Nous savons bien que si l’Oulipo a eu, à toutes les époques et sous toutes les latitudes, une foule de plagiaires par anticipation, il a eu aussi, et en grand nombre, ce que nous pourrions appeler des détracteurs par anticipation. Nous les avons souvent rencontrés, et nous les rencontrons encore, ce sont tous ceux pour qui les valeurs suprêmes en littérature, et singulièrement en poésie, s’appellent inspiration, émotion, sincérité, authenticité. L’un des plus anciens de cette confrérie se trouve être le poète latin Martial, dont nous avons depuis longtemps signalé l’épigramme typiquement anti-oulipienne, celle où il ose appeler « difficiles nugae » les poèmes écrits sous contrainte
Le texte « anti-oulipien » du poète latin Martial (Epigrammes, II, 86)
Quod nec carmine glorior supin
nec retro lego Sotaden cinaedum,
nusquam Graecula quod recantat echo
nec dictat mihi luculentus Attis
mollem debilitate galliambon,
non sum, Classice, tam malus poeta.
Quid si per gracilis uias petauri
inuitum iubeas subire Ladan ?
Turpe est difficiles habere nugas
et stultus labor est ineptiarum.
Scribat carmina circulis Palaemon,
me raris iuuat auribus placere.
Traduction de H. J. Izaak…
Parce que je ne me vante pas de composer des vers à lire soit dans les deux sens, soit à rebours comme ceux de l’obscène Sotadès ; parce que jamais un misérable écho imité du grec ne redit mes syllabes ; parce que le bel Attis ne me dicte pas des galliambes qu’énerve un rythme boiteux, il ne s’ensuit pas, Classicus, que je sois un si mauvais poète. Songerais-tu à forcer Ladas à courir sur l’étroite pente d’un tremplin ? C’est se discréditer que de
s’adonner à des bagatelles difficiles et il est bien sot, le travail que
coûtent des vétilles. Que Palaemon écrive des poèmes pour les badauds : mon rêve, à moi, c’est de plaire à un petit nombre d’auditeurs d’élite.
… Quelques commentaires :
- Le palindrome « Roma tibi subito motibus ibit amor » aurait été connu de Martial ; en prosodie, ça s’appelait « versus recurrentes ». C’est principalement contre cette mode du palindrome que Martial s’élève
- Sotadès, poète alexandrin du IIIe av. J.-C. auteur de plindromes ; comme les contrepèteries de Luc Etienne, ses anacycliques devenaient obscènes lus de droite à gauche.Connu aussi pour avoir été jeté à la mer dans un cercueil de plomb parce qu’il avait grossièrement insulté Ptolémée II Philadelphedans un poème à l’occasion de son mariage avec Arsinoé,
- Par « écho imité du grec », il faut entendre « versus echoici », vers à rimes internes.
En fait, Martial ne dédaigne pas d’en faire à l’occasion dans ses épigrammes
- Vers galliambe : des Galles, prêtres de Cybèle. Le Galliambe est un vers au rythme plein de mollesse qui se compose de six pieds. Il commence généralement par un anapeste et se termine par un autre anapeste précédé d’un spondée ou d’un dactyle. En poésie latine, sa forme n’est pas clairement définie.
Il peut suivre le modèle suivant :
- anapeste - iambe - dactyle - dactyle/spondée - anapeste
uu —|u — |u — | — // uu |— uu |uu
- Ladas, champion olympique à la course.
- Palaemon, grammairien et slammeur antique, adepte des contraintes dures.
Le recours à la paronymie
On trouve bien entendu quantité de “plagiaires par anticipation” dans l’Antiquité, notamment Martial dans ses Epigrammes. Quelques exemples :
IX, 21 joue sur le couple amare / arare
XI, 18 joue sur le couple praedium / prandium
XII, 81 joue sur le couple alicula (manteau) et alica (sirop) en faisanrt comme si le premier était le diminutif du second
Le recours à la rime interne, ou aux répétitions de syllabes, voire de mots
Il prétend la proscrire dans son épigramme anti-oulipienne (« jamais un misérable écho imité du grec ne redit mes syllabes »)
Mais il n’hésite pas à y faire appel, et à très bon escient
Voir III, 44 ;
XII, 39 (Bellus Sabellus présents à chaque vers du quatrain)
Le poème de zéro mot
- Martial, le premier semble en avoir eu l’intuition, sans parvenir pourtant au concept même.
Souvenons-nous de quelques épigrammes :
Epigrammes, I, 110
Scribere me quereris, Velox, epigrammata longa.
Ipse nihil scribis : tu breviora facis.
Tu me reproches Velox d’écrire de longues épigrammes
Toi-même, tu n’écris rien : tu les fais, toi, trop courtes.
Nihil scribis : ne rien écrire = faire des épigrammes trop courtes
Epigrammes II, 88
Nil recitas et vis, Mamerce, poeta videri
Quidquid vis esto dummodo nil recites
Tu ne donnes jamais lecture de tes vers, Mamercus, et tu veux passer pour poète/
Sois ce que tu voudras, pouvu que tu ne donnes pas de lecture
Personnage qui n’écrit pas et qui veut passer pour poète
Epigrammes, XIV, 10
Non est munera quod putes pusilla
cum donat vacuas poeta chartas
(Ne va pas croire que c’est un mince présent quand un poète offre des feuilles vierges)
Si les feuilles vierges qu’offre un poète ont plus de valeur que des feuilles vierges ordinaires, c’est que précisément elles ont quelque chose en plus : elles portent un message poétique qui est exprimé sans mot.
Annexes
- trad. en vers français par Constant Dubos
Je ne sais ni briller par des vers rétrogrades,
Ni lire à reculons ceux de l’impur Sotades,
Et je me ris des Grecs quand j’entends les échos,
Pour réponse, à leurs vers, rendre leurs derniers mots.
Du délicat Athys, l’énervé galliambe
N’a jamais amolli mon mâle dithyrambe ;
En suis-je moins poète ? en ai-je moins de prix ?
Lada, qui de la course obtient toujours le prix
Voudrait-il s’abaisser à franchir le Pétaure ?
A pâlir sur des riens l’auteur se déshonore ;
Sur des futilités l’esprit se rétrécit,
Et dans des jeux d’enfants s’épuise et s’amortit.
Qu’un autre pour la foule écrive ses ouvrages ;
Moi, des seuls connaisseurs je brigue les suffrages.
3- adaptation de Christian Prigent, Grumeaux n°3, page 270
Je n’ai aucun goût pour le lipogramme
Pour le palindrome et pour l’anagramme.
Il n’est en mes vers rien qui fasse écho
À la gymnastique en style Oulipo
Ou la rhétorique à prise de tête.
Je ne suis pourtant pas mauvais poète.
De jouer l’acrobate ou le magicien
De la prosodie je n’ai nul besoin.
À bricoler ça on radote idiot
Et on sue pour rien à faire un poème.
Va donc si tu veux bluffer les gogos
Moi je parle à ceux qui simplement aiment.
Le texte « anti-oulipien » du poète latin Martial (Epigrammes, II, 86)
Quod nec carmine glorior supin
nec retro lego Sotaden cinaedum,
nusquam Graecula quod recantat echo
nec dictat mihi luculentus Attis
mollem debilitate galliambon,
non sum, Classice, tam malus poeta.
Quid si per gracilis uias petauri
inuitum iubeas subire Ladan ?
Turpe est difficiles habere nugas
et stultus labor est ineptiarum.
Scribat carmina circulis Palaemon,
me raris iuuat auribus placere.
Traduction de H. J. Izaak…
Parce que je ne me vante pas de composer des vers à lire soit dans les deux sens, soit à rebours comme ceux de l’obscène Sotadès ; parce que jamais un misérable écho imité du grec ne redit mes syllabes ; parce que le bel Attis ne me dicte pas des galliambes qu’énerve un rythme boiteux, il ne s’ensuit pas, Classicus, que je sois un si mauvais poète. Songerais-tu à forcer Ladas à courir sur l’étroite pente d’un tremplin ? C’est se discréditer que de
s’adonner à des bagatelles difficiles et il est bien sot, le travail que
coûtent des vétilles. Que Palaemon écrive des poèmes pour les badauds : mon rêve, à moi, c’est de plaire à un petit nombre d’auditeurs d’élite.
… Quelques commentaires :
- Le palindrome « Roma tibi subito motibus ibit amor » aurait été connu de Martial ; en prosodie, ça s’appelait « versus recurrentes ». C’est principalement contre cette mode du palindrome que Martial s’élève
- Sotadès, poète alexandrin du IIIe av. J.-C. auteur de plindromes ; comme les contrepèteries de Luc Etienne, ses anacycliques devenaient obscènes lus de droite à gauche.Connu aussi pour avoir été jeté à la mer dans un cercueil de plomb parce qu’il avait grossièrement insulté Ptolémée II Philadelphedans un poème à l’occasion de son mariage avec Arsinoé,
- Par « écho imité du grec », il faut entendre « versus echoici », vers à rimes internes.
En fait, Martial ne dédaigne pas d’en faire à l’occasion dans ses épigrammes
- Vers galliambe : des Galles, prêtres de Cybèle. Le Galliambe est un vers au rythme plein de mollesse qui se compose de six pieds. Il commence généralement par un anapeste et se termine par un autre anapeste précédé d’un spondée ou d’un dactyle. En poésie latine, sa forme n’est pas clairement définie.
Il peut suivre le modèle suivant :
- anapeste - iambe - dactyle - dactyle/spondée - anapeste
uu —|u — |u — | — // uu |— uu |uu
- Ladas, champion olympique à la course.
- Palaemon, grammairien et slammeur antique, adepte des contraintes dures.
Le recours à la paronymie
On trouve bien entendu quantité de “plagiaires par anticipation” dans l’Antiquité, notamment Martial dans ses Epigrammes. Quelques exemples :
IX, 21 joue sur le couple amare / arare
XI, 18 joue sur le couple praedium / prandium
XII, 81 joue sur le couple alicula (manteau) et alica (sirop) en faisanrt comme si le premier était le diminutif du second
Le recours à la rime interne, ou aux répétitions de syllabes, voire de mots
Il prétend la proscrire dans son épigramme anti-oulipienne (« jamais un misérable écho imité du grec ne redit mes syllabes »)
Mais il n’hésite pas à y faire appel, et à très bon escient
Voir III, 44 ;
XII, 39 (Bellus Sabellus présents à chaque vers du quatrain)
Le poème de zéro mot
- Martial, le premier semble en avoir eu l’intuition, sans parvenir pourtant au concept même.
Souvenons-nous de quelques épigrammes :
Epigrammes, I, 110
Scribere me quereris, Velox, epigrammata longa.
Ipse nihil scribis : tu breviora facis.
Tu me reproches Velox d’écrire de longues épigrammes
Toi-même, tu n’écris rien : tu les fais, toi, trop courtes.
Nihil scribis : ne rien écrire = faire des épigrammes trop courtes
Epigrammes II, 88
Nil recitas et vis, Mamerce, poeta videri
Quidquid vis esto dummodo nil recites
Tu ne donnes jamais lecture de tes vers, Mamercus, et tu veux passer pour poète/
Sois ce que tu voudras, pouvu que tu ne donnes pas de lecture
Personnage qui n’écrit pas et qui veut passer pour poète
Epigrammes, XIV, 10
Non est munera quod putes pusilla
cum donat vacuas poeta chartas
(Ne va pas croire que c’est un mince présent quand un poète offre des feuilles vierges)
Si les feuilles vierges qu’offre un poète ont plus de valeur que des feuilles vierges ordinaires, c’est que précisément elles ont quelque chose en plus : elles portent un message poétique qui est exprimé sans mot.
Annexes
- trad. en vers français par Constant Dubos
Je ne sais ni briller par des vers rétrogrades,
Ni lire à reculons ceux de l’impur Sotades,
Et je me ris des Grecs quand j’entends les échos,
Pour réponse, à leurs vers, rendre leurs derniers mots.
Du délicat Athys, l’énervé galliambe
N’a jamais amolli mon mâle dithyrambe ;
En suis-je moins poète ? en ai-je moins de prix ?
Lada, qui de la course obtient toujours le prix
Voudrait-il s’abaisser à franchir le Pétaure ?
A pâlir sur des riens l’auteur se déshonore ;
Sur des futilités l’esprit se rétrécit,
Et dans des jeux d’enfants s’épuise et s’amortit.
Qu’un autre pour la foule écrive ses ouvrages ;
Moi, des seuls connaisseurs je brigue les suffrages.
3- adaptation de Christian Prigent, Grumeaux n°3, page 270
Je n’ai aucun goût pour le lipogramme
Pour le palindrome et pour l’anagramme.
Il n’est en mes vers rien qui fasse écho
À la gymnastique en style Oulipo
Ou la rhétorique à prise de tête.
Je ne suis pourtant pas mauvais poète.
De jouer l’acrobate ou le magicien
De la prosodie je n’ai nul besoin.
À bricoler ça on radote idiot
Et on sue pour rien à faire un poème.
Va donc si tu veux bluffer les gogos
Moi je parle à ceux qui simplement aiment.