Michèle Audin

C’est le 27 juin 2011 et il n’est pas loin de cinq heures du soir.

Les personnages du grand tableau noir et blanc hurlent en silence. Dans le jardin, l’ombre est douce, tiède, odorante. À quelques centaines de mètres de là, un peintre contemple ses œuvres sur le mur de la grande salle ovale, vide aujourd’hui, et profite de sa solitude pour sourire du plaisir que lui procure sa gloire. Dans le film, au deuxième étage du bâtiment qui entoure le jardin, la foule enthousiaste tend le bras pour acclamer les hommes, femmes et enfants en uniformes qui défilent, bras tendu eux aussi. Un spectateur scrute les jeunes visages en se demandant peut-être si l’un des garçons ne ressemble pas à son grand-père, mort l’année dernière sans avoir raconté son histoire. Immobile et droite dans sa trop belle robe à panier, la fillette blonde regarde ses parents qui prient au fond de la salle ovale et se demande pourquoi ils se tournent légèrement le dos.

C’est le 27 juin 2011 et il sera bientôt cinq heures du soir.

Comme il le fait depuis plus de trois cent cinquante ans, malgré les agacements du nain, le chien, car il y a un chien sur le tableau, garde les yeux fermés, à quoi bon les ouvrir un jour où il n’y a personne à regarder ? Devant les visiteurs qui se succèdent au deuxième étage, seuls ou en groupe, la jument hurle, elle aussi ; sa bouche et sa langue ont été peintes de façon telle que l’on entend la stridence de son hennissement. Il y a eu beaucoup de guerres dans l’histoire du pays, comme celles grâce auxquelles l’autre musée possède tous ces tableaux de maîtres flamands ; au deuxième plan, derrière la cabane où les rois mages ont déposé leurs présents, devant le moulin à vent, deux armées à cheval vont s’affronter ; la mort triomphante, avec sa faux, est montée, elle aussi, sur un cheval, un cheval roux ; au point que, plus tard, lorsque Velasquez a fait son portrait, le dieu Mars était fatigué, mélancolique, peut-être parce qu’il se savait dépassé. Dans le jardin, les écailles jaunes et rouges du mobile Carmen ont suspendu leur mouvement, les jets d’eau cristallins couvrent délicatement le bruit des conversations et des téléphones. Au deuxième étage, les immeubles et les fontaines s’écroulent sous les bombes et le regard blasé des spectateurs. Le peintre avait cinquante-sept ans lorsqu’il s’est peint, on dit, mais on a dit et écrit tant de choses sur ce tableau, on dit qu’il n’avait pas encore sur sa poitrine la grande croix, la décoration, dont il était si fier qu’il l’a rajoutée trois ans plus tard.

C’est le 27 juin 2011 et il est près de cinq heures du soir.

À l’âge de vingt ans, il était déjà dans une de ses œuvres, à la manière des peintres de la Renaissance, en roi mage imberbe, il a mis aussi dans le tableau son beau-père, qui était son maître en peinture, en roi barbu, les mains vigoureuses de son épouse autour de sa fille bébé qu’il a représentée en enfant Jésus, car la moitié des bambini présentés par les madone des peintures sont des filles. Au deuxième étage, dans une des salles 206, des femmes et des hommes, dont l’un porte un bébé enveloppé dans une couverture, courent sur une place en regardant le ciel. En se retournant, les spectateurs du film peuvent voir la femme avec son enfant mort, qui hurle elle aussi, sur la gauche du grand tableau. Dans le jardin, les bouches impassibles qui crachent paisiblement les jets d’eau des fontaines ont été sculptées au XVIIe. Au rez-de-chaussée du musée du Prado, la lanterne illumine les corps ensanglantés, encore vivants, déjà morts, des fusillés madrilènes du 3 mai 1808, car, bien que Mars ait été épuisé, les guerres continuaient.

C’est le 27 juin 2011 et il est presque cinq heures du soir.

Le 26 avril 1937, un lundi comme aujourd’hui et jour de marché, entre quatre heures et demie et six heures de l’après-midi, pour la toute première fois dans l’histoire, des avions bombardèrent, sans aucun objectif militaire, une ville et sa population. En mai 1937, le peintre, installé à Paris sur les lieux-mêmes où Balzac avait situé le Chef d’œuvre inconnu, a poussé les hurlements de ses visages contre l’horreur de ce bombardement. Dans le jardin entrent, se promènent, se reposent, des hommes et des femmes qui viennent de regarder le tableau, avec leurs appareils photographiques, bouteilles d’eau, guides, téléphones, audioguides, gobelets de carton, odeur de café international, tee-shirts « Venezia », la mondialisation, qui me fait me souvenir de la première fois que j’ai vu ce tableau, dans un autre musée, une autre ville, un autre pays, un autre siècle. Dans la grande salle ovale, au musée du Prado, le couple sombre, elle en deuil, ou habillée en religieuse, lui pas, derrière les nains et le chien, restera pour moi un petit mystère. Sur le grand tableau, un oiseau noir, qui est peut-être une colombe blanche plongée dans l’obscurité de cette terreur, crie lui aussi vers le ciel. De l’autre côté, car dans ce musée, les films sont exposés ainsi que des tableaux, les survivants alignent des petits cercueils d’enfants.

C’est le 27 juin 2011 et il sera dans un instant cinq heures du soir.

Au quatrième étage, un autre film montre des cadavres sans cercueils, des têtes, des corps décharnés, des membres, des cheveux, de la peau, et l’herbe étincelante déjà qui repousse autour des blocks. Après celle, très réussie, du bombardement aérien, les expériences menées par le régime nazi ont continué avec encore plus de succès. Il y a seulement six fragments d’êtres humains et trois animaux sur le grand tableau. Le peintre allemand Albrecht Dürer s’est représenté lui-même, seul, à l’âge de vingt-six ans, à Nuremberg, avec un paysage de montagne, dans la fenêtre à sa gauche, mais le plus étonnant de ce tableau n’est pas la réussite de cette composition, ni même la beauté paisible du modèle avec ses longs cheveux blonds, le plus étonnant de ce tableau, que j’ai regardé hier et que j’irai revoir demain, c’est la façon dont l’artiste a peint ses propres mains, croisées, immobiles, et gantées de blanc ; cent cinquante ans plus tard, le peintre Diego Velasquez, lorsqu’il s’est placé dans las Meninas, a choisi de donner à voir, non seulement son statut social, mais aussi son travail, ses mains actives, même si leur geste est arrêté, la droite maniant le pinceau, même si suspendue au regard, et la gauche la palette.  Sur le tableau de Velasquez, le miroir dans lequel s’encadrent les visages de la reine, à gauche, et du roi, à droite, ne réfléchit pas leurs portraits, disposés au fond de la grande salle ovale, symétriquement par rapport à l’entrée de la salle 27. Dans le jardin, je pense à la suite de ma visite, je vais remonter voir le grand tableau et les autres peintures du deuxième étage, aller voir ce qui se passe au quatrième, et demain mardi le Prado sera ouvert et je pourrai y retourner.

Es el 27 de junio 2011, a las cinco de la tarde.

Dans le jardin du Museo de la Reina Sofía, à Madrid, je tente de me remémorer le llanto de Federico García Lorca, la mort, à cinq heures de l’après-midi, du torero Ignacio Sánchez Mejías : le temps s’est immobilisé. Au deuxième étage, dans le film documentaire français, les Républicains espagnols continuent à combattre. En arrière-plan, le chambellan a ouvert une porte et, dans son rectangle lumineux, contemple la scène et la salle vide, et c’est la satisfaction de cette idée qu’il a eue, de ce point de fuite derrière son dos, et de l’encre qu’elle a fait couler, qui fait sourire le peintre. Quarante-quatre ans après sa fabrication, le grand tableau a pu voyager pour se montrer, s’installer dans ce pays ; il est douteux qu’aujourd’hui, trente ans plus tard, alors que, pas très loin de là, à la Puerta del Sol, quelques indignés campent encore, les petits-enfants des personnages du film, qui se pressent pour regarder le célèbre chef-d’œuvre, aient appris que l’histoire aussi est une arme chargée de futur. Lorsqu’il a réinventé, à son tour, les Ménines, Picasso a représenté, symbolisé le peintre, par la croix rouge de sa décoration, mais je ne sais pas s’il s’est peint lui-même sous ses traits ; j’ai déjà vu ces tableaux, mais ils sont malheureusement loin d’ici. Dans le grand tableau noir et blanc qu’il a peint après le bombardement de Guernica par la légion Condor, outre les femmes, le cheval et l’oiseau, outre la lampe et la chandelle, Picasso, qui travaillait alors sur des images de la tauromachie, a placé un taureau ¡Y el toro solo corazón arriba ! dans sa peinture la narration est devenue lyrique, la peinture est un instrument de guerre, offensive et défensive, a-t-il dit, c’était en mars 1945 – comme la poésie.

 
écrit le 21 juin 2011 dans le jardin du musée Reina Sofía
avec, par ordre d’entrée en scène
Guernica, de Picasso, 1937, musée Reina Sofía
las Meninas, de Velasquez, 1657, musée du Prado
Espagne 1936, de Le Chanois et Buñuel, 1937, musée Reina Sofía
l’Adoration des mages, de Bosch, 1510, musée du Prado
le Triomphe de la mort, de Brueghel, 1652, musée du Prado
Repos de Mars, de Velasquez, 1640, musée du Prado
Carmen, de Calder, jardin du musée Reina Sofía
l’Adoration des mages, de Velasquez, 1619, musée du Prado
el Tres de Mayo, de Goya, 1812, musée du Prado
Nuit et brouillard, d’Alain Resnais, 1955, musée Reina Sofía
las Meninas, de Picasso, 1957, musée Picasso de Barcelone
Autoportrait de Dürer, 1498, musée du Prado

14 octobre 2014
(à suivre)

PS. Il y a une légende de l’illustration dans le post-scriptum de la page images.

Contraintes suivies: 

A l’origine, la sextine inventée au XIII e siècle par le troubadour Arnaut Daniel. Adoptée par Dante et Pétrarque, elle a été employée, jusqu’à nos jours par de nombreux poètes. On choisit d’abord…