert, Thomas : Marcel Bénabou — Un livre peut en cacher un autre, in Peter Kuon, Ed., OULIPO — POETIQUES, Actes du Colloque de Salzburg, 23–25 avril 1997, Gunter Narr Verlag Tübingen, 1999, 77–94, 81.

[ii] Bénabou avait choisi comme titre pour son troisième roman On écrit toujours le même livre, un titre qui correspond à ses deux premiers livres. Son éditeur a changé ce titre en Jacob, Ménahem et Mimoun. Cf. Motte, Warren : « The Rhetoric of the Impossible » in : SubStance 89, 1999, 4–21, 5.

[iii] Bénabou, Marcel : Écrire sur Tamara, PUF, Paris 2002, 9.

[iv] Cf. Thomas Klinkert, op. cit., 77.

[v] « Vous savez, lecteur, comment on procède dans ce cas : on cherche dans la masse des papiers laissés par le disparu de quoi mieux connaître ses intentions précises ; on retrouve — ou on reconstitue au plus près — le plan de l’ouvrage ; on installe, exactement aux places prévues par l’auteur, les morceaux qui paraissent achevés ; on tente ensuite de caser au mieux ceux auxquels aucune place n’avait encore été assignée ; on rédige enfin les textes de liaison qui paraissent indispensables pour cheminer d’un document à l’autre. Démarche rigoureuse que je vais adopter, mais dont je ne sais si je pourrai la tenir jusqu’au bout. »

Écrire sur Tamara, op. cit., 11.

[vi] Écrire sur Tamara, op. cit., 39.

[vii] Ib. 41.

[viii] Les chapitres II, III, V, VII, X, XII, XIV, XVIII, XX.

[ix] Les chapitres I, IV, VI, VIII, XI, XIII, XVII, XXI, XXII.

[x] Les chapitres XV et XVI.

[xi] Ib. 204.

[xii] Thomas Klinkert voit une parallèle entre Jette ce livre avant qu’il soit trop tard et Se una notte d’inverno un viaggiatore de Calvino : « On voit donc bien comment les deux histoires parallèles, l’histoire de la lecture du livre et l’histoire d’amour avec Sophie, sont en étroit rapport l’une avec l’autre. Ainsi, tout en ayant l’air de raconter uniquement les péripéties d’une histoire de lecture (c’est-à-dire d’une histoire métapoétique). Le texte raconte également une histoire d’amour. En cela, il se rapproche du Calvino de Se una notte d’inverno un viaggiatore qui met en parallèle lui aussi une histoire de lecture et une histoire d’amour, à la différence près que chez Calvino la fin dde l’histoire est positive (le lecteur et la lectrice se marient et continuent leur lecture dans le lit conjugal) tandis que chez Bénabou les deux histoires finissent dans l’échec (Sophie disparaît, emportant le livre, si bien que le mystère ne se dévoilera pas). Dans les deux cas, l’amour est une allégorie de la lecture et vice-versa. Dans les deux cas, les histoires parallèles finissent par se rejoindre et par s’expliquer mutuellement. » Op. cit., 86.

[xiii] Klinkert, op. cit., 86.

[xiv] Écrire sur Tamara, op. cit., 212.

[xv] Ib. 207.

[xvi] Ib. 266.

[xvii] Les textes qui ont eu une influence sur l’écriture de Bénabou sont trop nombreux pour les considérer tous.

[xviii] D’après Nancy M. Frelick, le lecteur de Délie «qui est à la recherche du sens dans le texte, est amené à expérimenter la quête du savoir et du sens, quête pour laquelle l’expérience amoureuse joue le rôle de métaphore.» Frelick, Nancy M. : Délie as Other — Toward a Poetics of Desire in Scève’s Délie, French Forum Publishers, Lexington, Kentucky 1994, 99.

[xix] Hunkeler, Thomas  : Le vif du sens — Corps et poésie selon Maurice Scève, Librairie Droz, Genève 2003, 252.

[xx] Frelick, op. cit., 101.

[xxi] Écrire sur Tamara, op. cit., 78.

[xxii] Ib. 70sq.

[xxiii] Ib. 41.

[xxiv] Écrire sur Tamara, op. cit., 103.

[xxv] Ib.

[xxvi] Frelick, op. cit., 107.

[xxvii] Écrire sur Tamara, op. cit., 9sq.

[xxviii] Frelick, op. cit., 110.

[xxix] Cf. J. Rieu, « Esthétique de l’idolâtrie dans la poésie française du XVle siècle » (d’après Hunkeler, 238).

[xxx] Écrire sur Tamara, op. cit., 267.

[xxxi] Ib. 43.

[xxxii] Ib. 46.

[xxxiii] Ib. 41.

[xxxiv] Le nom de Violetta contient aussi l’idée du viol, peut-être que Manuel se sent violé par la réalité parisienne et par la réalité en général. Le nom de Tamara, cependant, contient l’idée d’amour : Tamara — t’aimerai(s). À cause d’elle, Manuel est finalement capable d’apprécier la vie dans la capitale.

[xxxv] Une analyse complète reste à faire.

[xxxvi] Haidu, Peter : « Realisme, Convention, Fictionality and the Theory of Genres in Le Bel Inconnu », Esprit Créateur, Baton Rouge, LA, Vol. XII. No. 1, Spring 1972, 37-60, 57.

[xxxvii] Cf. Banniard, Michel : «Le Bel Inconnu et les Belles Mystérieuses  : une Éducation sentimentale au XIIIe siècle », in : Gaudard, François-Charles (ed.), L’esprit et les Lettres, PU du Mirail, Toulouse 1999, 41-47. 42.

[xxxviii] Banniard, op. cit., 43.

[xxxix] Écrire sur Tamara, op. cit., 48.

[xl] Ce moi de Manuel n’était devenu possible qu’à cause de son amour pour Tamara.

[xli] Écrire sur Tamara, op. cit., 190.

[xlii] Ib. 248.

[xliii] Ib. 252.

[xliv] Cf. ib. 253.

[xlv] WORLD LITERATURE TODAY : 76 :3-4, Summer/Autumn 2002, 109-110

[xlvi] Max von Hilgers, SPIEGEL, SCHATTEN UND DÄMONEN — Darstellungsformen urbaner Lebenswelt im Künstlerroman zwischen 1780 und 1860. Dissertation et thèse, Université Paris III – Sorbonne Nouvelle, U. F. R. de Littérature générale et comparée in Frankreich, Berlin 2004, 305-307.

[xlvii] Tamara, 21.

[xlviii] Tamara, 25.

[xlix] Ib. 21.

[l] Ib. 101.