Michèle Audin

Tu te souviens du Chalet du Parc ?
Oui, immense sorte de refuge, avec coca-cola, gobelets en carton et parking (stationnement, dit-on là-bas), en haut du Mont-Royal ; et toi de la vue ?
Oui, Montréal blanche et glacée, propre, étincelante, cette immensité (là, il faut l’accent); et toi de l’escalier ?
Oui, un long escalier en bois, pour redescendre vers la ville, bon, ça marche aussi pour monter, l’impression d’être sur un tremplin de saut à ski ; et toi de la côte Sainte-Catherine ?
Oui, j’ai beaucoup marché à Montréal, même sous la neige.

Tu te souviens de la bibliothèque municipale, à Outremont ?
Oui, et toi des albums de Mimi Cracra ?
Oui, et toi des balançoires ?
Oui, et toi de la garderie ?
Oui, et que Lucia y avait pris l’accent haïtien.

Tu te souviens du vent sur l’avenue Bernard (il faudrait dire « sur Bernard »)?
Oui, les passants d’en face, l’air joyeux, et ceux dans le même sens que nous, crispés, et l’inverse en revenant ; et toi du dégel ?
Lequel ?
Tu te souviens des crottes de chien ?
Oui, six mois de crottes de chien qui réapparaissent d’un coup, moins étincelante, la ville… Tu te souviens du printemps ?
Oui, un jour il s’est mis à faire 30°, les arbres n’avaient même pas eu le temps de penser à faire des bourgeons.

Tu te souviens des informations à la radio le matin ?
Oui, les problèmes constitutionnels (ce qui se prononce conssssionnel); et toi de la météo ?
Oui. Alors répète-moi Abitibi-Temiscamingue.
J’ai un peu perdu l’accent. Tu te souviens du métro ?
Oui, et toi de l’autobus 80 ?
Oui, et toi qu’il avait un arrêt avant chaque feu, ce qui fait qu’il s’arrêtait, de toute façon, à tous les feux ?

Ici nous pourrions faire une longue liste de j’aime/je n’aime pas, et même plusieurs listes, puisque ce ne sont pas les mêmes choses que Guglielmo et Fiordiligi aiment, et surtout n’aiment pas, à Montréal. Aucun des deux n’aime les immenses centres commerciaux souterrains, mais il faut dire que Guglielmo n’aime pas la ville, moche, dit-il, aucun alignement, tous ces styles ou toutes ces absences de style, juxtaposées, n’importe qui construit n’importe quoi n’importe où n’importe comment : c’est la libre Amérique. Fiordiligi aimait Montréal, elle l’aimait tant qu’elle y a emmené Guglielmo et Lucia, trois mois d’une interminable fin d’hiver. Énumérer les détails serait fastidieux.

Mais j’aurais aimé parler du froid, du jour où je suis sortie tôt pour avoir le temps d’aller à pied, j’avais vu qu’il faisait -23°, j’étais bien couverte, j’avais déjà fait ça. Sauf qu’il y avait du vent, ce fameux vent. Je suis entrée dans le métro sans hésiter. J’aurais aimé parler du Saint-Laurent, du cadre, de l’impression d’espace. Pas de la provincialisation galopante de la ville.

Je me souviens de places qui devenaient des patinoires en hiver, le Carré Saint-Louis (ici carré = square, ce qui n’empêche pas la place d’être rectangulaire). Je me souviens du premier matin de mon premier séjour à Montréal, j’étais sortie avec les cheveux mouillés… depuis, le shampooing est une activité du soir. Je me souviens des « viandes fumées » et de la cabane à sucre. Je me souviens du ski au Mont-Tremblant. Je me souviens des écureuils, sympathiques rats américains, et des chouettes nichant sur un grand magasin de la rue Sainte-Catherine. Je me souviens des bagels à trois heures du matin. Je me souviens des inscriptions sur les pierres tombales, jamais tant ressenti à quel point le Canada est un pays d’immigration. Je me souviens que ces docks chics ont été des zones industrielles.

Tu ne parles pas de la loi 101 ?
Non.
Vraiment ?
Non. Peut-être à propos de Québec. Ou même de Toronto. D’ici là, j’aurai peut-être oublié.
 
11 novembre 2014
(à suivre)

PS. Il y a une légende de l’illustration dans le post-scriptum de la page images.