On ne peut prétendre parler sérieusement de l’Europe sans remonter aux origines qui, sur ce sujet comme sur bien d’autres, sont particulièrement éclairantes. Je suis donc, tout naturellement, allé voir ce que dit la mythologie grecque sur le personnage féminin à qui notre vieux continent doit son nom. J’y ai appris en gros (car les détails varient d’un auteur à l’autre), que notre héroïne éponyme est la fille d’un roi phénicien (celui de Tyr ou de Sidon, sur la côte du Liban actuel), que sa beauté était telle qu’elle éveilla la convoitise de Zeus, toujours prêt, comme on sait, à se jeter goulûment sur le premier péplum qui passe. Pour arriver à ses fins, il utilisa, comme à son habitude, l’une des ressources que sa qualité éminente de roi des dieux mettait à sa disposotion : son aptitude à se métamorphoser. Ainsi, un jour que la jeune princesse cueillait paisiblement des fleurs avec quelques compagnes sur la plage, près du pâturage où paissait le troupeau de boeufs de son père, Zeus se présente à elle sous la forme d’un magnifique taureau blanc aux longues cornes. Intriguée, elle s’approche de lui. Il se couche à ses pieds. Elle pare ses cornes de guirlandes de fleurs, puis n’hésite pas à lui grimper sur le dos. Le taureau, qui semblait n’attendre que cela, se précipite alors dans la mer avec la jeune fille en croupe et nage jusqu’à l’île de Crète. Là, le dieu reprend sa forme normale et sans plus tarder s’unit, comme on dit pudiquement, à la princesse. De cet accouplement impétueux naîtront trois enfants : Minos, Rhadamante et Sarpédon, qui feront, comme on sait, une belle carrière dans la mythologie comme dans la littérature.
Cette histoire a inspiré bien des poètes depuis l’antiquité, au nombre desquels un au moins s’est intéressé surtout à la dimension adultérine de la chose : c’est Tristan l’Hermite, qui lui consacre un très joli sonnet, intitulé Le ravissement d’Europe[1]. Un sonnet où, me semble-t-il, l’on sent déjà pointer, avec deux bons siècles d’avance, un peu de l’irrévérence à laquelle Offenbach nous a habitués. Je vous laisse le soin d’en juger :
Europe s’appuyant d’une main sur la croupe,
Et se tenant de l’autre aux cornes du Taureau,
Regardoit le rivage & reclamoit sa troupe,
Qui s’affligeoit de voir cet accident nouveau.
Tandis, l’amoureux dieu qui brusloit dedans l’eau,
Fend son jaspe liquide & de ses pieds le coupe
Aussi legerement que peut faire un vaisseau
Qui le vent favorable a droitement en poupe.
Mais Neptune envieux de ce ravissement,
Disoit par moquerie à ce lascif Amant
Dont l' impudique ardeur n' a jamais eu de bornes :
« Inconstant, qu’un sujet ne sçauroit arrester,
« Puis que malgré Junon tu veux avoir des cornes,
« Que ne se resout elle à t’en faire porter ?"
Mais pouvons-nous sérieusement nous contenter de ramener cet épisode de la vie du roi des dieux à une bourgeoise histoire de cornes ? Non, bien entendu. Il en a été pour cette histoire comme pour bien d’autres aventures tout aussi scabreuses (sinon plus) que contient la mythologie grecque, laquelle, chacun le sait, ruisselle littéralement de sang et de sperme. Partant du principe que le texte ne dit pas vraiment ce qu’il dit, et qu’au contraire il veut précisément dire ce qu’il ne dit pas, tout un tas de gens très sérieux, philosophes, moralistes, hommes politiques, se sont beaucoup battu les flancs pour essayer de trouver à ces débordements un sens décent. Et ils y ont réussi au-delà de toute mesure. Tant il est vrai que l’on ne manque jamais, quand on cherche l’allégorie, de la trouver.
Bien des systèmes d’explication ont donc été proposés au fil des âges. Je ne retiendrai ici que ceux qui considèrent que les dieux et leurs aventures amoureuses sont en réalité la transcription de vérités cachées, d’idées morales, philosophiques ou religieuses particulièrement élevées. Système qui ouvre une voie royale aux interprétations les plus inattendues. Avec lui, nous entrons dans le vaste monde de la potentialité, et l’Olympe n’est plus qu’un canton du vaste royaume d’Oulipo. Voici donc quelques unes des grilles de lecture qui ont été appliquées à notre histoire de cornes et de viol.
- La première, la lecture réaliste, est la plus plate : Europe aurait été enlevée non par Zeus déguisé en taureau, mais par un roi, le roi de Crète, dans un navire dont la proue portait l’emblème d’un taureau ; cette médiocre tentative de banalisation ne nous retiendra pas une seconde.
- Un peu plus intéressante est la seconde, la lecture morale : la mésaventure d’Europe aurait été un avertissement aux jeunes filles coquettes qui abandonnent la protection du foyer paternel pour se laisser séduire et emporter vers la vaste mer des vices. Elle est tout juste à bonne à faire sourire dans les pensionnats de jeunes filles.
- Mais la palme revient sans conteste à la dernière, la lecture religieuse. Difficile de passer sous silence un des sommets de cette tradition, atteint à la fin du Moyen Age avec l’Ovide moralisé[2] : dans cet ouvrage imposant, qui ne compte pas moins que 70000 octosyllabes, un usage particulièrement ingénieux de l’allégorie permet de retrouver, en analysant les Métamorphoses, rien de moins que… la totalité de la morale chrétienne[3] ! En effet, ici Europe est censée représenter (déjà !) l’ensemble de l’humanité. L’amour que Jupiter lui porte, c’est donc, tout naturellement, l’amour que Dieu porte à tous les hommes.
- Et cette curieuse métamorphose de Jupiter en taureau ? direz-vous.
- Mais ce n’est qu’une figure de l’incarnation, qui révèle la double nature du Christ.
- Quid alors de la traversée de la mer ?
-Elle correspond, c’est clair, à la passion du Christ mort et ressuscité, l’arrivée en Crète symbolisant l’entrée dans le monde céleste.
Le génie de nos allégoristes et de nos herméneutes ne s’arrête d’ailleurs pas là. Il en est qui présentent l’enlèvement d’Europe comme la métaphore du voyage de l’âme vers un monde meilleur…
J’avoue être personnellement sensible à cette démarche. Dans son souci d’unir étroitement le charnel et le spirituel, n’est-ce pas une manière miraculeusement élégante de réconcilier enfin deux formes d’amour que l’on croyait irréductiblement opposées ? Démarche qui peut être fort utile aujourd’hui. Il nous suffit en effet de la prendre comme modèle pour l’Europe nouvelle, destinée à unir deux blocs qui avaient été trop longtemps séparés.
Mais, après ces interprétations à base chrétienne, naturellement portées par la religiosité médiévale, ont surgi aussi, au XIXème siècle, des interprétations que je me permettrai de qualmifier de laïques. C’est sur une de celles-là que je voudrais finir. Je l’ai trouvée dans un sonnet de Louis Bouilhet, ce cher Louis Bouilhet connu surtout comme un fidèle ami de Flaubert.
EUROPE [4]
Quand, sur le grand taureau, tu fendais les flots bleus,
Vierge phénicienne, Europe toujours belle,
La mer, soumise au Dieu, baisait ton pied rebelle,
Le vent n’osait qu’à peine effleurer tes cheveux !
Un amant plus farouche, un monstre au cou nerveux
T’emporte, maintenant, dans sa course éternelle ;
La rafale, en fureur, te meurtrit de son aile ;
La vague, à ton flanc pur, colle ses plis baveux !
Tes compagnes, de loin, pleurent sur le rivage,
Et, jetant leur prière à l’océan sauvage,
Dans la paix du Passé veulent te retenir.
Mais tu suis, à travers l’immensité sans bornes,
Pâle, et les bras crispés à l’airain de ses cornes,
Ce taureau mugissant qu’on nomme l’Avenir !…
N’est-ce pas une belle image, et que nous pouvons utilement reprendre pour notre usage, que celle de cette nymphe délaissant son passé pour s’agripper à l’avenir ?
[1] Poésies galantes et héroïques de sieur Tristan L’Hermite contenant ses
amours, sa lyre, les plaintes d’Acante, la maison d’Astrée, la belle gueuse, l’aveugle amoureux, les terreurs nocturnes…, Paris, J.-B. Loyson, 1662, p. 57
[2] Ovide moralisé, Verhandelingen der Koninklijke Akademie van Wetenschappen te Amsterdam, Afdeeling Letterkunde, Nieuwe Reeks, t.. 15, 21, 30, 36-37, 43, Amsterdam, 1915-38.
[3] Voir Possamai-Perez, Marylène, L’Ovide moralisé essai d’interprétation, Champion, 2006. (Nouvelle bibliothèque du Moyen âge
[4] Dernières chansons, poésies posthumes de Louis Bouilhet, avec une préface de Gustave Flaubert), Paris, Michel Lévy, 1872